Certaines correspondances croisées n’ont d’intérêt qu’anecdotique. Elles se consultent comme on va rendre visite à une vieille cousine qui n’a plus grand chose à dire. Mais d’autres parlent en faisant abstraction de papotages subsidiaires. Ambrosino et Bataille le prouvent dans leurs échanges post-guerre mondiale. Et Claudine Frank en offre une édition scientifique plus que pertinente.
Du dialogue entre le philosophe et le scientifique, se dégagent — pour peu qu’on les décontextualise — des réflexions impertinentes et profondes. En rien contingentes, elles n’ont pas perdu une once de leur actualité. Entre autres sur la notion d’énergie — de la bombe atomique jusqu’à la notion d’animal, de nourriture — à travers l’histoire des sociétés. La réflexion prend dans un tel échange une dimension qui pourrait aujourd’hui encore « nourrir » le débat intellectuel en ses nouvelles données spécistes.
Les deux auteurs se contredisent (au besoin) afin de savoir sous quelles conditions le fondement de la richesse est l’énergie « appropriée » d’un point de vue scientifique, économique, et philosophie. L’analyse s’approfondit au fil des échanges et des textes inédits qui les suivent. S’y retrouve le creusement de la notion de « dépense » . Il s’agit d’un concept clé chez Bataille. Et les deux correspondants cherchent à préciser ce qu’il engendre, dans la pratique et sous divers plans.
Cela ne va pas sans « disputatio ». Si bien que l’amitié entre les deux hommes a du mal à tenir. Chacun des deux auteurs tire forcément la couverture à lui. Au plan des idées se mêle celui des affects et de caractère. Pas question pour Ambrosino de faire la part (trop) belle à la philosophie. Si — pour lui – elle apporte des connaissances valables et vraies (chez Kant par exemple), elle paraît non « apporter des solutions mais élucider des problèmes ». Les deux penseurs se rejoignent néanmoins pour la rapprocher d’un point où « l’homme retrouve en même temps que son désespoir, la signification de sa vie humaine ou plus exactement ce qui est le moins éloigné d’une telle signification ».
La recherche de la vérité et la manière de résoudre les problèmes que cela pose restent néanmoins conflictuelles même si, de fait, les deux chercheurs se rejoignent dans une forme de synthèse à propos de celui qui pourrait donner la vérité : le poète. Seul il « sait qu’il n’y a pas de solution mais seulement une intensité dans le paradoxe. » Pour Ambrosino, le scientifique peut s’en estimer plus proche que le philosophe. Ce que Bataille, d’une certaine manière, conteste : au mépris du savant répond sa méfiance.
Dès lors, la correspondance avance telle une course d’obstacles intellectuelle mais aussi psychologique. Les deux correspondants possèdent leur caractère. « Ambro », quoique bouillonnant de vie, est toujours réfléchi, porté à communiquer. Bataille est plus emporté et cassant, prêt à rompre sinon l’amitié du moins la correspondance. Sa rage pourtant ne pointe jamais dans ce dialogue. En dépit de ses divergences avec Ambrosino, il reconnaît ses qualités intellectuelles et la pertinence de son raisonnement. Mais, plus que lui, Bataille est prêt à se laisser emporter vers certaines «folies ». Toutefois et comme le souligne en fin de livre la fille de Bataille, « leurs limites étaient différentes. » si bien que leurs diverses colères se conjuguent tant bien que mal.
Une telle correspondance entraîne dans le monde physique et métaphysique comme dans les univers micro et macro cosmiques. S’y retrouve ce qu’ils avaient commencé avant guerre. De la première lettre d’Ambrosino du 21 novembre 1945 à sa dernière, un brouillon du 24 octobre 1960 jamais envoyé, les deux correspondants auront abordé la parution de La Part maudite ; le lancement de la revue « Critique », les projets et les conceptions théoriques de Bataille.
Les lettres témoignent de leur militantisme d’avant-garde nourrie et anticipée par l’expérience d’“Acéphale”.Les deux auteurs ouvrent un champ intellectuel imprégné d’existentialisme, de marxisme et de surréalisme pour les dépasser.
jean-paul gavard-perret
Georges Ambrosino & Georges Bataille, L’Expérience à l’épreuve, correspondance et inédits ( 1943–1960 ), coll. « Hors Cahiers », Editions Les Cahiers, 2018