Sylvain Runberg (scénario), Serge Pellé (dessin), Orbital — Tome 1 : “Cicatrices”

Un petit bijou qui trans­pose avec talent les méandres de l’ONU dans la SF

 Imper­fec­tion humaine
ver­sus aus­té­rité E.T

XXIIIe siècle. Caleb Swany et Mézoké, deux jeunes recrues de l’Office Diplo­ma­tique Inter­mon­dial — les pre­miers de leur espèce : un humain (ô exploit quand on sait que les humains sont consi­dé­rés comme un peuple sous-développé, voire assisté, par les autres popu­la­tions de la galaxie) et un alien Sand­jarr -, sont envoyés sur la pla­nète Senes­tam où un groupe d’humains connaît des rela­tions fort conflic­tuelles avec les extra­ter­restres Jäv­lodes, qui leur reprochent d’exploiter illé­ga­le­ment une mine leur appar­te­nant.
Nœud gor­dien récur­rent, les “cica­trices” (le drame fami­lial et fon­da­teur des pre­mières pages de l’album) sont bien ce qui sépare en les reliant des socié­tés inter­pla­né­taires qui se réflé­chissent à mer­veille dans le couple de héros plu­tôt en froid (imper­fec­tion humaine ver­sus aus­té­rité E.T)

Sur fond de fric­tions poli­tiques entre iso­la­tion­nistes inté­gristes, inté­gra­tion­nistes res­pec­teux et ter­ro­ristes omni­po­tents, la menace de chaos civi­li­sa­tion­nel semble aussi proche qu’inévitable. Les deux diplomates-enquêteurs parviendront-ils donc à l’enrayer ?
Le scé­na­rio a l’air d’une sim­pli­cité élé­men­taire mais il consti­tue en fait la véri­table mine d’or de ce récit. Tout d’abord parce que l’histoire repose sur le contexte cosmo-politique d’une confé­dé­ra­tion inter­pla­né­taire où de grandes évo­lu­tions tech­no­lo­giques ont été accom­plies grâce aux contacts noués avec les extra­ter­restres. C’est du passé de cette asso­cia­tion quasi contre-nature que découlent les pro­blèmes d’une désor­mais nou­velle ère his­to­rique que doit régler au quo­ti­dien l’ODI par le tru­che­ment d’un binôme aty­pique repré­sen­tant les 781 peuples extra­ter­restres de la confé­dé­ra­tion galactique…

 D’autre part parce qu’au cœur du cyl­cone se trouve le bon vieux fond humain trop humain : soif du pou­voir, haine, peur de l’autre, conflits d’intérêt, guerres tan­dis que les E.T ne menacent per­sonne mais semblent vou­loir vivre en toute tran­qui­lité, ne se sou­ciant guère de la Terre, pla­nète anec­do­tique parmi plé­thore d’autres. 
À cette pre­mière bles­sure nar­cis­sique s’ajoute une autre puisque Run­berg insiste sur des dif­fé­rences eth­no­lo­giques fon­da­men­tales entre les espèces qui tiennent moins des dis­cri­mi­na­tions phy­siques que d’une essence hété­ro­gène. En témoigne l’un des deux héros, Mézoké étant comme tous les Sand­jarrs un êtres dif­fi­cile à iden­ti­fier sexuel­le­ment : ils ont une appa­rence fémi­nine iden­tique mais cer­tains sont des hommes !

D’emblée la confron­ta­tion entre les diverses espèces est sti­mu­lante et la très grande richesse, visuelle et scé­na­ris­tique, du contexte pro­posé donne à pen­ser qu’on est là face à une grande série de bande des­si­née — un pro­pos néan­moins à tém­pé­rer puisqu’il est annoncé chez Dupuis qu’il s’agit là d’une série de dip­tyques. Un rythme édi­to­rial inté­res­sant à suivre…
On peut bien objec­ter que tous les extra­ter­restres, ayant une forme dis­tinc­te­ment humaine (avec jambes et bras symé­triques), ne sont dif­fé­ren­ciables que par la tête et les mains, ce qui paraît réduc­teur. Que dans une telle saga enfer­mée dans 48 pages étroites, le scé­na­riste semble s’inspirer, au choix, d’Asimov (quelles belles Fon­da­tions qu’icelles !), de George Lucas, Billal (notam­ment l’impression de “rétro-futur” de la tri­lo­gie Niko­pol), Sillage, Le Cin­quième élé­ment, Valé­rian, Blade Run­ner, Alien, Spider-Man, Men in Black ou Matrix — sans oublier bien entendu le Vaga­bond des Limbes pour la com­po­si­tion du couple impro­bable — il n’empêche : le trai­te­ment gra­phique semi-réaliste de l’ancien desi­na­teur publi­ci­taire Serge Pellé est per­cu­tant et très effi­cace (que de détails dans le des­sin et les décors !). Par­fai­te­ment au ser­vice en ce sens des astu­cieuses découpes du scénario.

On a là un tan­dem de choc comme le signalent les inven­tifs nom­breux ban­deaux des pages 32–33, occu­pant toute la lar­geur des pages sur 3,5 cm à chaque fois et qui pré­sentent en toute beauté l’histoire du conflit entre les parias humains de Senes­tam et les Jäv­lodes. Curieu­se­ment, la qua­lité des tex­tures, entre poisse et pluie, dans cet uni­vers high tech donne l’impression que l’illustrateur a tra­vaillé à l’ancienne avec crayons, fusains et aqua­relles — où dominent à titre de teintes réfé­ren­tielles le gris, l’ocre et le mar­ron — et non à coup de palette gra­phique et autres gad­gets de PAO (preuve que les cou­leurs directes peuvent par­fois êtres enri­chies sans faille par des retouches infor­ma­tiques). Le mélange de feutres à alcool et de gouache acry­lique, avec des retouches infor­ma­tiques sur cer­taines pages, accouche en tout cas d’effets de matière dans les cou­leurs somp­tueux en tous points !
L
oin d’une BD sté­réo­ty­pée à l’espace d’expression riqui­qui et proche d’une miri­fique dimen­sion Star Wars, on s’installe avec Pellé signant là son pre­mier album, mazette !, devant un écran plasma où défilent des strips à l’esthétique impec­cable  : quel PLAISIR !

Un plai­sir sou­li­gnant dans cette fresque inter­si­dé­rale la tolé­rance et le dia­logue comme clefs des dis­pa­ri­tés, jus­te­ment quand l’altérité prend le pas sur les effets spé­ciaux. Et si la paix de demain se trou­vait dans la para­doxale mixité des anta­go­nismes ?
Ne serait-ce que pour ces quelques rai­sons, ce tome 1 d’Orbi­tal, petit bijou qui trans­pose avec talent, péda­go­gie et inten­sité les méandres de l’ONU dans la SF, mérite bien d’être le coup de cœur du Lit­té­raire pour l’été 2006 !

fre­de­ric grolleau

   
 

Syl­vain Run­berg (scé­na­rio), Serge Pellé (des­sin), Orbi­tal — Tome 1 : “Cica­trices”, Dupuis, coll. “Repé­rage”, 2006, 48 p. — 13,00 €.

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