Osant désormais le mot que les théoriciens de l’art ont effacé de leurs tablettes, et plutôt que de le passer à la trappe, Annie Le Brun s’empare du concept de beauté. Elle le remet au milieu du village. Il est vrai que le mot s’ouvre à tous les malentendus. Mais Annie Le Brun en circonscrit les paradoxes. Ce que l’on nomme beau dépend de la croyance, de la culture, de l’argent et de la médiation. C’est vieux comme l’Histoire et le mot en est l’otage.
Ce qui n’enlève en rien à ce qu’il possède d’insécable. La beauté est “bizarre” pour Baudelaire, “convulsive” pour Breton mais c’est sans doute Rimbaud qui en donne la meilleure définition en la nommant “toujours autre”, “surprenante”. Elle est donc forcément mutante et peut — ou doit — échapper aux écoles du goût. Si bien qu’entre le laid et le beau la frontière est indicible : “beauté en-deçà, erreur au-delà” : là encore, c’est vieux comme le monde.
La beauté, en dépit de sa définition optimale, répond néanmoins à des critères d’acceptation, d’instrumentation voire de spéculation qu’Annie Le Brun démonte et démontre. L’intérêt d’une telle approche est donc à la fois d’affirmer une souveraineté du beau mais aussi de souligner comment celui-ci dépend d’une marchandisation sans cesse accrue mais qui a toujours existé.
À la collusion des maîtres royaux du passé avec “une” esthétique “de cour” fait place celle de la haute finance et des circuits de distribution des biens culturels. Ils fondent souvent une expropriation du plus grand nombre au profit d’un magister où se mêlent finance, politique, idéologie.
En ce sens, ce qu’un pouvoir considère comme laid peut être la “vraie” beauté : celle des “toiles de saltimbanques” de Rimbaud ou les “espaces de dégagement” qu’évoquait l’anarchiste Joseph Déjacque. “Elargir l’horizon”, comme l’écrit Annie Le Bun, passe en conséquence par des voies qui ne sont pas forcément les “officielles”.
La preuve, comme elle le précise encore, la beauté est toujours “en instance” et demande au regardeur une force. Elle le dégage de la servilité et le pousse à la transgression des limites morales, économiques, politiques, métaphysiques. Elle reste toujours liée à la révolte et à la remise en question des diktats des médiatisations qui officient au nom du “juste goût” en lieu et place de celle ou celui qui comprend “qu’il y a laideur et laideur comme il y a beauté et beauté”.
jean-paul gavard-perret
Annie Le Brun, Ce qui n’a pas de prix, Beauté, laideur et politique, Stock, coll. “Essais”, Paris, 2018, 176 p. — 17,00 €.