Georges Ambrosino & Georges Bataille, L’Expérience à l’épreuve, correspondance et inédits (1943–1960)

La com­mu­nauté (in)avouable

Certaines cor­res­pon­dances croi­sées n’ont d’intérêt qu’anecdotique. Elles se consultent comme on va rendre visite à une vieille cou­sine qui n’a plus grand chose à dire. Mais d’autres parlent en fai­sant abs­trac­tion de papo­tages sub­si­diaires. Ambro­sino et Bataille le prouvent dans leurs échanges post-guerre mon­diale. Et Clau­dine Frank en offre une édi­tion scien­ti­fique plus que per­ti­nente.
Du dia­logue entre le phi­lo­sophe et le scien­ti­fique, se dégagent — pour peu qu’on les décon­tex­tua­lise — des réflexions imper­ti­nentes et pro­fondes. En rien contin­gentes, elles n’ont pas perdu une once de leur actua­lité. Entre autres sur la notion d’énergie — de la bombe ato­mique jusqu’à la notion d’animal, de nour­ri­ture — à tra­vers l’histoire des socié­tés. La réflexion prend dans un tel échange une dimen­sion qui pour­rait aujourd’hui encore « nour­rir » le débat intel­lec­tuel en ses nou­velles don­nées spécistes.

Les deux auteurs se contre­disent (au besoin) afin de savoir sous quelles condi­tions le fon­de­ment de la richesse est l’énergie « appro­priée » d’un point de vue scien­ti­fique, éco­no­mique, et phi­lo­so­phie. L’analyse s’approfondit au fil des échanges et des textes inédits qui les suivent. S’y retrouve le creu­se­ment de la notion de « dépense » . Il s’agit d’un concept clé chez Bataille. Et les deux cor­res­pon­dants cherchent à pré­ci­ser ce qu’il engendre, dans la pra­tique et sous divers plans.
Cela ne va pas sans « dis­pu­ta­tio ». Si bien que l’amitié entre les deux hommes a du mal à tenir. Cha­cun des deux auteurs tire for­cé­ment la cou­ver­ture à lui. Au plan des idées se mêle celui des affects et de carac­tère. Pas ques­tion pour Ambro­sino de faire la part (trop) belle à la phi­lo­so­phie. Si — pour lui – elle apporte des connais­sances valables et vraies (chez Kant par exemple), elle paraît non « appor­ter des solu­tions mais élu­ci­der des pro­blèmes ». Les deux pen­seurs se rejoignent néan­moins pour la rap­pro­cher d’un point où « l’homme retrouve en même temps que son déses­poir, la signi­fi­ca­tion de sa vie humaine ou plus exac­te­ment ce qui est le moins éloi­gné d’une telle signification ».

La recherche de la vérité et la manière de résoudre les pro­blèmes que cela pose res­tent néan­moins conflic­tuelles même si, de fait, les deux cher­cheurs se rejoignent dans une forme de syn­thèse à pro­pos de celui qui pour­rait don­ner la vérité : le poète. Seul il « sait qu’il n’y a pas de solu­tion mais seule­ment une inten­sité dans le para­doxe. » Pour Ambro­sino, le scien­ti­fique peut s’en esti­mer plus proche que le phi­lo­sophe. Ce que Bataille, d’une cer­taine manière, conteste : au mépris du savant répond sa méfiance.
Dès lors, la cor­res­pon­dance avance telle une course d’obstacles intel­lec­tuelle mais aussi psy­cho­lo­gique. Les deux cor­res­pon­dants pos­sèdent leur carac­tère. « Ambro », quoique bouillon­nant de vie, est tou­jours réflé­chi, porté à com­mu­ni­quer. Bataille est plus emporté et cas­sant, prêt à rompre sinon l’amitié du moins la cor­res­pon­dance. Sa rage pour­tant ne pointe jamais dans ce dia­logue. En dépit de ses diver­gences avec Ambro­sino, il recon­naît ses qua­li­tés intel­lec­tuelles et la per­ti­nence de son rai­son­ne­ment. Mais, plus que lui, Bataille est prêt à se lais­ser empor­ter vers cer­taines «folies ». Tou­te­fois et comme le sou­ligne en fin de livre la fille de Bataille, « leurs limites étaient dif­fé­rentes. » si bien que leurs diverses colères se conjuguent tant bien que mal.

Une telle cor­res­pon­dance entraîne dans le monde phy­sique et méta­phy­sique comme dans les uni­vers micro et macro cos­miques. S’y retrouve ce qu’ils avaient com­mencé avant guerre. De la pre­mière lettre d’Ambrosino du 21 novembre 1945 à sa der­nière, un brouillon du 24 octobre 1960 jamais envoyé, les deux cor­res­pon­dants auront abordé la paru­tion de La Part mau­dite ; le lan­ce­ment de la revue « Cri­tique », les pro­jets et les concep­tions théo­riques de Bataille.
Les lettres témoignent de leur mili­tan­tisme d’avant-garde nour­rie et anti­ci­pée par l’expérience d’“Acéphale”.Les deux auteurs ouvrent un champ intel­lec­tuel impré­gné d’existentialisme, de mar­xisme et de sur­réa­lisme pour les dépasser.

jean-paul gavard-perret

Georges Ambro­sino & Georges Bataille, L’Expérience à l’épreuve, cor­res­pon­dance et inédits ( 1943–1960 ), coll. « Hors Cahiers », Edi­tions Les Cahiers, 2018

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