La légende voudrait qu’Avance Rapide ait été découvert par un vaillant urbexer dans les décombres de l’Old Manor Hospital à côté d’un pic à glace, inaugurant un nouveau genre littéraire qu’on appellerait, pour l’occasion, le found file. Mais il n’en est rien et Avance Rapide gardera à jamais son étiquette très sérieuse “d’œuvre littéraire” de la SF, collée par ses fastueux « Prix Philip K. Dick 2000 » et autres « August Derleth Award » ou « British Fantasy Award ».
Encensé par un Jacques Baudou éperdument charmé, dans une pontifiante préface, le lecteur est averti qu’il tient entre ses doigts la composante d’une carrière littéraire contemporaine révolutionnaire, réalisée par un très talentueux écrivain.
Avec force superlatifs et prix littéraires – tous plus persuasifs que convaincants– le lecteur, bon élève, s’attend donc à beaucoup… Et c’est sans doute là, le problème. Parce que les livres sont comme les humains : plus ils sont dignes d’intérêt et moins ils ont besoin de le revendiquer, il suffit de les découvrir pour s’en rendre compte par soi-même et l’aura de modestie dont ils s’entourent ne les rend que plus captivants.
Force est de constater que le ton fat de la préface est à l’image du personnage principal : Stark, détective ès surréalisme d’un futur un brin kafkaïen. Paradoxalement, ce dernier pourrait tout aussi bien n’être qu’un ado grimé en Marilyn Manson, traumatisé par les persécutions des brutes qui l’attendaient à la sortie du lycée, couchant ses désirs de revanche sur les pages d’une autobiographie fictive, entre deux séances d’électrochocs. Ou peut-être un clodo échoué dans une station de métro, à l’esprit embué par l’exclusion sociale et les vapeurs éthyliques, invectivant un auditoire invisible tout en mimant les affrontements outranciers d’un monde fantasmé dont il serait le héros.
On l’aura compris, Stark est un personnage principal étrange que d’aucuns trouveront plutôt antipathique. Ce ressenti tient au fait qu’il se prend très au sérieux, expose ses propos avec une morgue déconcertante et dédaigne ouvertement son lecteur.
Sans doute Marshall a-t-il voulu proposer un personnage iconoclaste, rebelle et mauvais garçon. Suicidaire et dépressif, le privé du futur, la clope au bec en permanence, accepte des missions à risque dans l’attente de son cancer du poumon. C’est ainsi que Marshall veille à ce que son lecteur comprenne bien que Stark est un mec super badass. Il a même des alliés encore plus asskicker que lui : des guedins de ouf qui contrôlent un territoire de malades, où les meufs sont de vraies tepu en surkiff et les hommes des gros bras à gros flingues, élevés en batterie dans ce quartier méga destroy où des caves défoncés bouffent les carcasses véreuses d’autres caves défoncés…
Le lecteur aurait pu pardonner à Marshall d’avoir arrangé son idée de cette manière s’il avait été un adolescent de quinze ans qui eut écrit pour le journal de son lycée.
Baudou nous le chante : Marshall a beaucoup d’humour noir. Effectivement, Stark sait balancer les lieux communs comme nul autre lorsqu’il aperçoit des scènes de scatophilie avec des stripteaseuses ou de nécrophagie avec des bébés. Grâce à Marshall, le lecteur peut entrevoir le mystère qui explique pourquoi l’humour peut faire un bide. Sans distanciation qui objective et relativise un sujet dont on veut se moquer, il devient ardu de faire comprendre au lecteur qu’on n’est pas sérieux quand justement on l’expose avec une féroce sériosité, à l’image d’un voyou qui balancerait solennellement des tartes à la crème dans la tronche d’autrui.
En outre, dans le cas où Marshall a pensé son principal protagoniste comme une sorte de parodie, il ne laisse aucun indice narratif indiquant à ses lecteurs que son caractère n’est pas à prendre au pied de la lettre.
Le fait est que Marshall a choisi une narration à la première personne du singulier, si bien que Stark est le narrateur qui se décrit lui-même, se targuant ainsi d’être un anti-héros dur à cuire, et qui envoie, copieusement et gratuitement, son lecteur sur les roses, inventant des réponses impolies à des questions qu’il pose à sa place, manifestement autosatisfait de savoir lire dans les esprits alors même que le lecteur ne se poserait précisément aucune question.
Plus encore, il part souvent dans des considérations introspectives sur des faits de son passé, qu’il commence à évoquer avant de cesser aussitôt, déclarant ne pas vouloir les expliquer au lecteur. Celui-ci a donc le loisir de rester dubitatif, amusé ou agacé, face aux monologues internes de Stark, déballant ses états d’âme exubérants et incompréhensibles.
Si cette forme narrative est d’ordinaire choisie pour inviter le lecteur à partager les émotions et les ressentis du personnage principal grâce à un effet de sympathie, elle produit ici l’effet exactement inverse. Par sa narration, Stark impose une ferme distance qui fait du lecteur un sujet inconsidéré et rabroué. Ce paradoxe est une conséquence non seulement du narrateur homodiégétique mais également d’un style d’écriture simpliste et synthétique.
Le rythme est haletant, saccadé par des phrases courtes, marqué par des irruptions d’encarts de gazette (“flash info” et autres “notes”) et, plus encore, par l’absence de descriptions dignes de ce nom. En effet, le narrateur ne s’échine pas à composer des descriptions riches et travaillées de décors ou de passions. Tout n’est que suite d’actions et les descriptions sommaires ne servent qu’à planter un décor un peu flou. De sorte que le style d’écriture est grossier, au sens propre comme au figuré : vulgarité du langage et dépouillement des lieux et des protagonistes.
Ce trait ajoute ainsi une énième distanciation vis-à-vis du lecteur dans la mesure où l’absence de description physique et psychologique l’empêche d’entrer pleinement dans ce monde. In fine, les ambiances essentielles à la survenue d’actions qui deviendraient, de fait, crédibles ne s’installent pas. Par exemple, la scène de grosse baston dans le Quartier Rouge arrive à brûle-pourpoint, à un moment où le lecteur essaye déjà de ne pas trop en vouloir à Stark de le malmener ainsi sous ses airs pédantesques, si bien que la scène perd toute sa crédibilité et ressemble à s’y méprendre aux élucubrations d’un alcoolique qui veut prouver à qui veut l’entendre qu’il est « un mec, un vrai ».
Le lecteur notera encore cette autre aberration de l’écriture qui consiste à n’utiliser que le passé composé, excluant les ordinaires imparfait et passé simple. Cet emploi peut paraître logique eu égard à la narration à la première personne, Stark rapportant ici une histoire qui lui est arrivée antérieurement. Si cela colle bien au style (inexistant) du found file ou found diary que cette œuvre ne revendique pas, il provoque trop souvent des lourdeurs tant la lecture est rendue non intuitive. Enfin, le choix narratif conjugué à l’écriture de Marshall terminent de ruiner définitivement l’œuvre dans son dénouement.
L’intrigue se donne des apparences de sensationnel parce qu’elle est biaisée dès le début. Marshall en a bien conscience ; c’est pour cette raison qu’il fait répéter à Stark qu’il n’expliquera rien au lecteur, ou pas encore. Il se trouve en effet dans la situation où son personnage-narrateur connaît déjà le fin mot de l’histoire, il est donc obligé de cacher des pans entiers de l’histoire, ou de les travestir considérablement, pour maintenir le suspense.
Plutôt que de dévoiler des indices, de-ci de-là, nous laissant le loisir d’entrevoir la chute, Stark retient toutes les pièces pour lui et les exhibe à la fin en se hâtant de terminer le puzzle sous nos yeux qu’il pense ébahis. Or cet artifice a le fort potentiel d’agacer certains lecteurs n’appréciant pas d’être bernés d’une manière aussi grotesque. Pour équivalence, on imagine le père Fouras, goguenard, tout fier que son auditoire n’ait pas su trouver la réponse à une énigme pour laquelle il n’a donné que de faux indices.
Au-delà de la blessure qu’il inflige à certains lecteurs n’aimant pas la triche, l’auteur rend son dénouement brutal et artificiel (d’autant que le ton très optimiste de la fin tranche assez violemment avec l’ambiance générale de l’œuvre). Malgré tout, les lecteurs ont un esprit généralement docile et, passant outre un style d’écriture dont ils s’accommodent par défaut, ils peuvent avoir plaisir à découvrir un monde original, dont l’inventivité est convaincante.
Les objets, en particulier, sont rafraîchissants : inattendus, étranges, conscients de leur nature mais ayant pourtant un intellect quasi humain. Leurs réparties humoristiques sont une franche réussite. Dans la même veine, la dénomination des organes administratifs du Centre est détonante mais ne suffist pas pour autant à installer le second degré diffus que Marshall aurait voulu.
L’idée des Quartiers en tant que microcosmes farfelus est plaisante et suffisamment intrigante pour donner au lecteur l’envie d’en découvrir davantage. De même, le Jeamland est un monde parallèle qui suscite l’intérêt et dont l’explication comme la naissance ont une belle argumentation. Marshall, via Stark, formule quelques idées intéressantes au gré de l’histoire. Il a bien saisi notamment l’importance de la volonté dans le rêve. Fruit d’un cerveau fonctionnant en roue libre, la conscience d’un rêveur ressurgit parfois (ou souvent, avec de l’entraînement) et parvient ainsi à reprendre en partie le contrôle de celui-ci. Si bien que, par exemple, ne tombe que le rêveur qui n’a pas la volonté de ne pas tomber.
Toutefois, on pourra regretter qu’il n’ait pas réussi à cerner la substance des rêves. En effet, Marshall fait du monde onirique une succession d’évènements ou de lieux, à l’instar de son roman, or c’est exactement ce qu’il n’est pas. Les rêves ne sont pas des lieux, ni des rencontres ; ils sont un dialogue interne. Ils fonctionnent comme si une partie du cerveau profitait que l’autre est endormie pour lui suggérer une idée par les moyens émotionnels qu’il commande. Ils sont des ressentis, des affects complexes et forts qui échappent à la réalité parce que leur apparence n’est justement pas la traduction du sentiment qu’il provoque chez le lecteur.
Ce qui compte, ce n’est pas ce qu’ils montrent mais leurs effets. On peut voir un ami en rêve et savoir que ce n’est pas lui, l’entendre nous parler sans qu’il bouge les lèvres tout en sachant que, dans la réalité de ce rêve, nous avons une discussion normale. Souvent d’ailleurs, au réveil, les détails d’un rêve ont disparu, ne reste plus que les vifs sentiments qu’ils ont provoqués ; et si l’on se souvient d’eux, c’est parce qu’on se souvient d’abord de leurs sensations. Marshall ne s’embarrassant pas de description, il n’est pas étonnant qu’il soit passé à côté.
Enfin, l’intrigue, soutenue par une vive cadence, maintient chez le lecteur un haut niveau d’intérêt, avide qu’il est de découvrir les limites de l’imagination de Marshall, plutôt que la chute. Celle-ci, même si sa survenue est brutale et facile, est nécessairement inattendue, parce que Marshall nous a trompé dès le début mais aussi parce que l’on pourrait s’attendre à une toute autre explication, laquelle serait, du reste, beaucoup plus crédible.
Avance Rapide n’est donc pas un (si) mauvais livre. Son titre fait écho au dénouement, mais aussi au dénuement du style d’écriture, l’histoire étant elle-même contée en mode “avance rapide”. C’est un livre intéressant si l’on en fait une lecture irréfléchie et si l’on en n’attend pas grand-chose, hormis de passer la tête un instant dans d’autres réalités. Sa lecture n’est pas toujours une partie de plaisir, parce que, n’en déplaise à Baudou, il appartient bien à ce nouveau genre littéraire nommé “fusion” (qu’est ce que la fusion si ce n’est un mélange réussi ; il n’y a rien de “cuistre” ici). Mêlant l’anticipation, le polar et l’horreur trash, il pourra laisser un sentiment de malaise pour le lecteur.
On regrettera surtout que son fond n’a pas trouvé une forme à sa mesure. Marshall fait partie de ceux qui prouvent que l’écriture n’est pas donnée à tout le monde et que les bonnes idées sont insuffisantes lorsqu’il s’agit d’art. Un contenu sans contenant n’est plus un contenu – à moins, peut-être, de s’appeler Univers. Cela dit, cette écriture dépouillée semble caractéristique de notre époque comme si, en littérature, seul le fond avait désormais de l’importance, à l’inverse des arts visuels populaires, peut-être pour flatter la paresse intellectuelle de notre siècle.
Pourtant, quelque part, une partie de nous en a apprécié la lecture. Alors on garde ce livre sur les étagères de sa bibliothèque, comme on le ferait d’un fœtus siamois formolisé, parce qu’il satisfait une certaine curiosité morbide en un étrange mélange d’attractivité et de répulsion.
sophie bonin
Michael Marshall, Avance rapide (Only Forward, 1994), trad. Ange, Bragelonne, « Milady », 2002.