Heiner Müller, Conversations (1975–1995)

Force de crise

Les Edi­tions de Minuit ont publié en fran­çais les pièces majeures de Hei­ner Mül­ler (Hamlet-Machine, La Bataille, La Dépla­cée, Ger­ma­nia Mort à Ber­lin et bien d’autres textes). Ces “conver­sa­tions” s’inscrivent logi­que­ment dans leur suite. Elles couvrent les 20 der­nières années de la vie de l’auteur au moment où il atteint une recon­nais­sance inter­na­tio­nale en par­ti­cu­lier en France et aux USA.
Cer­taines conver­sa­tions peuvent paraître abs­conses à qui connaît peu l’histoire du théâtre comme celle de la RDA. Néan­moins, elles per­mettent de com­prendre l’importance d’une oeuvre qui, pour beau­coup, est le pen­dant de celle de Brecht. Jourd­heuil met d’ailleurs les deux dra­ma­turges au fir­ma­ment du théâtre du XXème siècle (avec celle de Jean Genet et Beckett). Celle de ce der­nier paraît pour autant bien supé­rieure aux trois autres.

Ecri­vain “offi­ciel” d’Allemagne de l’Est, Mül­ler est bien­tôt exclu de l’Union des Ecri­vains (dès 1961). Mais il s’était déjà assuré une cer­taine noto­riété intel­lec­tuelle et poli­tique. Dès ses pre­miers suc­cès intra-muros, le dra­ma­turge en pro­fite pour révi­ser la “situa­tion” (en sens sar­trien) de l’oeuvre de Brecht qu’il veut sor­tir à tout prix d’une esthé­tique cano­nique où, mal­gré tout, elle s’était prise les pieds ( si on en excepte, comme le fait Mül­ler, les expé­ri­men­ta­tions inache­vées).
Ce der­nier comme ses amis sous-estimèrent le vent de pro­tes­ta­tion qui s’empara de le RDA et condui­sit à la des­truc­tion du Mur de Ber­lin. L’auteur par­ti­cipa à ce mou­ve­ment plus en sui­veur qu’en acteur mais ses oeuvres pré­cé­dentes purent “par­ler” pour lui. Emporté par la spi­rale du suc­cès il écrit après la chute du mur des poèmes et ne se risque pra­ti­que­ment plus à écrire pour le théâtre comme s’il avait désor­mais perdu pied. Il se contente à la fin de sa vie de ras­sem­bler ses sou­ve­nirs et ses divers inter­views néces­saires — entre autres — à une ultime pièce secon­daire Ger­ma­nia 3 Les Spectres de Mort-homme.

Exposé au séisme du nou­vel ordre poli­tique, l’auteur tente de sur­na­ger dans ses ques­tions récur­rentes : trans­for­ma­tion de l’occident, passé nazi et post­mo­der­nité ram­pante, per­ma­nence des éner­gies cri­mi­nelles, créa­tion artis­tique, puis­sance des nou­veaux moyens de dif­fu­sion et réuni­fi­ca­tion de l’Allemagne bien sûr.
L’oeuvre reste mar­quée par l’influence de Wal­ter Ben­ja­min. Elle lui per­mit de se sous­traire à la ten­ta­tion de l’orthodoxie mar­xiste pure et dure, de creu­ser de nou­velles voies et de s’ouvrir à des artistes “bour­geois” (Bau­de­laire, les Sur­réa­listes par exemple).Cette influence majeure lui per­met de “quit­ter” un cer­tain mar­xisme pour une nou­velle idéo­lo­gie mes­sia­nique plus indé­pen­dante, en rup­ture avec une cer­taine idée de la lit­té­ra­ture et de l’art. Elle donne à son oeuvre un relief particulier.

Ce livre suit l’œuvre au sein de son évo­lu­tion. Elle l’ouvre, en dépit de cer­taines pesan­teurs, à une durée. Par-delà la mort de l’écrivain, son théâtre garde une force de crise. Elle nous parle encore. Plus peut-être que celle de Brecht dont il fut en quelque sorte l’héritier. Mül­ler regarde — par­fois avec luci­dité, par­fois en des jus­ti­fi­ca­tions pro-domo — le temps parmi les fluc­tua­tions de ses images théâ­trales et leurs oscillations.

jean-paul gavard-perret

Hei­ner Mül­ler, Conver­sa­tions (1975–1995), édi­tion pré­pa­rée et pré­sen­tée par Jean Joud­heuil, trad. de l’allemand par J-Louis Bes­son, J-Pierre Morel & Jourd­heuil, Edi­tions de Minuit, Paris, 2019, 368 p. — 29,00 €.

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