Dystopie asthénique et apathie contestataire
De toutes les célébrations humaines du solstice d’hiver, des Saturnales à Yule en passant par Sol invictus, notre société capitaliste mondialisée n’aura institutionnalisé qu’une image patriarcale et mercantile, transformant Saint Nicolas en ce gentil père Noël qui distribue les cadeaux en descendant par les cheminées des chaumières, quand bien même elles en sont dépourvues – pouvons-nous l’imaginer y pénétrer en douce par un autre accès, par les conduits d’aération comme les méchants microbes d’une arme bactériologique, peut-être ?
Voici que s’achève bientôt l’épidémie des achats de Noël, avant que ne débute celle des soldes d’hiver, tandis que quelques irréductibles “gaulois réfractaires” persistent à se mobiliser dans le froid hivernal pour, si l’on en croit les médias, plus de “pouvoir d’achat”. Homo Œconomicus à l’apogée de son règne : son seul pouvoir étant d’acheter, est-il seulement concevable pour les élites que le peuple ait une autre revendication ? Aussi, il n’y a pas de moment plus propice que cet hiver 2018 pour lire Days, avec l’espoir fou d’exorciser le démon Commerce, psalmodiant Vade Retro Mercatus sur fond dissonant de clochettes.
Marchant non loin de la route tracée par Philippe Curval (Cette chère humanité, 1976) en chantonnant La complainte du progrès de Boris Vian, Lovegrove imagine une société où chaque citoyen n’aurait plus que le pouvoir d’achat comme but existentiel. À moins d’être un nanti par hérédité, les travailleurs désireux d’élever leur rang social sont condamnés à acheter un sésame pour le palace commercial du coin : une carte de crédit de couleur différente selon le revenu que leur labeur aura permis d’économiser.
Et le narrateur d’inviter ainsi son lecteur à découvrir le décor, et son envers, de “Days”, gigastore éponyme, le temps d’une journée chronométrée de l’aube au crépuscule, par l’intermédiaire d’un couple de consommateurs néophytes, un employé usé et la fratrie qui gère l’entreprise familiale.
Si l’idée est séduisante en ce qu’elle aurait pu être pleinement exploitée en tant que dystopie ou satire, le résultat final est une oeuvre timorée que l’on pourra seulement cataloguer de “britannique”, assumant la connotation caricaturale de cette étiquette. Pour commencer, l’écriture est propre au style des auteurs d’Outre-Manche : une narration élégante et soutenue, de belles descriptions qui installent les décors avec justesse et l’emploi de mots vieillis, inusités dans la vie quotidienne, ainsi que bon nombre d’expression bigotes.
L’auteur transpose son style d’écriture sur tous ses personnages sans différenciation, laissant croire au lecteur français que les Anglais restent polis et tempérés en toute circonstance et ne s’octroient que quelques jurons religieux du XIXe siècle comme incartade verbale. Malheureusement, ce choix d’écriture rend le tout plutôt monocorde et étrangement discordant. En effet, le ton raisonnable tranche avec l’univers imaginé par Lovegrove, lequel procède quant à lui d’une exagération poussant jusqu’à l’absurdité effrayante. On notera d’ailleurs que les éclaircissements relatifs à ce microcosme, somme toute pas très inordinaire, ainsi qu’aux éléments biographiques des quelques personnages, sont progressivement donnés au moment le plus opportun, assurant ainsi une lecture fluide et cohérente.,
De la même manière, la psychologie des personnages est finement mise en perspective au moment propice et leur illustration est pertinente, telle qu’est brillamment restituée, par exemple, la paranoïa alcoolique de Sonny, refusant un sevrage de quelques heures. Cependant, même parmi les personnages les plus aliénés par leur travail, tous font montre d’une grande retenue. Mlle Dalloway, responsable du “rayon Livres”, gourou de ses subalternes et fabricante de bombe artisanale, a une folie toute réfléchie qui ne correspondrait même pas aux critères “borderline” du DSM-IV.
Le personnage de Franck Hubble, l’excellentissime super-vigile de Days, passé grand maître de l’incognito au point de ne plus apercevoir son propre reflet, ne peut s’empêcher d’être un employé très conformiste. Et le narrateur peut promettre au lecteur que ce personnage est en plein burn out, bien décidé au matin à rendre son uniforme floqué du logo de l’entreprise sans préavis (après quand même une ultime journée de labeur parce qu’il ne faudrait pas abuser non plus), l’intéressé n’apparaît malgré tout pas si épuisé que ça puisqu’il s’évertue à accomplir son devoir envers et contre tout, même hors service et même si cela doit lui en coûter la vie…
Le lecteur n’aura même pas le loisir de se convaincre que la faute en revient à la machine capitaliste qui, par le martèlement d’objectifs visant une productivité exponentielle, conduit les employés à incorporer l’abnégation en faveur de l’entreprise, à l’image des biens réels Karōshi [1], dans la mesure où Hubble persiste de son propre chef, ignorant les conseils de son supérieur de lâcher un peu de lest.
Les deux autres intrigues ne sont pas très palpitantes : accéder au rang de consommateur en se prêtant comme les autres aux règles pulsionnelles des achats compulsifs et assurer la persistance de l’Heptarchie constituée par la fratrie, chacun étant une incarnation nominale d’un jour de la semaine, sur le centre commercial. Lovegrove a bien essayé de décanter la pauvreté de ses histoires par quelques péripéties sortant de l’ordinaire, en se gardant bien toutefois d’atteindre un rocambolesque qui aurait pu être compris comme britanniquement démesuré.
Il nous sert ainsi la description d’une survie à une “vente flash” particulièrement dangereuse ; deux tentatives de vols à l’étalage ; une errance dans quelques rayons loufoques ou glauques ; une bagarre interrompue avec deux représentants de la faune locale – espèce toute endogène de chalands ; un conflit armé entre les rayons “Informatique” et “Livres” ; pour finir par un sacrifice humain permettant d’épancher d’anciens ressentiments tout en résolvant par la même occasion une non-conformité fraternelle.
Ce qui chagrine ce n’est pas seulement la faible exagération affligeante des aventures du gigastore, mais le fait que ces dernières ne sont jamais mises en perspective. Elles ne servent aucune hypothèse, aucun argumentaire : autosuffisantes, elles ne disent rien d’autre qu’une histoire finalement très proche de notre réalité. C’est précisément pourquoi Days n’est ni une dystopie, ni une satire.
Lovegrove ne fait qu’effleurer certaines caractéristiques aliénantes du monde de l’entreprise comme du capitalisme en général. L’exemple le plus flagrant est l’omniprésence du gigastore dans la vie des salariés et des citoyens et, paradoxalement, son caractère profondément antisocial, que ce soit dans les pulsions destructrices que ses “ventes flash” suscitent, aussi bien que dans sa justice assurée par la milice que forment les “Fantômes” comme Franck Hubble.
À ce titre, le lecteur français peut être rassuré : les tentatives de vols à l’étalage tels qu’ils sont décrits dans Days seraient impossibles à matérialiser suivant les termes de notre Code Pénal actuel. De même les arrestations, détentions et interrogatoires menés par le gigastore constitueraient le délit prévu à l’alinéa 3 de l’article 224–1 du Code Pénal. Et enfin, Hubble serait poursuivit pour homicide volontaire en cours d’assise et aucun avocat n’aurait la sottise d’invoquer la légitime défense des biens comme cause d’impunité justifiant un tir mortel par arme à feu à la suite d’un vol.
Pourtant, l’histoire serait plausible dans un monde imaginaire où un centre commercial est rendu tout puissant dans la gestion secrète de ses affaires. Cette vision cauchemardesque, si elle est finement étayée dans une oeuvre littéraire, permet de nombreux et forts intéressants parallèles avec notre société actuelle. Mais Lovegrove n’en fait rien…
De même, cette propension à se trouver hors du social tout en agissant directement sur la société est la caractéristique fondamentale prise par l’économie dans nos sociétés contemporaines : en laissant le système social être supplanté par le système économique, l’économie est devenue une architecture autonome qui a désormais vocation de structurer la société, et non l’inverse comme c’était le cas pour tous les sociétés humaines avant l’avènement du capitalisme.
Mais, là encore, Lovegrove s’en voudrait sans doute de trop faire réfléchir son lecteur, aussi se contente-t-il d’écrire avec élégance une histoire qui ressemble exagérément à celle que l’on vit, l’émaillant d’une détonation d’arme de poing, d’une déflagration par engin explosif improvisé et d’un troisième homicide par bastonnade, pour ne murmurer qu’un petit conseil de mesure et de retenue la prochaine fois qu’un animateur des ventes de supermarché promettra dix pour cent de rabais sur le shampoing spécial perruques.
La seule opinion que nous cède Lovegrove apparaît tellement réactionnaire qu’elle pourrait être râlée par le papy gâteux des réunions familiales. Comme bon nombre de ses confrères, cet auteur a eu à cœur d’insérer dans son roman une réflexion sur sa discipline d’écrivain et, plus particulièrement, sur la supériorité de la littérature face aux “jeux vidéo”.
Comme fort heureusement l’univers littéraire n’est pas antinomique de l’univers vidéoludique et que les lecteurs assidus peuvent aussi être des adeptes passionnés de jeux vidéos sans que cela n’ait définitivement aboli leurs capacités imaginatives comme intellectuelles, nous ferons preuve de mansuétude et de sagesse en replaçant Days dans son contexte d’écriture. Effectivement, en 1997, les jeux vidéos étaient encore à leurs balbutiements, bien que Monkey Island sortit en 1990 pouvait, avec attention et bienveillance, présager des futurs succès que furent, à la fin de la même décennie, Fallout, Baldur’s Gate ou encore Planescape Torment.
En outre, tous ses arguments pour défendre ce point de vue sont aisément réfutables pour quiconque se sera un tant soit peu immergé dans un jeu vidéo (de type RPG [2], évidemment) : les univers sont vastes et complexes, dotés de leur lexique particulier, de cohérence, d’atmosphères, suscitant un panel d’émotions tout en offrant des possibilités très variées et personnelles de déroulement narratif et de dénouement.
Enfin, contrairement à ce que Lovegrove écrit, les deux proviennent bien du même monde : à l’époque où les techniques graphiques étaient insuffisantes, les développeurs avaient largement recours à la description narrative via une interface en pointer-et-cliquer dont la qualité d’écriture n’avait rien à envier aux livres. Au jour où les techniques graphiques ont atteint le réalisme artistique que nous connaissons aujourd’hui, il nous faut admettre que même le meilleur des écrivains serait incapable de restituer un décor aussi riche et vibrant, précisément à cause de l’exiguïté des langages écrits.
Pourtant, la littérature est la meilleure compagne des jeux vidéo car les graphismes ne font que sublimer un contenu narratif dont l’absence ou la médiocrité ferait du jeu vidéo une coquille vide. C’est pourquoi des jeux tels que The Witcher constituent des univers attirant des millions d’amateurs de par le monde, jeu qui n’existe que grâce à la plume et l’imagination de l’écrivain polonais Andrzej Sapkowski… Et puis, se gausser des jeux vidéos en 97, c’est un peu comme se moquer de Michel-Ange qui, âgé de six ans, apprenait la sculpture en dégageant des blocs de pierre. Mais soit, de toute façon Lovegrove pourra prétendre qu’il n’a fait qu’imaginer les pensées d’un personnage autoritaire et dément appelé Mlle Dalloway – bien qu’il s’est exclusivement focalisé sur son point de vue et l’a décrit avec la passion d’un convaincu.
Finalement, considérant que la satire a comme objectif de dénoncer les travers d’une composante sociale en se fondant sur l’absurde et le rire et que la dystopie partage le même objectif mais utilise le moyen de la prospective et axe son propos narratif plus particulièrement sur les idéologies politiques, force est de constater que Days ne dénonce pas grand chose et que l’humour n’y est pas.
Ses allusions cauchemardesques à un monde fait de gigastores restent gentillettes et retenues. Le schéma narratif simpliste se conclut d’ailleurs comme les contes : la situation finale est la restauration de la situation initiale en un peu mieux, du point de vue des protagonistes. La chute s’avère donc décevante et pourra donner le sentiment que cette oeuvre n’amène son lecteur nulle part, si ce n’est qu’à faire passer le temps d’un voyage en RER.
La brièveté de l’oeuvre, sa simplicité, son récit au temps présent, ses quelques rebondissements, son atmosphère très sobrement démoniaque et infernale, le tout magnifié par cette belle écriture britannique pourront la rendre plaisante. Les numérologues et symbologistes y trouveront assurément leur bonheur. Ceux qui ne savent pas encore que libéralisme économique est néfaste y trouveront une révélation et ceux qui ont besoin de savoir qu’ils ne sont pas les seuls à être incommodés par la marchandisation outrancière opineront certainement du chef en plissant les yeux d’un air approbateur. Quant aux agoraphobes et autres désespérés lucides du système, elle ne fera que les déprimer.
Bien que Days ne soit pas une dystopie, dans le monde du capitalisme triomphant où chacun se satisfait par défaut de ce système vaste et complexe que rien ni personne ne semble pouvoir améliorer, l’étiquette est désormais utilisée pour qualifier toute oeuvre d’anticipation sociale un peu cauchemardesque, amollissant considérablement ce sous-genre. Ainsi Days est rangé parmi les dystopies.
sophie bonin
James Lovegrove, Days (Days, 1997), trad. Nenad Savic, J’ai lu, collec. J’ai lu Science-fiction, 2007.