Pour Charlotte Rampling comme pour Elizabteth Prouvost, le corps — s’il est une donnée immédiate de la conscience — ne se “donne” pas facilement ni en totalité même s’il rêve de s’accorder à celui de l’autre. C’est pourquoi les deux créatrices et en écho le saisissent en mouvement mais pas forcément lesté par la réalité. Il semble rêvé chez Charlotte Rampling lorsqu’elle parle ici d’une photo “sourde” d’Elizabeth Prouvost. Mais chacune tente de saisir à travers ses prises une dimension cosmique.
Et Charlotte Rampling de préciser dans ses réflexions poétiques sur les œuvres de la créatrice : “Cette photographie, que je nomme « Cathédrale », est le résultat de vingt cinq ans de recherche photographique, une sorte d’apaisement. Une recherche qui ne peut se faire que du dedans. Rejoindre l’impossible du corps et s’y mesurer. Puissance unique.” Pour se faire les deux poétesses (laissons “tomber” ici la comédienne pour ne pas “obturer” son travail photographique et littéraire) aiment et se nourrissent des mêmes artistes et auteurs : Claude Louis-Combet (qu’Elizabeth Prouvost accompagne souvent), Didi-Huberman, Bataille, Giacometti, Bacon, Dante, la Bible…
Les deux femmes savent que tout commence avec le corps et son ” « l’inachèvement essentiel » dont parle Giacometti” note Charlotte Rampling. C’est la seule manière de s’arracher à l’illusion qui traîne dans l’histoire des arts et de la littérature. Dès lors, les deux créatrices mettent ce corps en jeu en le traquant jusqu’à l’informe et aux déchirures que souligne la force du mouvement.
Elizabeth Prouvost a donc trouvé dans Charlotte Rampling une “noire soeur” (Beckett), un double ailé. Chacune cherche à offrir du corps son dedans. Et l’actrice ajoute : “Et là je retrouve les souvenirs de moi, adolescente dans mon petit lit, petite chambrette de ma pension où j’étais heureuse : je suis nue sur une plage du bout du monde, invisible pour le commun des mortels, allongée sur le dos, écartelée au soleil, en quelque sorte crucifiée”. Mais cette crucifixion n’a rien de christique. Le corps féminin quitte la vision masculine portée sur lui. Il s’agit aussi d’atteindre “un temps à l’état pur” cher à Proust.
Cela revient, pour les deux femmes et comme l’écrit Elizabeth Prouvost, à et “avant que le cœur ne s’ankylose, reconnaître sans difficulté ce qui est et ce qui n’est pas”, par-delà les eaux dites noires et les sépulcres vandalisés.
Elles disent ou montrent l’invisible et l’imprononçable, perçoivent la lumière au-delà de l’obscurité et du silence par ce qui devient l’essence charnelle du mouvement et de la forme. Elles portent plus loin, haut, profond les Marie-Madeleine et les Edwarda vouées au bordel.
jean-paul gavard-perret
Elizabeth Prouvost & Charlotte Rampling, Regards croisés sur une photo, Editions Bernard Dumerchez, 2018.