Marc-Emile Thinez fait preuve ici d’une belle science des titres. Elle s’accompagne dans son corpus de la même puissance pour évoquer l’histoire de l’écriture à travers divers réseaux et rhizomes. Le thème central en est la castration. Elle passe dans ce livre par toutes ses acceptions – physique, mentale, psychique, agricole, chimique, etc.
Thinez convoque des auteurs divers voire inattendus, d’Albert Spaggiari (ce qui est une surprise) à Dominique Fernandez (ce qui l’est beaucoup moins) sans oublier Michel Leiris, Claude Simon, E.M. Cioran, Paul Auster (superfétatoire), le quotidien Sud-Ouest et bien sûr Lacan. Néanmoins, sur ce point l’auteur est un rapide. Il traite sommairement celui qui a fait avancer bien plus que Freud le concept de castration.
Les propositions du livre sont encartées de fragments sur un adolescent angoissé par ce qui lui arrive en la mue de son âge où parfois la traversée du désir empêche de parler. Mais l’auteur lui apprend à travers ses maîtres la possibilité des mots qui chaque fois transforment la langue en médium. Chaque être par sa voix y crée des écarts — parfois grotesques, souvent aléatoires et dont l’écriture ne peut retenir les tonalités.
Tout avance ici dans diverses interactions de citations (où la présence féminine reste « peanuts »). Certes, dans une forme de sexualisation, une voie (ou voix) se cherche afin de trouver une écriture nouvelle. Le processus de l’écriture rejoint ainsi l’évolution de la culture du maïs depuis les Indiens Maya jusqu’à l’hybridation industrielle des semences.
Les cultivateurs d’aujourd’hui sont ainsi à l’image des écrivains de notre temps : ils s’endettent, produisent commercialement, grèvent le monde en croyant se ou l’enrichir. L’avancée des fécondations du végétal et les filiations littéraires se rejoignent afin, et pour l’auteur, de souligner un état jusque là jamais atteint de crise, d’aliénation et de stérilisations programmées.
Néanmoins, ce qui est vrai pour l’appauvrissement programmé de notre planète à coup de surproductions effrénées ne produit pas la même coupure dans la littérature. Preuve que toute comparaison possède ses limites. Le travail d’écriture travaille le sol du langage, mais son apparente «castration » permet d’aller du connu à l’inconnu et ne crée par forcément le saccage que les docteurs en agronomie proposent en leurs « champs» d’investigation.
C’est bien la modification de l’écriture qui permet non seulement au discours d’évoluer mais de transformer le monde. De synthèses provisoires à d’autres, les déconstructions créent des hybridations qui permettent à la langue de croître et se métisser pour une autre vision de soi et de l’autre. Il faut donc nuancer (parfois) ce livre de Jean et ne pas le prendre pour évangile même s’il veut accorder une éternité au style et à ses semences.
jean-paul gavard-perret
Marc-Émile Thinez, L’Éternité de Jean , ou l’écriture considérée comme la castration du maïs, Éditions Louise Bottu, 2018, 139 p. — 14,00 €.