Quand le mouvement déplace les lignes
Il existe dans l’oeuvre de Claude Favre du Mallarmé et du Valéry. Et nous pouvons rêver de la correspondance que la poétesse aurait pu entretenir avec eux. La définir comme le fait Sabine Huynh comme “Janis Joplin de la poésie contemporaine” n’est pas faux mais totalement insuffisant. L’ambition de son oeuvre est bien plus grande comme en témoigne son nouveau livre dont tout un mouvement déplace les lignes. Et ce n’est pas un hasard s’il est publié chez un éditeur sensible avant tout à l’art.
Celui de l’auteure est cinétique car il crée des transferts dans la langue au moment où l’écrivaine elle-même ne cesse de s’y déplacer. D’où cette apparente fête à neu-neu ou ce champ de fusion et d’infusion. Rapts de concaténations, concrétions et divagations (apparentes) mettent sur table le désordre qui s’opère ligne par ligne. Se crée un débaroulé qui appelle une suite au texte totalement et résolument ouvert puisque le massacre des innocents perdure.
Claude Favre reste à ce titre un des poètes les plus importants de notre temps étêté. Un rêve (ou cauchemar) littéraire prend racine dans le marigot du monde et ses événements : un vendeur de poissons marocain est avalé vivant par une benne à ordures à Rabat jusqu’à ce que mort s’ensuive. Mais dans Crever les toits ce n’est qu’un des avatars des milliers d’horreurs que la maladie d’être pauvre entraîne.
Aucune chasteté poétique en un tel livre. Mais pas la moindre once de pornographie non plus. Sauf si ce mot veut exprimer une mise à nu de ce que la médiatisation ne relaie que d’un regard distrait.
Déplacements, et sur le même sujet, devient un signe envoyé aux maîtres qui interdisent la mobilité (et pas seulement syntaxique) en usant au besoin d’une lexicographie mirobolante dont la qualité majeure tient au fait qu’elle est asphyxiante. A l’inverse, par une énumération de 1972 éléments (à compléter), Claude Favre décercle l’écriture et déserte la cendre des gloses. Preuve que la poétesse, aguerrie mais jamais guérie des maux qui l’entourent, prend les mots pour une explication du monde. Ils n’ont pas pour but premier la recherche de la beauté mais d’une vérité à multiples entrées (et autant de sorties) dans ce qui devient un continu/discontinu singulier.
Parler de déconstruction serait trop limité. Claude Favre sort la poésie du secours alétoire des banales philosophies, des basses idéologies comme des fausses tendresses. Existe — de “choses vues” à Calais, en Lybie, à Mostar, en Somalie, à Milan et dans bien d’autres lieux — “le désespoir qui n’a pas de jambes” mais qui pourtant franchit les frontières.
Si bien qu’en cette accumulation de “détails”, la littérature trouve enfin une une raison d’être. Elle aboutit à une haute symphonie cataclysmique qui se passe de musique mais reste hantée par les “corpuscules”. Ce ne sont plus ceux de Descartes mais ceux que chassent les pouvoirs, leur police et leur administration. L’être n’est plus que scarabée ou vermine. Kafka est passé par la. Mais sa colonie pénitentiaire grandit à tout va et ne cesse de se démultiplier.
Claude Favre nous le rappelle. Elle évite tout bavardage : juste l’orgue brut des phrases, des segments en « repons » à l’inflexibilité d’un monde lâche dont nous sommes partie prenante au nom d’une, de moins en moins probable, survie de l’espèce ou d’un instinct de conservation mal compris.
Dès lors, sans abus de vocabulaire mais avec radicalité, la poétesse approche paradoxalement le concept d’absolu et une véritable ivresse de l’infini dans la mesure où, par ses textes, elle symbolise un engagement viscéral et anarchique (dans le meilleur sens du terme). Elle instruit à sa manière une mise à mal de l’anthropomorphisme qui se retourne comme une peau de lapin.
L’auteure fait comprendre qui nous accompagne, qui se cache en nous. Elle rappelle à qui et à quoi il faudrait demeurer fidèle. Mais le chemin est long dans ce jeu (mouvement) de mémoire des mémoires dont il convient au lecteur de faire bouger lui-même les lignes. Le but : remplacer les cartes de la violence par un territoire à reconstruire lorsque la décision radicale (qui habite la créatrice) l’impose.
jean-paul gavard-perret
Claude Favre, Crevers les toits, etc. suivi de Déplacements, Presses du Réel, coll. Pli, 2018, 96 p. –10,00 €.