Apologie de la solitude retrouvée ou Précis de recomposition
Une fois de plus Lambert Schlechter dépote. Je ne connaissais pas jusqu’ici son cycle du “murmure du monde”. Mais ce numéro 8 est une perfection littéraire et éditoriale (Guy Binsfeld a bien fait les choses et c’est peu dire).
Le livre est un journal où à chaque page typographiée fait face à la page calligraphiée originale aux ratures rarissimes. Journal n’est d’ailleurs pas vraiment le bon mot même si chaque page est soigneusement “temporalisée” — du 5 septembre 2008 au 4 avril 2009. L’auteur certes y fait le point dans une apologie de la solitude retrouvée. Elle pourrait le voir quitter Montpellier (où furent écrits certaines de ces pages) pour Trieste en hommage à un modèle qui semble évident lorsque l’auteur en parle : Italo Svevo. Dès lors, le livre dépasse le genre apparent auquel il appartient.
L’auteur n’a rien d’un atrabilaire. Il ne renonce jamais à baiser le séant séance tenante de sa “muse préférée”. Mais elle n’est pas la seule à recevoir de tels hommages inattendus (enfin presque d’autant que personne ne s’en plaint). Il existe là une douceur de vivre, un émerveillement. Même seul, Lambert Schlechter ignore l’ennui.
Entre autres par ce qu’il s’étonne de tout comme seuls les vieux écrivains savent le faire pour peu qu’ils ne se limitent pas à l’évocation de leur désolation et préfère s’émerveiller des éjaculations de trois amaryllis qui “pathétiquement érigent leur tige”. Mais on comprend combien ils ont raison.
Ne rejetant jamais “les chiens noirs de la prose » (Hugo), l’auteur l’entaille de vacillements et surtout d’émerveillements. Bref, il ne rejette rien. Son livre est un Précis non de décomposition mais d’une recomposition pleine de fraîcheur au sein d’élégantes ondulations. Elles passent devant ses yeux et les nôtres même et fascinent même lorsque la “chorégraphe” est une femme pas franchement belle (pour l’auteur, elle n’est pas forcément qu’un spectacle…)
Mais, plutôt qu’une description exaltante, l’auteur énonce son désir par des suites de réorganisations intérieures qu’exigent l’inscription et la transformation de la matrice du monde sur chaque page. Il nous enivre d’une musique littéraire empreinte de rythmes au sein de jeux d’ombre et de lumière à la fois sensible et introuvable.
La référence à la nature, au réel garde des bouffées d’airs familiers. La poésie de l’œuvre s’abouche au quotidien de tous. Elle n’est en rien distincte des situations courantes. Encore faut-il savoir les repérer et les écrire. L’auteur le réussit parfaitement. Il plonge dans un indécidable pour autant précis au sein de ses balades qu’il pratique sans jamais penser à mal (sauf lorsque le mâle retrouve ses fondamentaux).
Lambert Schlechter ne cesse de pratiquer des décalages des sensations en une écriture qui frôle la grâce la plus pure dans une forme moins de nostalgie de l’innocence que de plaisirs du doux désir de durer — même si, avec le temps, certaines dents viennent à tomber.
Et la sincérité de l’œuvre tient à une capacité : parvenir à avoir l’air de montrer des évidences désarmantes. Dès lors, une sorte d’éblouissement a lieu. Ecrire revient chaque fois à construire des présences, des survivances de l’éphémère. Existent soudain un désir de contact éperdu et précis, la gravité dans un emportement lent et une forme de croyance magique, qui se déploie selon une évidence secouante.
Par effet de réel, elle court-circuite la rationalité du lecteur embarqué avec délectation en compagnie du scribe un rien farceur.
jean-paul gavard-perret
Lambert Schlechter, Les parasols de Jaurès (Le murmure du monde / 8), Editions Guy Binsfeld, collection proseries, Luxembourg, 2018, 168 p. — 28,00 €.