Un petit bijou qui transpose avec talent les méandres de l’ONU dans la SF
Imperfection humaine
versus austérité E.T
XXIIIe siècle. Caleb Swany et Mézoké, deux jeunes recrues de l’Office Diplomatique Intermondial — les premiers de leur espèce : un humain (ô exploit quand on sait que les humains sont considérés comme un peuple sous-développé, voire assisté, par les autres populations de la galaxie) et un alien Sandjarr -, sont envoyés sur la planète Senestam où un groupe d’humains connaît des relations fort conflictuelles avec les extraterrestres Jävlodes, qui leur reprochent d’exploiter illégalement une mine leur appartenant.
Nœud gordien récurrent, les “cicatrices” (le drame familial et fondateur des premières pages de l’album) sont bien ce qui sépare en les reliant des sociétés interplanétaires qui se réfléchissent à merveille dans le couple de héros plutôt en froid (imperfection humaine versus austérité E.T)
Sur fond de frictions politiques entre isolationnistes intégristes, intégrationnistes respecteux et terroristes omnipotents, la menace de chaos civilisationnel semble aussi proche qu’inévitable. Les deux diplomates-enquêteurs parviendront-ils donc à l’enrayer ?
Le scénario a l’air d’une simplicité élémentaire mais il constitue en fait la véritable mine d’or de ce récit. Tout d’abord parce que l’histoire repose sur le contexte cosmo-politique d’une confédération interplanétaire où de grandes évolutions technologiques ont été accomplies grâce aux contacts noués avec les extraterrestres. C’est du passé de cette association quasi contre-nature que découlent les problèmes d’une désormais nouvelle ère historique que doit régler au quotidien l’ODI par le truchement d’un binôme atypique représentant les 781 peuples extraterrestres de la confédération galactique…
D’autre part parce qu’au cœur du cylcone se trouve le bon vieux fond humain trop humain : soif du pouvoir, haine, peur de l’autre, conflits d’intérêt, guerres tandis que les E.T ne menacent personne mais semblent vouloir vivre en toute tranquilité, ne se souciant guère de la Terre, planète anecdotique parmi pléthore d’autres.
À cette première blessure narcissique s’ajoute une autre puisque Runberg insiste sur des différences ethnologiques fondamentales entre les espèces qui tiennent moins des discriminations physiques que d’une essence hétérogène. En témoigne l’un des deux héros, Mézoké étant comme tous les Sandjarrs un êtres difficile à identifier sexuellement : ils ont une apparence féminine identique mais certains sont des hommes !
D’emblée la confrontation entre les diverses espèces est stimulante et la très grande richesse, visuelle et scénaristique, du contexte proposé donne à penser qu’on est là face à une grande série de bande dessinée — un propos néanmoins à témpérer puisqu’il est annoncé chez Dupuis qu’il s’agit là d’une série de diptyques. Un rythme éditorial intéressant à suivre…
On peut bien objecter que tous les extraterrestres, ayant une forme distinctement humaine (avec jambes et bras symétriques), ne sont différenciables que par la tête et les mains, ce qui paraît réducteur. Que dans une telle saga enfermée dans 48 pages étroites, le scénariste semble s’inspirer, au choix, d’Asimov (quelles belles Fondations qu’icelles !), de George Lucas, Billal (notamment l’impression de “rétro-futur” de la trilogie Nikopol), Sillage, Le Cinquième élément, Valérian, Blade Runner, Alien, Spider-Man, Men in Black ou Matrix — sans oublier bien entendu le Vagabond des Limbes pour la composition du couple improbable — il n’empêche : le traitement graphique semi-réaliste de l’ancien desinateur publicitaire Serge Pellé est percutant et très efficace (que de détails dans le dessin et les décors !). Parfaitement au service en ce sens des astucieuses découpes du scénario.
On a là un tandem de choc comme le signalent les inventifs nombreux bandeaux des pages 32–33, occupant toute la largeur des pages sur 3,5 cm à chaque fois et qui présentent en toute beauté l’histoire du conflit entre les parias humains de Senestam et les Jävlodes. Curieusement, la qualité des textures, entre poisse et pluie, dans cet univers high tech donne l’impression que l’illustrateur a travaillé à l’ancienne avec crayons, fusains et aquarelles — où dominent à titre de teintes référentielles le gris, l’ocre et le marron — et non à coup de palette graphique et autres gadgets de PAO (preuve que les couleurs directes peuvent parfois êtres enrichies sans faille par des retouches informatiques). Le mélange de feutres à alcool et de gouache acrylique, avec des retouches informatiques sur certaines pages, accouche en tout cas d’effets de matière dans les couleurs somptueux en tous points !
Loin d’une BD stéréotypée à l’espace d’expression riquiqui et proche d’une mirifique dimension Star Wars, on s’installe avec Pellé signant là son premier album, mazette !, devant un écran plasma où défilent des strips à l’esthétique impeccable : quel PLAISIR !
Un plaisir soulignant dans cette fresque intersidérale la tolérance et le dialogue comme clefs des disparités, justement quand l’altérité prend le pas sur les effets spéciaux. Et si la paix de demain se trouvait dans la paradoxale mixité des antagonismes ?
Ne serait-ce que pour ces quelques raisons, ce tome 1 d’Orbital, petit bijou qui transpose avec talent, pédagogie et intensité les méandres de l’ONU dans la SF, mérite bien d’être le coup de cœur du Littéraire pour l’été 2006 !
frederic grolleau
Sylvain Runberg (scénario), Serge Pellé (dessin), Orbital — Tome 1 : “Cicatrices”, Dupuis, coll. “Repérage”, 2006, 48 p. — 13,00 €. |