Le « Thiers-état » ou Les narrations de Samuel Rousseau
Samuel Rousseau précise clairement ses intentions esthétiques pour les immenses espaces du Creux de l’Enfer : « Formellement je pose la question du temps mort dans un temps en boucle. Parce que j’ai envie que mon travail vidéo fonctionne exactement comme une sculpture ou une peinture, qu’il soit uniquement un détonateur de réalité ». « Plastikcity » par exemple, au moyen du jeu du montage, est construit sur un système de coupage et de redécoupage afin, à partir d‘éléments simples, de créer une mise en abyme. L’artiste précise sa méthode : « je prends une boucle de 20 secondes plus une boucle de 20 secondes plus une boucle de 20 secondes, ce qui va me donner 60 secondes. Ainsi je vais faire une boucle de 60 secondes dans mes 20 secondes. C’est-à-dire que, le temps que mes trois actions se passent, je vais prendre une boucle de 60 secondes et il va se passer une action sur 60 secondes. Mais pile poil au milieu, je vais en refaire une qui va refaire 60 secondes, que je vais couper en deux et remettre au début. Plus encore, je vais en prendre une de 40 secondes, que je vais recouper, que je vais remettre à 20 secondes et que je vais couper de 60 secondes ». Dès lors, le créateur réinvente à sa main la narration vidéographique dans une stratégie comparable à celle que Feldmann proposait en musique et qu’il nomma « durations ». Rousseau sait ce qu’il en est d’ailleurs d’un tel système de variations et de répétitions et de samples dans la musique : il y a fait ses classes.
Plus généralement, l’ensemble des installations et des vidéos provoque des parcours de perte et d’errance où la silhouette de Samuel Beckett devient le fantôme emblématique d’une esthétique particulière. Les images à la fois se multiplient et se dissolvent en un labyrinthe mental, un immense cylindre urbain où l’humain, tel un poisson rouge dans son bocal, ne peut que tourner en rond. Fidèle à tout une partie de sa recherche plastique, Samuel Rousseau produit une sidération par la répétition symbole d’un monde « métropolisé » à la Fritz Lang. La vidéo « Brave Old New World » avec ses structures industrielles n’est pas sans y faire penser. Loin de tout pathos et de manière frontale et environnementale, l’artiste crée de matière expressionniste l’état des lieux urbains et des aimantations de notre quotidien dont des silhouettes deviennent des témoins agis plus qu’agissants.
L’artiste invente tout un art de crise. Si bien que l’exposition « Un monde-machine mis en abîme » prend tout son sens dans l’époque que nous subissons et dont elle devient un symptôme non passif. Les images jusque dans leurs teintes contrastées proposent des scansions et une impression musicale par effet de façades, de graphisme virtuel et de montage. Les vidéos, les installations deviennent des fermetures de proximité — transcriptions littérales et poétiques de la réalité. A ce titre, l’œuvre devient un acte politique comme l’œuvre de Beckett l’était : à savoir de manière plus métaphorique que conceptuelle — même s’il ne faut pas opposer forcément ces deux aspects. D’autant que Samuel Rousseau met en scène par la bande les idées de Rem Koolhass sur la ville-monde. L’artiste montre comment les villes se vident et se remplissent. Il permet de toucher-voir la manière dont la vie de l’être humain se trouve reléguée au profit d’une mécanique de sous-vivance dont les structures des vidéos donnent non seulement des reflets mais le tempo.
Rousseau crée des séquences courtes dans lesquelles les séquelles d’existence sont de plus en plus fugaces et parcimonieuses. Surgissent des « accidents » volontaires de montages pour suggérer comment les nouvelles assignations mondialisées effacent le passé où la relation humaine quotidienne régissait encore l’essentiel de véritables échanges humains. Tout se dissipe ici dans une matité. Les vidéos deviennent des films d’action où il ne se passe rien et des films fantastiques sur le vide où tout ne cesse de bouger frénétiquement. La finesse immatérielle des images prend de l’épaisseur sous l’effet d’un martèlement rythmique par scissions multiples et jeu de pistons abyssaux. Les émotions humaines surgissent par des êtres réduis à des silhouettes et par des villes totems. Un tragique muet joue de manière spécifique par rapport au tragique classique : ce dernier allait d’un point à un autre, ici il tourne sur lui-même, se condense en un noyau de fixation de roto-reliefs où les hautes cheminées de manufactures improbables et les fûts des buildings orgueilleux deviennent les pistons animés d’un univers déshumanisé.
Entre rupture et nudité, Samuel Rousseau propose les abysses terrestres du monde tel qu’il est, tel qu’il devient même si l’artiste croît encore à une présence de l’individu. Mais il ne faut sans doute plus le chercher là où il se trouvait jusque là au fil des jours, au fil du temps. Des différentes propositions et métamorphoses présentées dans le bien nommé “Creux de l’Enfer”, surgit une rêverie (ou un cauchemar) architecturale du monde. Le créateur fait passer d’un univers surchargé d’images à celui d’une reconstruction où l’abstraction joue avec la figuration. D’où le désarroi de certains spectateurs face à ce qui échappe. Les installations donnent l’impression que la vidéo est un art aussi éloigné de la photo que du film. Les divers procédés créent l’errance au fond d’un univers dont les bornes échappent et où pourtant nous sommes enfermés.
A ce titre « Brave Old New World » est significatif : « Aujourd’hui, on fabrique des gares et des aéroports comme hier, on construisait des cathédrales et des châteaux. La première vision que l’on a de Paris, c’et l’aéroport Charles de Gaulle ! La première que l’on a de New York, ce sont les buildings aux silhouettes fantastiques, presque fantasmagoriques ! » écrit Samuel Rousseau. Il a d’ailleurs sillonné la Grosse Pomme pour la photographier et créer à la fois son propre autoportrait ainsi que celui du citadin postmoderne comme de la mégalopole. Au « New York Delire » de Koolhass répond une vision qui n’a plus rien de festif. Face au schéma inventé selon l’architecte hollandais sur le modèle d’un parc d’attraction (celui de Cosney Island) répond une vision bouclée et plus âpre. « J’appelle cela le « Syndrome de la salle d’attente » : la ville est tellement faite pour tout le monde qu’elle n’est en réalité faite pour personne ! Comme la fourmilière, la ville peut être considérée à plusieurs niveaux : au niveau micro comme une somme d’individus, et au niveau macro, comme une entité vivante. C’est une vision de la ville à la fois fascinante et inquiétante » précise celui qui rappelle combien la Metropolis est prête à nous ingérer.
Ne restent ici que des “indices” d’un monde inquiétant, une marge d’un presque obscur. On voit mal (silhouettes plus qu’êtres, conglomérats plus que ville identifiable) pour voir mieux là où la substance, le concret s’indéterminent. L’œuvre dans sa diversité devient la capacité à ce qui est mal vu de se porter vers l’improbable champ d’une sombre énergie. Quelque chose flotte, aborde, absorbe, pulvérise et demeure indissociable de l’énergie susceptible de s’y manifester. Face à l’espace distinct surgit ’l’inséparable indistinct » dont parlait Deleuze dans Le Pli. Aux lignes de forces font place des harmoniques, des déclinaisons, des dérivations. Chaque corps, chaque objet entrent dans une zone d’ étrangement où les formes prennent de nouvelles configurations D’où l’apparition — pour reprendre encore une terminologie deleuzienne — d’une « image cristal » mais où le cristal est noir afin de ne pas “singer” ce que l’image usuelle réfracte. Avec Samuel Rousseau elle permet un approfondissement des chemins de l’Imaginaire.
Le paysage urbain est réinterprété par le regard du plasticien et celui du regardeur perd ses repères dans des perspectives improbables. Apparaît en conséquence à la fois une théâtralité des formes et une chorégraphie abstraite. Surgit moins une « réalité » seconde qu’un processus de recomposition. Tout passe par montage : il annule chaque élément au profit d’un ensemble. Points de fuite et pans s’y démultiplient dans de nouveaux types d’anneaux de Moebius. L’œuvre devient une sorte d’architecture utopique et improbable par laquelle l’artiste métamorphose les illusions de réalité et met à jour cette frontière où naît l’œuvre d’art dans un renouvellement de son langage.
Un tel travail permet de redéfinir bien des limites. Se donnent de fragiles incisions dans la lumière, là où photographie est outrepassée en allant on ne sait où dans l’espace. Ce qui unit divise : l’inverse est vrai aussi. Le tout crée un monde d’aube fait de lignes et de plans qui courbent l’obscur, transportent ou infusent “du” signe avec une certaine idée de la transparence. L’art se développe selon sa propre loi, glisse d’un genre à l’autre, d’une nature à l’autre. A la verticalité du vide répond l’horizontalité de la trace et des plages de lumière dans les opéras que l’artiste dénude et drape. Samuel Rousseau sait que cela ne sert à rien de presser le réel pour voir s’il en sort des images. Cela ne sert à rien non plus de vider les images pour en filtrer le jus de la réalité. Ce qui l’intéresse ce n’est pas à proprement parler le réel, ni ce qui est au-delà, mais la confrontation, le renvoi de l’un à l’autre. Et plus encore, d’interroger la nature de l’art en présentant de nouvelles propositions quant à cette nature. L’œuvre est à ce titre essentiellement dynamique comme le furent en leur temps celle d’un Kossuth ou d’un Le Witt. L’art de Rousseau est bien plus qu’une signalétique : c’est une sémiotique. D’où son importance.
jean-paul gavard-perret
Samuel Rousseau, Un monde machine mis en abîme, Le Creux de L’enfer, Thiers, du 3.10.12 au 3.2.13