Pour Annie Stern, il fut un temps où rester dans les cases du silence ne suffisait plus. Il lui fallut enfin lâcher prise et oser dire. Pas saccades. Bref, générer la voix qui transgresse le non-dit. Afin que des ombres se mettent à revivre, déambulent. ce livre d’Annie n’est en rien un énième livre sur la mémoire. Car au lieu de tomber dans le narratif, l’auteure a choisi l’évocation presque poétique. Mais une poésie littérale par coups de fragments. Ils tranchent dans le vif afin de retenir l’essentiel.
A la recherche de ses racines, Annie Stern est retourné à Brody (Ukraine) terre de ses parents et où la Synagogue en ruine trône au milieu de la ville comme témoignage muet des pogroms passés – « avatars » de la Shoah dont à leur manière ils sont les signes avant-coureurs. La brèche ouverte demeure intacte. L’écriture passe à travers cette blessure qui, symboliquement ou plutôt physiquement, ne s’est pas refermée. Pas question pour autant d’en savoir plus. Lorsqu’Annie Stern a voulu enquêter tout le monde s’est tu.
Dès lors, les fragments sont les étoiles pulvérisées au nom d’une étoile que l’auteur fut trop jeune pour porter. Son livre devient le souvenir de ce qui fuit d’abord sans souvenir clair, le témoignage d’une pensée qui se cherchait. Grâce à lui, la vie remonte dans une lueur d’automne. Annie Stern y recouvre son entière identité. Le silence familial jeté dans son moi durant tant d’année au nom d’un principe de survivance est enfin brisé.
On pense alors à Paul Celan à son « die Unfergesenen » traduit par Martine Broda par « les inoubliés » où le poète allemand écrit :
« L’écluse.
Sur tout ce deuil
qui est le mien.
Auprès
de mille idoles
j’ai perdu le mot qui me cherchait :
Kaddish
A travers l’écluse j’ai dû passer
Pour sauver le mot,
le replonger au flot salé
Le sortir, le faire franchir :
Yzkor ».
Annie Stern retrouve donc la pensée du passage, du Schibboleth. Elle sait aussi que personne ne témoigne pour le témoin. Les phénomènes de condensation des fragments le disent avec des mots simples, sans pathos. Venant de la tradition du Livre et le prouvant par son métier où elle ne cesse de se battre pour la création de bibliothèques (dans l’Ose, puis en Champagne Ardennes et désormais en Rhône-Alpes), l’auteure a su inventer un texte qui, bien plus que témoignage, est relation. L’anamnèse mentale devient chant.
L’auteur ose faire, défaire, pour avancer dans quelque chose d’impérieux. Les fragments condensent ce qui fut passé sous silence d’un passé antérieur qui risque toujours de redevenir présent. Loin du simple réalisme, l’auteure en finit autant avec la rêverie qu’avec la tarte à la crème de la résilience. La trace de chaque fragment se veut absence, absence absolue mais présence aussi. A lire un tel texte revient à l’esprit la fameuse phrase de Romain Gary : “Si une blessure avait des yeux, elle vous regarderait comme ça”. D’un regard qui s’éloigne de l’ordre anecdote pour celui du recouvrement.
Par delà Brody — où tout finit, où tout commence par l’auteure -, la Shoah reste en filigrane le paradigme de l’absence absolue. Dès lors, il ne s’agit pas de donner sens à l’impensable mais de recréer la présence au monde. A l’âge de la pleine identité, l’auteure a pu enfin toucher “L’arrière-pays” dont parle Yves Bonnefoy. Sous l’expérience personnelle, Annie Stern a le mérite de produire une reconnaissance commune pour tout humain. Brody devient un mot de passe. Un lieu désormais sans secret et pourtant qui ne se donne pas sans inoubliés. Et si l’écriture ne sauve pas, elle retient parfois ce que nous avons du mal à comprendre. C’est ce qui se passe ici.
jean-paul gavard-perret
Annie Stern, Brody Contre l’oubli, Editions Chatelet Voltaire, Cirey sur Blaise, 35 p.- 8,00 euros.