James Lovegrove, Days

Dysto­pie asthé­nique et apa­thie contestataire

De toutes les célé­bra­tions humaines du sol­stice d’hiver, des Satur­nales à Yule en pas­sant par Sol invic­tus, notre société capi­ta­liste mon­dia­li­sée n’aura ins­ti­tu­tion­na­lisé qu’une image patriar­cale et mer­can­tile, trans­for­mant Saint Nico­las en ce gen­til père Noël qui dis­tri­bue les cadeaux en des­cen­dant par les che­mi­nées des chau­mières, quand bien même elles en sont dépour­vues – pouvons-nous l’imaginer y péné­trer en douce par un autre accès, par les conduits d’aération comme les méchants microbes d’une arme bac­té­rio­lo­gique, peut-être ?
Voici que s’achève bien­tôt l’épidémie des achats de Noël, avant que ne débute celle des soldes d’hiver, tan­dis que quelques irré­duc­tibles “gau­lois réfrac­taires” per­sistent à se mobi­li­ser dans le froid hiver­nal pour, si l’on en croit les médias, plus de “pou­voir d’achat”. Homo Œco­no­mi­cus à l’apogée de son règne : son seul pou­voir étant d’acheter, est-il seule­ment conce­vable pour les élites que le peuple ait une autre reven­di­ca­tion ? Aussi, il n’y a pas de moment plus pro­pice que cet hiver 2018 pour lire Days, avec l’espoir fou d’exorciser le démon Com­merce, psal­mo­diant Vade Retro Mer­ca­tus sur fond dis­so­nant de clochettes.

Marchant non loin de la route tra­cée par Phi­lippe Cur­val (Cette chère huma­nité, 1976) en chan­ton­nant La com­plainte du pro­grès de Boris Vian, Love­grove ima­gine une société où chaque citoyen n’aurait plus que le pou­voir d’achat comme but exis­ten­tiel. À moins d’être un nanti par héré­dité, les tra­vailleurs dési­reux d’élever leur rang social sont condam­nés à ache­ter un sésame pour le palace com­mer­cial du coin : une carte de cré­dit de cou­leur dif­fé­rente selon le revenu que leur labeur aura per­mis d’économiser.
Et le nar­ra­teur d’inviter ainsi son lec­teur à décou­vrir le décor, et son envers, de “Days”, gigas­tore épo­nyme, le temps d’une jour­née chro­no­mé­trée de l’aube au cré­pus­cule, par l’intermédiaire d’un couple de consom­ma­teurs néo­phytes, un employé usé et la fra­trie qui gère l’entreprise familiale.

Si l’idée est sédui­sante en ce qu’elle aurait pu être plei­ne­ment exploi­tée en tant que dys­to­pie ou satire, le résul­tat final est une oeuvre timo­rée que l’on pourra seule­ment cata­lo­guer de “bri­tan­nique”, assu­mant la conno­ta­tion cari­ca­tu­rale de cette éti­quette. Pour com­men­cer, l’écriture est propre au style des auteurs d’Outre-Manche : une nar­ra­tion élé­gante et sou­te­nue, de belles des­crip­tions qui ins­tallent les décors avec jus­tesse et l’emploi de mots vieillis, inusi­tés dans la vie quo­ti­dienne, ainsi que bon nombre d’expression bigotes.
L’auteur trans­pose son style d’écriture sur tous ses per­son­nages sans dif­fé­ren­cia­tion, lais­sant croire au lec­teur fran­çais que les Anglais res­tent polis et tem­pé­rés en toute cir­cons­tance et ne s’octroient que quelques jurons reli­gieux du XIXe siècle comme incar­tade ver­bale. Mal­heu­reu­se­ment, ce choix d’écriture rend le tout plu­tôt mono­corde et étran­ge­ment dis­cor­dant. En effet, le ton rai­son­nable tranche avec l’univers ima­giné par Love­grove, lequel pro­cède quant à lui d’une exa­gé­ra­tion pous­sant jusqu’à l’absurdité effrayante. On notera d’ailleurs que les éclair­cis­se­ments rela­tifs à ce micro­cosme, somme toute pas très inor­di­naire, ainsi qu’aux élé­ments bio­gra­phiques des quelques per­son­nages, sont pro­gres­si­ve­ment don­nés au moment le plus oppor­tun, assu­rant ainsi une lec­ture fluide et cohérente.,

De la même manière, la psy­cho­lo­gie des per­son­nages est fine­ment mise en pers­pec­tive au moment pro­pice et leur illus­tra­tion est per­ti­nente, telle qu’est brillam­ment res­ti­tuée, par exemple, la para­noïa alcoo­lique de Sonny, refu­sant un sevrage de quelques heures. Cepen­dant, même parmi les per­son­nages les plus alié­nés par leur tra­vail, tous font montre d’une grande rete­nue. Mlle Dal­lo­way, res­pon­sable du “rayon Livres”, gou­rou de ses subal­ternes et fabri­cante de bombe arti­sa­nale, a une folie toute réflé­chie qui ne cor­res­pon­drait même pas aux cri­tères “bor­der­line” du DSM-IV.
Le per­son­nage de Franck Hubble, l’excellentissime super-vigile de Days, passé grand maître de l’incognito au point de ne plus aper­ce­voir son propre reflet, ne peut s’empêcher d’être un employé très confor­miste. Et le nar­ra­teur peut pro­mettre au lec­teur que ce per­son­nage est en plein burn out, bien décidé au matin à rendre son uni­forme flo­qué du logo de l’entreprise sans pré­avis (après quand même une ultime jour­née de labeur parce qu’il ne fau­drait pas abu­ser non plus), l’intéressé n’apparaît mal­gré tout pas si épuisé que ça puisqu’il s’évertue à accom­plir son devoir envers et contre tout, même hors ser­vice et même si cela doit lui en coû­ter la vie…

Le lec­teur n’aura même pas le loi­sir de se convaincre que la faute en revient à la machine capi­ta­liste qui, par le mar­tè­le­ment d’objectifs visant une pro­duc­ti­vité expo­nen­tielle, conduit les employés à incor­po­rer l’abnégation en faveur de l’entreprise, à l’image des biens réels Karō­shi [1], dans la mesure où Hubble per­siste de son propre chef, igno­rant les conseils de son supé­rieur de lâcher un peu de lest.

Les deux autres intrigues ne sont pas très pal­pi­tantes : accé­der au rang de consom­ma­teur en se prê­tant comme les autres aux règles pul­sion­nelles des achats com­pul­sifs et assu­rer la per­sis­tance de l’Heptarchie consti­tuée par la fra­trie, cha­cun étant une incar­na­tion nomi­nale d’un jour de la semaine, sur le centre com­mer­cial. Love­grove a bien essayé de décan­ter la pau­vreté de ses his­toires par quelques péri­pé­ties sor­tant de l’ordinaire, en se gar­dant bien tou­te­fois d’atteindre un rocam­bo­lesque qui aurait pu être com­pris comme bri­tan­ni­que­ment déme­suré.
Il nous sert ainsi la des­crip­tion d’une sur­vie à une “vente flash” par­ti­cu­liè­re­ment dan­ge­reuse ; deux ten­ta­tives de vols à l’étalage ; une errance dans quelques rayons lou­foques ou glauques ; une bagarre inter­rom­pue avec deux repré­sen­tants de la faune locale – espèce toute endo­gène de cha­lands ; un conflit armé entre les rayons “Infor­ma­tique” et “Livres” ; pour finir par un sacri­fice humain per­met­tant d’épancher d’anciens res­sen­ti­ments tout en résol­vant par la même occa­sion une non-conformité fraternelle.

Ce qui cha­grine ce n’est pas seule­ment la faible exa­gé­ra­tion affli­geante des aven­tures du gigas­tore, mais le fait que ces der­nières ne sont jamais mises en pers­pec­tive. Elles ne servent aucune hypo­thèse, aucun argu­men­taire : auto­suf­fi­santes, elles ne disent rien d’autre qu’une his­toire fina­le­ment très proche de notre réa­lité. C’est pré­ci­sé­ment pour­quoi Days n’est ni une dys­to­pie, ni une satire.
Love­grove ne fait qu’effleurer cer­taines carac­té­ris­tiques alié­nantes du monde de l’entreprise comme du capi­ta­lisme en géné­ral. L’exemple le plus fla­grant est l’omniprésence du gigas­tore dans la vie des sala­riés et des citoyens et, para­doxa­le­ment, son carac­tère pro­fon­dé­ment anti­so­cial, que ce soit dans les pul­sions des­truc­trices que ses “ventes flash” sus­citent, aussi bien que dans sa jus­tice assu­rée par la milice que forment les “Fan­tômes” comme Franck Hubble.

À ce titre, le lec­teur fran­çais peut être ras­suré : les ten­ta­tives de vols à l’étalage tels qu’ils sont décrits dans Days seraient impos­sibles à maté­ria­li­ser sui­vant les termes de notre Code Pénal actuel. De même les arres­ta­tions, déten­tions et inter­ro­ga­toires menés par le gigas­tore consti­tue­raient le délit prévu à l’alinéa 3 de l’article 224–1 du Code Pénal. Et enfin, Hubble serait pour­sui­vit pour homi­cide volon­taire en cours d’assise et aucun avo­cat n’aurait la sot­tise d’invoquer la légi­time défense des biens comme cause d’impunité jus­ti­fiant un tir mor­tel par arme à feu à la suite d’un vol.
Pour­tant, l’histoire serait plau­sible dans un monde ima­gi­naire où un centre com­mer­cial est rendu tout puis­sant dans la ges­tion secrète de ses affaires. Cette vision cau­che­mar­desque, si elle est fine­ment étayée dans une oeuvre lit­té­raire, per­met de nom­breux et forts inté­res­sants paral­lèles avec notre société actuelle. Mais Love­grove n’en fait rien…

De même, cette pro­pen­sion à se trou­ver hors du social tout en agis­sant direc­te­ment sur la société est la carac­té­ris­tique fon­da­men­tale prise par l’économie dans nos socié­tés contem­po­raines : en lais­sant le sys­tème social être sup­planté par le sys­tème éco­no­mique, l’économie est deve­nue une archi­tec­ture auto­nome qui a désor­mais voca­tion de struc­tu­rer la société, et non l’inverse comme c’était le cas pour tous les socié­tés humaines avant l’avènement du capi­ta­lisme.
Mais, là encore, Love­grove s’en vou­drait sans doute de trop faire réflé­chir son lec­teur, aussi se contente-t-il d’écrire avec élé­gance une his­toire qui res­semble exa­gé­ré­ment à celle que l’on vit, l’émaillant d’une déto­na­tion d’arme de poing, d’une défla­gra­tion par engin explo­sif impro­visé et d’un troi­sième homi­cide par bas­ton­nade, pour ne mur­mu­rer qu’un petit conseil de mesure et de rete­nue la pro­chaine fois qu’un ani­ma­teur des ventes de super­mar­ché pro­met­tra dix pour cent de rabais sur le sham­poing spé­cial perruques.

La seule opi­nion que nous cède Love­grove appa­raît tel­le­ment réac­tion­naire qu’elle pour­rait être râlée par le papy gâteux des réunions fami­liales. Comme bon nombre de ses confrères, cet auteur a eu à cœur d’insérer dans son roman une réflexion sur sa dis­ci­pline d’écrivain et, plus par­ti­cu­liè­re­ment, sur la supé­rio­rité de la lit­té­ra­ture face aux “jeux vidéo”.
Comme fort heu­reu­se­ment l’univers lit­té­raire n’est pas anti­no­mique de l’univers vidéo­lu­dique et que les lec­teurs assi­dus peuvent aussi être des adeptes pas­sion­nés de jeux vidéos sans que cela n’ait défi­ni­ti­ve­ment aboli leurs capa­ci­tés ima­gi­na­tives comme intel­lec­tuelles, nous ferons preuve de man­sué­tude et de sagesse en repla­çant Days dans son contexte d’écriture. Effec­ti­ve­ment, en 1997, les jeux vidéos étaient encore à leurs bal­bu­tie­ments, bien que Mon­key Island sor­tit en 1990 pou­vait, avec atten­tion et bien­veillance, pré­sa­ger des futurs suc­cès que furent, à la fin de la même décen­nie, Fal­lout, Baldur’s Gate ou encore Pla­nes­cape Tor­ment.
En outre, tous ses argu­ments pour défendre ce point de vue sont aisé­ment réfu­tables pour qui­conque se sera un tant soit peu immergé dans un jeu vidéo (de type RPG [2], évi­dem­ment) : les uni­vers sont vastes et com­plexes, dotés de leur lexique par­ti­cu­lier, de cohé­rence, d’atmosphères, sus­ci­tant un panel d’émotions tout en offrant des pos­si­bi­li­tés très variées et per­son­nelles de dérou­le­ment nar­ra­tif et de dénouement.

Enfin, contrai­re­ment à ce que Love­grove écrit, les deux pro­viennent bien du même monde : à l’époque où les tech­niques gra­phiques étaient insuf­fi­santes, les déve­lop­peurs avaient lar­ge­ment recours à la des­crip­tion nar­ra­tive via une inter­face en pointer-et-cliquer dont la qua­lité d’écriture n’avait rien à envier aux livres. Au jour où les tech­niques gra­phiques ont atteint le réa­lisme artis­tique que nous connais­sons aujourd’hui, il nous faut admettre que même le meilleur des écri­vains serait inca­pable de res­ti­tuer un décor aussi riche et vibrant, pré­ci­sé­ment à cause de l’exiguïté des lan­gages écrits.
Pour­tant, la lit­té­ra­ture est la meilleure com­pagne des jeux vidéo car les gra­phismes ne font que subli­mer un contenu nar­ra­tif dont l’absence ou la médio­crité ferait du jeu vidéo une coquille vide. C’est pour­quoi des jeux tels que The Wit­cher consti­tuent des uni­vers atti­rant des mil­lions d’amateurs de par le monde, jeu qui n’existe que grâce à la plume et l’imagination de l’écrivain polo­nais Andr­zej Sap­kowski… Et puis, se gaus­ser des jeux vidéos en 97, c’est un peu comme se moquer de Michel-Ange qui, âgé de six ans, appre­nait la sculp­ture en déga­geant des blocs de pierre. Mais soit, de toute façon Love­grove pourra pré­tendre qu’il n’a fait qu’imaginer les pen­sées d’un per­son­nage auto­ri­taire et dément appelé Mlle Dal­lo­way – bien qu’il s’est exclu­si­ve­ment foca­lisé sur son point de vue et l’a décrit avec la pas­sion d’un convaincu.

Finale­ment, consi­dé­rant que la satire a comme objec­tif de dénon­cer les tra­vers d’une com­po­sante sociale en se fon­dant sur l’absurde et le rire et que la dys­to­pie par­tage le même objec­tif mais uti­lise le moyen de la pros­pec­tive et axe son pro­pos nar­ra­tif plus par­ti­cu­liè­re­ment sur les idéo­lo­gies poli­tiques, force est de consta­ter que Days ne dénonce pas grand chose et que l’humour n’y est pas.
Ses allu­sions cau­che­mar­desques à un monde fait de gigas­tores res­tent gen­tillettes et rete­nues. Le schéma  nar­ra­tif sim­pliste se conclut d’ailleurs comme les contes : la situa­tion finale est la res­tau­ra­tion de la situa­tion ini­tiale en un peu mieux, du point de vue des pro­ta­go­nistes. La chute s’avère donc déce­vante et pourra don­ner le sen­ti­ment que cette oeuvre n’amène son lec­teur nulle part, si ce n’est qu’à faire pas­ser le temps d’un voyage en RER.

La briè­veté de l’oeuvre, sa sim­pli­cité, son récit au temps pré­sent, ses quelques rebon­dis­se­ments, son atmo­sphère très sobre­ment démo­niaque et infer­nale, le tout magni­fié par cette belle écri­ture  bri­tan­nique pour­ront la rendre plai­sante. Les numé­ro­logues et sym­bo­lo­gistes y trou­ve­ront assu­ré­ment leur bon­heur. Ceux qui ne savent pas encore que libé­ra­lisme éco­no­mique est néfaste y trou­ve­ront une révé­la­tion et ceux qui ont besoin de savoir qu’ils ne sont pas les seuls à être incom­mo­dés par la mar­chan­di­sa­tion outran­cière opi­ne­ront cer­tai­ne­ment du chef en plis­sant les yeux d’un air appro­ba­teur. Quant aux ago­ra­phobes et autres déses­pé­rés lucides du sys­tème, elle ne fera que les dépri­mer.
Bien que Days ne soit pas une dys­to­pie, dans le monde du capi­ta­lisme triom­phant où cha­cun se satis­fait par défaut de ce sys­tème vaste et com­plexe que rien ni per­sonne ne semble pou­voir amé­lio­rer, l’étiquette est désor­mais uti­li­sée pour qua­li­fier toute oeuvre d’anticipation sociale un peu cau­che­mar­desque, amol­lis­sant consi­dé­ra­ble­ment ce sous-genre. Ainsi Days est rangé parmi les dystopies.

sophie bonin

James Love­grove, Days (Days, 1997), trad. Nenad Savic, J’ai lu, col­lec. J’ai lu Science-fiction, 2007.


[1] Lit­té­ra­le­ment « mort par dépas­se­ment du tra­vail », phé­no­mène social reconnu mala­die pro­fes­sion­nelle au Japon dans les années 1970.

[2] Acro­nyme de Rôle-Playing Game dési­gnant cou­ram­ment les jeux vidéos de rôle.

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