On se souvient de la fameuse phrase de Winnie dans Oh les beaux jours de Beckett : “Assez les images”. Cette injonction, Thomas Uber l’a toujours entendue et c’est pourquoi – paradoxalement peut-être, mais afin de venir à bout des images – il les fait fondre dans un discours à leur propos en les entraînant, non dans l’effacement, mais dans une course folle. Il est vrai que ce discours évite tout logos, tout langage didactique : il se laisse aller loin des couches asphyxiantes du sens. Il troue ainsi la langue, la libère en lui inoculant tous les virus possibles de l’humour par glissements de sens, par série de bubons. Mais ici “la maladie de la langue” (Duras) ouvre non les propres images de l’artiste-auteur mais des images imprévisibles, non-formatées quoique d’un géométrisme à l’épure parfaite.
Thomas Huber réalise ses premières œuvres alors qu’il fréquente encore l’Académie de Düsseldorf. Dès cette époque, il considère tout tableau comme “lieu de communication d’un message”. Cela ne signifie pas pourtant qu’il s’offre comme distributeur d’informations directes. La rencontre du spectateur et de l’œuvre demande un cérémonial. Peindre, c’est se préparer à la rencontre significative avec ceux à qui on s’est adressé dans le tableau”. Mais pour que la fête soit réussie, il faut que les « invités » acceptent de suivre le parcours riche en symbole et parfois complexe que propose leur hôte.
L’artiste recourt en effet à une série de techniques de représentation sophistiquées : mises en abyme, jonction de temporalités et d’éléments contradictoires. Le tableau devient un espace illusionniste de trompe-l’œil et de trompe-culture par les références mises en jeu. Couleurs, ombres, lumières, éléments figuratifs surdéterminent un ordre de la composition. L’artiste la calibre par de nombreux travaux préparatoires. L’ « objet-tableau » tel qu’il apparaît à partir du XVIIe siècle est remis en évidence avec l’importance accordée du cadre, de l’installation et de la perspective.
L’œuvre de Thomas Huber repose ainsi sur l’idée que le monde est entièrement représentable. Cette idée s’énonce, d’une part, dans sa peinture sous forme de figures et de symboles mais aussi, d’autre part, sous forme de commentaires présentés dans des conférences inséparables de l’acte pictural. Thomas Huber en transmet la genèse par l’intermédiaire de textes fictionnels, d’épisodes autobiographiques (sur son frère par exemple), de rêves éveillés, de considérations philosophiques, de réflexions sur le rôle de l’art et de l’artiste ou encre d’histoires humoristiques.
Le créateur et « poète » suisse prend par revers toute une postmodernité en revendiquant le caractère fallacieux, énigmatique mais tout autant festif de l’image. Pour lui “une des tâches les plus élevées des peintures est d’être une occasion sociale” (Discours à l’école, 1986). L’œuvre assume ce que le discours annonce jusqu’à une utopie que d’aucuns considèrent comme « bourgeoise » — on se demande bien pourquoi.
Envisager le monde dans sa totalité et refuser ses représentations fragmentaires voire inachevées n’a rien d’étroit : c’est une évidence. L’influence des figures de Joseph Beuys, de Sigmar Polke et de Georg Baselitz reste sous-jacente. Mais Huber a su créé un style pictural inédit, à l’écart de la production du temps. La platitude du tableau y sert d’appel à la plus grande profondeur. Celui qui accepte sans problème qu’on le nomme “concierge de l’espace pictural” ne cesse de balayer par ses discours et sa peinture idées et images reçues. Textes et images sont à la fois des énergies corrosives et des hormones.
Uber fait passer fait passer de l’illusion subie à l’illusion exhibée. De l’extrême compacité d’un telle recherche, naît ce qui éclaire, délie, vide et remplit. Il existe soudain une condition “littorale” de l’œuvre en tant que lieu des extrêmes pour offrir au spectateur une sorte d’immanence de l’état de rêve éveillé au moment où la matière, à lire comme celle à voir au sein de son magma, se transforme jusqu’à devenir l’évidence lumineuse d’un lieu jamais atteint, déserté, qui nous échappe mais qui s’accroche à nous comme s’il nous était consubstantiel tout en n’étant pas nous-mêmes, un lieu perdu ou imag(in)é doué de la puissance des choses non sues, non vues.
jean-paul gavard-perret
Thomas Huber, Mesdames et Messieurs, Editions du Mamco, Genève, 2012, 654 p. — 35,00 euros.