Dan Simmons, Les Cantos d’Hypérion
Ode, Oz, ozone et zénitude
L’évocation seule du mot “Hypérion” – la façon dont il plie notre langue et l’association qu’il induit en notre esprit – suffit à représenter quelque chose qui se trouve « au-dessus ». Joint au patronyme de l’écrivain “Simmons”, il inspire aussitôt une honnête reconnaissance, voire une respectueuse considération, au sein des cercles littéraires y compris les plus réfractaires à la science-fiction.
Composé de deux cycles en deux tomes, chacun s’est vu récompensé de plusieurs prix littéraires et divers ouvrages spécialisés considèrent l’œuvre de Simmons comme un classique du genre. De Titan mythologique dans la Théogonie d’Hésiode au VIIIe siècle avant notre ère, déchu par Apollon dans la Titanomachie de John Keats au début du XIXe siècle, Hypérion se voit littérairement canonisé par la science-fiction à la fin du XXe siècle.
Si les Cantos d’Hypérion ont été salués par la critique et ont permis à la SF d’acquérir une partie de ses lettres de noblesse, c’est grâce au style d’écriture de son auteur, ses emplois audacieux du procédé de mise en abyme, la richesse de ses personnages, son inventivité, l’aura mystique et multigenre des récits et enfin la façon dont il emploie les topoï du genre à des fins de prospective romancée.
En effet, l’œuvre se caractérise par le faste de son vocabulaire qui permet une énonciation narrative soutenue et élégante. À ce titre, la terminologie de Simmons pourra parfois apparaître obscure et nécessitera une recherche dans un dictionnaire, permettant à certains lecteurs d’enrichir un peu plus leur lexique personnel. Les décors et les attributs des personnages sont précisément restitués et rendent aisée et agréable leur représentation mentale.
De même, la narration et l’emploi des différents temps d’énonciation sont parfaitement maîtrisés au point que Simmons peut se permettre des passages habiles d’un niveau diégétique à un autre, d’une temporalité à une autre, tout en maintenant cohérence et fluidité. L’effet rendu est pertinent à l’esprit du lecteur qui, spectateur admiratif, se laissera emporté par l’histoire sans se rendre compte, de prime abord, des mécanismes littéraires dont use Simmons. C’est notamment le cas avec l’histoire des pèlerins au temps présent, tels qu’ils sont rêvés par Joseph Severn.
Calquant la structure narrative des deux premiers volumes sur celle des Contes de Canterbury de Geoffrey Chaucer, l’histoire met en exergue la pérégrination de sept pèlerins désignés pour empêcher l’ouverture des mystérieux Tombeaux du Temps situés sur Hypérion, une planète située aux confins de l’espace galactique colonisé. Durant ce voyage, les sept pèlerins raconteront tour à tour leur histoire personnelle les ayant conduit à se rendre dans les Tombeaux du Temps.
Avec Simmons, le procédé de mise en abyme est multiplié tout en restant compréhensible. Par exemple, le “consul” rapporte son histoire constituée du récit de son arrière-grand-père lequel, à un moment, écoute le récit de son épouse décédée.
Le procédé d’inclusion se diffuse en différentes strates au sein des Cantos qui se donnent à lire comme un éloge pour l’œuvre, restée de son temps inaperçue, du poète John Keats. Non seulement Simmons reprend le titre du poème à son compte et en baptise ainsi la planète où l’intrigue principale se déroule mais, de surcroît, il restitue une sorte de biographie de fin de vie du poète et réutilise à moult reprises les vers de sa Titanomachie.
Ceux-ci émaillent la vie de Martin Silenus, poète dionysiaque dont le but existentiel est d’écrire les Cantos d’Hypérion. John Keats lui-même est fait successivement double personnage : le premier nommé John Keats, le second étant nommé Joseph Severn, lequel, dans notre réalité, fut un ami proche de Keats. Toutefois, ces deux personnages ne sont autres que la réincarnation cybride du premier Keats du XIXe siècle. Ce faisant, ces trois personnages ont tout loisir de réciter les vers iambiques du défunt poète du XIXe siècle, lequel se voit propulsé au rang d’entité intangible salvatrice du dénouement par l’intermédiaire de l’un des personnages. Simmons pouvait difficilement faire plus pour chanter les louanges de John Keats.
Les divers personnages que Simmons met en scène permettent une multiplicité d’intrigues et de types de narration. Ajustées en un recueil d’histoires de vie, certains récits toucheront le cœur du lecteur par la projection de sa propre expérience. C’est particulièrement le cas avec Sol Weintraub, dont nous suivons la plaisante vie normale qu’il mène sur une planète étrangère au sein d’un empire intersidéral avant que son unique enfant ne soit condamné à une cruelle vie antéchronologique. Le propos étant par lui-même émouvant, le choix narratif d’une focalisation interne rend criante la détresse contenue et digne de ce père, luttant contre fatalité et désespoir.
De même, le récit de Paul Duré, diariste rapportant son aventure avec les étranges Bikuras, s’avère passionnante à bien des égards ; sorte de missionnaire ethnographe amené à enquêter sur les énigmes qui entourent la vie des immortels « soixante-dix », pour finir par incarner la figure christique suppliciée.
Allié au talent de Simmons pour distiller la tension dramatique, l’ensemble de l’œuvre maintient un haut niveau d’intérêt, lequel tend malgré tout à s’affaiblir quelque peu sur la fin. Le fait est que, si les intrigues sont à ce point captivantes, c’est parce qu’elles sont corrélatives d’un univers foisonnant, complexe et toujours marqué d’une grande cohérence. De sorte que nous ne pouvons que saluer la grande inventivité et l’originalité dont fait preuve Simmons.
Le lecteur aura ainsi beaucoup de plaisir à découvrir les singularités de l’Hégémonie, qu’elles aient été créées par l’humanité ou qu’elles soient naturelles. Par exemple, les errements de Meina Gladstone, via les « portes distrans », forment un moment narratif absolument délicieux amenant le lecteur à découvrir les particularités propres aux différents mondes colonisés et, ce faisant, à apprécier toute la mesure de l’imagination de Simmons.
Nous pouvons également citer l’idée des îles mobiles d’Alliance-Maui, celles des « chariots à vent » progressant dans la mer des Hautes Herbes ou encore des « marées anentropiques » et la façon dont elles sont ressenties par l’expérience humaine… Toutes sont savoureuses pour le lecteur subjugué par les réalités créées par Simmons.
Si Les Cantos d’Hypérion peuvent être labellisés « space opéra » en ce qu’ils mettent en exergue des combats armés entre humains et « Extros » s’affrontant à bord de vaisseaux spatiaux pour la possession de planètes, l’auteur se plaît à effectuer de légers glissements vers d’autres sous-genres, tels que le cyberpunk, le polar et la fantasy. En outre, la redécouverte du christianisme, notamment dans son message d’amour du prochain, sur un arrière-plan horrifique, apporte un attrait supplémentaire à l’ensemble, la figure clé étant bien sûr le fameux « Gritche ».
À elle seule, cette créature est le résultat emblématique de l’alliance du cyberpunk, du mysticisme et de l’horreur. Pour cette créature surpuissante mystérieuse, composée d’éléments tenant à la fois de l’organique et du minéral, dépourvue de moyen d’expression, de libre-arbitre et de motivation autre que guerrière, Simmons se gardera bien d’en expliquer davantage ni de préciser si elle est un monstre ou une machine.
L’auteur pioche ainsi allègrement dans les topoï du genre pour alimenter ses intrigues et les arranger à sa manière propre : les voyages dans le temps (bien qu’il élude maladroitement le principal paradoxe temporel de son œuvre), la vie antéchronologique, la conquête spatiale, les voyages et combats interplanétaires, les intelligences artificielles, les robots humanoïdes appelés « cybrides », les mutations génétiques, les univers virtuels, les technologies futuristes…
À toutes ces thématiques bien connues de la SF, l’auteur propose non seulement un renouveau plus ou moins prononcé mais surtout une anticipation si exacte qu’elle pourrait passer inaperçue pour les lecteurs contemporains. Hypérion est effectivement une œuvre remarquable au regard du contexte historique de sa création et Simmons nous propose finalement un space-opéra mystique prospectif.
L’auteur publie sa saga entre 1989 et 1990, à une époque où les premiers téléphones mobiles commencent à peine à se démocratiser aux États-Unis, où les ordinateurs personnels (et il faut imaginer le design et la puissance d’un Atari ST) commencent seulement à émerger, où le premier fournisseur d’accès à Internet (The World) voit le jour, alors que le World Wild Web n’est qu’un réseau en gestation et où les impacts écologiques de l’humanité ne sont pointés du doigt que par des scientifiques marginaux considérés comme alarmistes.
Pourtant, Simmons imagine un monde où « l’infosphère » tient une place considérable et essentielle dans la vie quotidienne des hégémoniens au point de constituer une quatrième dimension ; ce qui n’est pas sans rappeler l’Internet actuel. Il imagine également la technologie du « persoc » : sorte d’assistant personnel dont l’intelligence artificielle fait écho à Siri mis au point par Apple en 2011, et autres Cortana de Microsoft (2014), Google Assistant (2016) et, plus récemment, Alexa d’Amazon (2017). Bien sûr, on pourra arguer du fait que les inventions des auteurs de SF ne font que suivre des désirs humains que partagent les ingénieurs, lesquels sont contraints par l’avancée des recherches et donc nécessairement en retard par rapport aux écrivains.
Mais, plus encore, Simmons a anticipé, d’une certaine manière, nos scandales contemporains sur l’utilisation des données personnelles. Dans notre réalité, les humains acceptent volontairement d’utiliser des outils informatiques offerts par des multinationales, lesquels sont réutilisés à des fins commerciales, tandis que dans Hypérion les humains acceptent volontairement d’utiliser des outils offerts par le TechnoCentre, lesquels sont réutilisés pour créer l’Intelligence Ultime. Les deux propos ne sont donc pas très éloignés, si ce n’est dans leur finalité : économique dans un système dominé par le capitalisme, IU dans un système dominé par les IA, les deux mécanismes reposant sur la soumission volontaire des humains à une chose qui leur paraît nécessaire.
Enfin, le fond du propos des Cantos d’Hypérion est aussi d’interroger l’humanité sur son rapport aux écosystèmes qu’elle ruine par son arrogance et son appréhension purement économique.
S’il est indéniable que Les Cantos d’Hypérion ont repoussé les limites de la Science-Fiction à une période d’affadissement et que Simmons est devenu l’un des maîtres du genre, la saga souffre tout de même de plusieurs travers qui feront sourciller les lecteurs tatillons ainsi que d’inégalités d’écriture qui lasseront parfois les lecteurs moins exigeants.
La difficulté la plus flagrante à laquelle nous sommes immédiatement confrontés est l’absence de description et d’explication du lexique que Simmons invente. Ce dernier expulse son lecteur dans son monde et le laisse se débrouiller pour en comprendre les particularités. Ne trouvant pas de représentation physique et d’explication sur le lexique simmonsien, le lecteur aura la charge d’en comprendre la nature et le fonctionnement grâce à ses propres déductions, contextualisations et hypothèses.
À croire que ce trait est symptomatique des auteurs de SF des années 90 ! Pourtant cela témoigne de la part de l’écrivain d’une forme de paresse d’écriture ou de mésestime de son public, en plus de maintenir une distance qui empêche le lecteur de plonger facilement dans l’univers. Certes, encore faut-il que l’écrivain ait le talent de proposer une explication lexicale au moment opportun et en des phrases claires qui n’alourdissent pas sa narration. Simmons n’a pas eu à sans soucier puisque, comme d’autres, il ne s’en est même pas donné la peine.
Ensuite, tous les personnages prenant place dans le récit ne se valent pas. C’est particulièrement vrai pour Masteen et Kassad, dont l’inexistence n’aurait eu aucune incidence ni sur l’intrigue, ni sur le dénouement. Bien que l’on nous répète que Kassad aura un rôle déterminant pour l’un des futurs possibles de l’humanité, son histoire semble hors-sujet. À la limite, il ne sert que de prétexte à Simmons pour un autre personnage (Monéta) et pour donner libre à court à des pulsions de violences sexuelles et guerrières que d’aucuns trouveront écœurantes et malsaines. De surcroît, cette relation Monéta/Kassad s’avère moralement dérangeante : le lecteur s’étant attaché à la vie d’une enfant qu’il a pu considérer comme la sienne par projection et, en parallèle, ayant suivi les ébats très explicites d’une femme… le dénouement laisse un goût plutôt émétique à l’ensemble.
Le lecteur pourra légitimement se demander si l’association d’identités apporte réellement une plus-value. Si Monéta est un personnage énigmatique c’est bien parce qu’elle est vide et sert de faire-valoir à Kassad et de dénouement (chrono)logique à un autre. Elle ressemble, en somme, à un énième tour de passe-passe d’écrivain pour épater facilement le lecteur par un retournement de situation que l’auteur espère inattendu.
Par ailleurs, Simmons a manifestement rencontré quelques difficultés narratives dans les récits de Silenus et Brawne car le ton employé par ces personnages homodiégétiques ne collent pas du tout avec celui qui les caractérise lors des dialogues au discours direct. En effet, ils s’expriment avec grossièreté et familiarité mais, alors qu’ils racontent leur biographie, leur discours devient étrangement soutenu et identique à la tonalité des autres narrations. Il apparaît que Simmons n’est pas parvenu à affranchir de lui-même ses deux protagonistes et à les faire vivre indépendamment de son propre style narratif ; à adapter celui-ci au caractère de ses personnages. Il en est de même pour les combats entre Kassad et le Gritche, ou la Force et les Extros. Ceux-ci s’avèrent difficilement intelligibles tant leurs descriptions et leurs enchaînements sont parfois laborieux et confus.
Les deux cycles présentent également des inégalités d’écriture et La Chute d’Hypérion donne l’impression d’avoir été rédigée dans la précipitation. Ici, de nombreuses longueurs inutiles, des résumés répétitifs des précédents opus, des événements lents et longs ne s’insérant dans l’intrigue générale que comme événements décors ou contextuels qui auraient pu être abrégés…
C’est le cas notamment de la participation du deuxième cybride de Keats, Joseph Severn, aux buffets mondains de l’élite hégémonienne, des réunions politiques sur la stratégie militaire à mettre en place et des dialogues qui ne sont que des grognements d’officiers. Ou bien encore de cet encart sur la spiritualité bouddhiste ; bien que le lecteur comprenne l’intérêt que peut porter Simmons à cette philosophie à une période où, en perte de religiosité, les sociétés s’intéressent plus volontiers aux traditions zen, le parallèle qu’il fait dans son œuvre sonne forcée et saugrenue.
Ces ajouts ont l’inconvénient de diluer les intrigues et le suspense mais également de faire naître l’idée que Simmons avait l’objectif d’atteindre un seuil minimum de signes. On notera également de trop nombreuses répétitions de mots et de thématiques (« s’entre-regarder » et « odeur d’ozone », pour ne citer qu’eux) si bien que le malheureux lecteur n’ayant jamais senti d’ozone se sent un peu lésé alors que les « odeurs d’ozone » sont sur toutes les planètes de l’Hégémonie ; à croire que Simmons a perdu son dictionnaire des synonymes lors de la rédaction pressée du deuxième cycle.
De même, les références à John Keats et à son œuvre pourront finir par lasser, notamment à travers le personnage-miroir de Silenus dont le caractère nombriliste et vulgaire est déjà loin d’être attachant. À noter qu’il aurait été plus pertinent pour les versions françaises de proposer simultanément les nombreuses insertions de vers en version originale, tant la poésie est un jeu de langue qui perd beaucoup à être traduit.
Enfin, le dernier reproche que l’on peut faire à Simmons est la façon dont sa sensibilité personnelle transpire dans son œuvre en ce qu’elle engendre des chutes qui se trouvent en inadéquation avec le ton général de l’œuvre .
Les auteurs proposent toujours leur propre vision des choses et du monde et c’est appréciable lorsque cela est fait avec finesse et intelligence. Simmons a des idées remarquables sur les IA en tant que forme de vie supérieure aux humains, désireuses de créer leur propre IA autonome, mais également sur les problématiques des humains conquérants que nous sommes et nos rapports présomptueux et mortifères à l’altérité.
On comprend que Simmons ait eu à cœur d’expliquer à son lecteur que l’évolution de l’humanité devait se faire sur le plan spirituel avant d’être technologique car, selon lui, l’humanité évoluée du futur devra être douée d’empathie pour s’accomplir et vivre en symbiose avec d’autres formes de vie sentientes.
Et Simmons, grand admirateur du Magicien d’Oz, nous offre des chutes soudainement pleines de béatitude, de joie, d’amour et d’optimisme… alors que le ton de l’ensemble de l’œuvre est sombre, triste, marqué par la violence, l’horreur, la destruction et l’absence d’humour. Cette singularité donne l’impression que Simmons n’a pu se résoudre à assumer jusqu’au bout son cap du space-opéra mystico-horrifique et l’a conclu par quelques lignes finales à la guimauve parce que lui-même pleure devant une barbe à papa menacée de mort par le zombie de Ben Laden.
Aussi, pour une conclusion analogique mais honnête : qu’importent défauts et menues irrégularités, Simmons est un écrivain humaniste de talent et Les Cantos d’Hypérion ont fait honneur au titan mythologique comme au poète anglais et voilà l’humanité avertie de ce qui pourrait se passer si elle s’abandonne aux mains des intelligences artificielles et si elle s’obstine à ne pas cultiver son empathie.
Surtout, le lecteur a la garantie de passer des heures de plaisir à découvrir des histoires aussi palpitantes que dépaysantes. Somewhere over the rainbow…
sophie bonin
Dan Simmons,
- Hypérion, trad. Guy Abadia, Robert Laffont, 1991, coll. Ailleurs et Demain, réédition chez Pocket, 2017,
- La Chute d’Hypérion, trad Guy Abadia, Robert Laffont, 1992, coll. Ailleurs et Demain, réédition chez Pocket, 2017.