Celle qui a renoncé à tout faire pour agir: entretien avec 1011

La plas­ti­cienne 1011 invite à revi­si­ter jusqu’au concept de l’art lui-même. D’une part, sa déam­bu­la­tion au sein des images se double d’une repré­sen­ta­tion cri­tique du monde. À par­tir de fon­de­ments cultu­rels — d’Héraclite à Magritte entre autres -, ce que les femmes, les enfants et l’être humain en géné­ral subissent est mis en exergue au sein de diverses mons­tra­tions de la vio­lence : par­fois évi­dente, par­fois plus per­verse comme dans sa série “Ceci n’est pas une pomme” où fruits et légumes sont des­si­nés avec en légende les pro­duits phy­to­sa­ni­taires qu’ils contiennent.

Mais, et d’autre part, l’artiste va plus loin. Elle a le mérite de réin­sé­rer l’oeuvre d’art en son centre et non par et pour sa signa­ture. Existe donc un chan­ge­ment majeur de para­digme. For­mel­le­ment et “ano­ny­me­ment”, elle pose la ques­tion d’un art déto­na­teur de réa­lité. La signa­ture mise à dis­tance, l’art se redé­coupe pour deve­nir un témoin agis­sant.
L’œuvre par et pour elle-même récu­père un gain signi­fi­ca­tif. Elle devient un acte poli­tique de manière plus méta­pho­rique que concep­tuelle et de manière intem­pes­tive et impli­cite afin de mettre à nu les méca­niques d’un uni­vers déshumanisé.

Les dif­fé­rentes pro­po­si­tions et méta­mor­phoses de 1011 font péné­trer les cercles d’un enfer où le cau­che­mar se grime en rêve­rie. L’artiste fait pas­ser d’un uni­vers sur­chargé d’images à celui d’une recons­truc­tion où l’abstraction joue avec la figu­ra­tion.
D’où le désar­roi de cer­tains spec­ta­teurs face à ce qui échappe. Les divers pro­cé­dés plas­tiques fomentent des errances au fond d’un uni­vers dont les bornes se déplacent là même où nous sommes enfermés.


Entretien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Je me réveille très tôt le matin. Il y a tant de pro­jets à mener à bien !

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
Ils s’accomplissent.

A quoi avez-vous renoncé ?
À tout faire en une vie.

D’où venez-vous ?
De Bre­tagne, plus pré­ci­sé­ment d’un marais nommé La Brière, haut lieu de légendes, terre de brume…

Qu’avez-vous reçu en dot ?
L’histoire des pierres de mon pays : dol­men (Table de pierre en bre­ton), men­hir (Pierre dressé) du néo­li­thique. D’une manière géné­rale, le rap­port à l’histoire : savoir d’où l’on vient.

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?
La lec­ture du soir avant de s’endormir.

Qu’est-ce qui vous dis­tingue des autres artistes ?
Dans l’art contem­po­rain l’engagement est sou­vent peu exprimé. Les gale­ries et espaces d’expositions pri­vi­lé­gient peu cette forme d’art contem­po­rain . Quelques rares plas­ti­ciens « mili­tants » arrivent à mon­trer leur tra­vail et à faire bou­ger les lignes. Je ne me dis­tingue pas de ceux-là.

Com­ment définiriez-vous votre approche des images ?
J’utilise natu­rel­le­ment l’image dans ma dis­ci­pline artis­tique : pho­to­gra­phies, des­sins. Les sujets que j’aborde sont tou­jours en lien avec l’histoire du XXe et XXIe siècle et je choi­sis d’employer beau­coup d’images issues de ce monde pré­ci­sé­ment : images de presse, images de la télé­vi­sion, archives … Des images sou­vent dif­fi­ciles à regar­der tant elles sont bru­tales. Cepen­dant, l’exploitation ou le détour­ne­ment de ces images sont tou­jours construits dans un souci esthé­tique. Mon­trer des images cho­quantes alors que nous en voyons toute la jour­née dans la presse ou sur Inter­net serait « contre-productif ».
Un exemple : une œuvre inti­tu­lée « Infi­bu­la­tion » (forme extrême d’une muti­la­tion fémi­nine) montre une bouche mise à la ver­ti­cale. Elle évoque la sexua­lité (une vulve), la sen­sua­lité (un cor­set de femme), la bru­ta­lité (les muti­la­tions sexuelles).

Pour­quoi avez-vous choisi une forme d’anonymat ?
Mon nom d’artiste « 1011 » est du lan­gage binaire qui signi­fie « 11 » dans le sys­tème de numé­ro­ta­tion déci­male. Je le par­tage avec un phi­lo­sophe qui, de sur­croît, est mon mari. Nous tra­vaillons de pair : art et phi­lo­so­phie s’enrichissent mutuel­le­ment. Non pas deux indi­vi­dus mais la recherche de la créa­tion unique au pro­fit d’ idées multiples.

Quelle est la pre­mière image qui vous inter­pella ?
Enfant de 9 ans, on nous invita dans le cadre sco­laire à une expo­si­tion de pré­sen­ta­tion de la Shoah. Cela se fai­sait beau­coup dans les années 70, quand le voile s’est enfin levé sur cette période ter­ri­fiante et où l’on com­men­çait à regar­der Vichy en face. Un ancien déporté sur­vi­vant des camps, nous a pré­senté des image … jamais je ne pour­rai oublier que le monde n’est pas seule­ment « Luxe, calme et volupté »…

Et votre pre­mière lec­ture ?
La biblio­thèque rose ! Pour un monde si peu rose, c’est un comble.

Quelles musiques écoutez-vous ?
Cho­pin, Bach, mais aussi les bre­tons Denez Prigent, Yann-Fa_ch Keme­ner ou Didier Squiban.

Quel est le livre que vous aimez relire ?
Les Frag­ments d’Héraclite

Quel film vous fait pleu­rer ?
Le Tom­beau des lucioles d’Isao Takahata

Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez-vous ?
Une femme.

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
Mes parents.

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Les ali­gne­ments de Carnac.

Quels sont les artistes et écri­vains dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Les artistes Kader Attia, Bar­bara Kru­ger, Ghada Amer, Chris­tian Boltanski…

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
Un beau lieu d’exposition à inves­tir, notam­ment un lieu de mémoire afin d’y expo­ser mes tra­vaux sur la Shoah.

Que défendez-vous ?
« Celui qui ne connaît pas l’histoire est condamné à la revivre », Karl Marx

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Drôle de phrase … Ma fille du haut de ses 2 ans me dit “Maman, je t’aime tel­le­ment que je vais explo­ser … !”. Elle avait si bien dit ce que moi-même je sen­tais sans pou­voir l’exprimer en terme si juste et si fort. Amour, vous avez dit … amour ?

Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la ques­tion ?“
« Pen­ser, est-ce dire non ? » s’interroge Pytha­gore. Quand je pense, quand je « dia­logue avec moi-même », c’est à moi-même que je dis « oui » ou « non » ;  je peux me recon­naître moi-même aussi bien dans mes suc­cès que dans mes échecs. Et c’est cela fon­da­men­ta­le­ment qui nous fait sor­tir de l’esclavage.

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?
1011 questions …

Pré­sen­ta­tion et entre­tien réa­li­sés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 16 novembre 2018.

2 Comments

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2 Responses to Celle qui a renoncé à tout faire pour agir: entretien avec 1011

  1. 1011

    Afin de com­plé­ter cet entre­tien, rendez-vous aux Ren­contres Phi­lo­so­phiques d’Uriage 2019 dont le thème est : “L’art peut-il refaire le monde ? ».
    Un pro­gramme de 3 jours où l’art est invité à répondre à cette ques­tion. Invi­tée en tant que plas­ti­cienne enga­gée mon pro­jet à décou­vrir au tra­vers de deux séries de des­sins : https://1011-art.blogspot.com/p/vous-etes-ici.html et https://1011-art.blogspot.com/p/icare.html

    Pen­dant cette expo­si­tion j’accueillerai des lycéens pour dis­cu­ter et débattre. Quand l’art ouvre le débat.

  2. 1011-art

    Pour com­plé­ter cet entre­tien, voici où j’en suis ! Si vous sou­hai­tez décou­vrir les tra­vaux récents sur la table à des­sin, tou­jours dans le même enga­ge­ment mais avec une tech­nique dif­fé­rente. J’utilise beau­coup le crayon de cou­leur main­te­nant !
    Bien­tôt au Muséum de Genève “Vous êtes ici” : https://1011-art.blogspot.com/p/vous-etes-ici.html
    Com­mande du Muséum de Gre­noble pour une expo­si­tion à par­tir de l’automne, “Anthro­po­cène” : https://1011-art.blogspot.com/p/planche-encyclopedie.html
    “Panta Rhei”, les des­sins du 1er confi­ne­ment : https://1011-art.blogspot.com/p/ordre-du-monde.html
    E + !

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