John Kennedy Toole, La Conjuration des Imbéciles

La Conju­gai­son des Guignols

“Je n’ai que trop d’embarras à consta­ter l’absence d’un éloge digne de ce nom à pro­pos de cette œuvre lit­té­raire abso­lu­ment majeure, quand bien même il eusse été rédigé par un chro­ni­queur quasi-mongolien et anal­pha­bète. La gra­vité de cette omis­sion mérite que les res­pon­sables soient fouet­tés sur la place publique jusqu’à l’évanouissement. Aussi, pour ne point aggra­ver les atteintes au bon goût et à la décence de notre ère, nous faut-il médi­ter dès à pré­sent le legs post­hume que Toole a bien voulu céder aux âmes contem­po­raines débi­li­tantes, en ces hauts pré­ceptes de théo­lo­gie et de géo­mé­trie qui rayonnent à tra­vers la vie de ce fabu­leux Igna­tius J. Reilly.”

Rob, votre jeune chro­ni­queur incompris

Voilà ce qu’Ignatius aurait pu écrire, avec force éruc­ta­tions de mépris, tapant furieu­se­ment les touches d’un cla­vier bon mar­ché de ses gros doigts hui­lés du beurre d’une dou­zaine de bei­gnets, après avoir délaissé ses cahiers Big Chief des années 60. Le fait est que, quelles que soient les émo­tions que nous ins­pire ce pro­ta­go­niste à tout point de vue hors-norme, il est indé­niable que La Conju­ra­tion des Imbé­ciles est une œuvre lit­té­raire contem­po­raine majeure, rare­ment éga­lée, du genre humo­ris­tique. Son excel­lence ne réside pas seule­ment dans la mise en scène de per­son­nages louf­dingues, bal­lot­tés au gré de péri­pé­ties bur­lesques fri­sant l’absurde, mais bel et bien dans une mul­ti­tude d’effets lit­té­raires comiques dont la par­faite maî­trise et l’agencement per­ti­nent poussent au génie.
Soi­gnant la mise en abyme de La Conso­la­tion de Phi­lo­so­phie de Boèce, œuvre véné­rée par Igna­tius au point que qui­conque n’en a pas connais­sance soit inexo­ra­ble­ment rangé au banc des “semi-mongoliens”, l’œuvre est essen­tiel­le­ment consti­tuée de dia­logues et de mono­logues rédi­gés par le dia­riste Igna­tius. Pour­tant, les quelques des­crip­tions que l’on découvre au fil des pages sont d’une telle jus­tesse qu’il n’apparaît guère utile d’en rajouter.

Toole amène ainsi son lec­teur à décou­vrir les quar­tiers métis­sés de la Nouvelle-Orléans, les étroites masures en bois colo­rées et défraî­chies de St Ann Street, la zone indus­trielle de Poland Ave­nue et les docks bor­dant le fleuve Mis­sis­sippi, les bars popu­laires enfon­cés sous les bal­cons en fer forgé du Vieux Carré, les ven­deurs ambu­lants de hot-dogs, le tram­way, le Pry­ta­nia Theatre et le Dr Nut (un soda néo-orléanais, cer­tai­ne­ment dis­paru dans le sillage d’une autre marque mon­dia­li­sée).
Mais il ne se contente pas de décrire conscien­cieu­se­ment ce décor, amas de quar­tiers hété­ro­clites for­mant ensemble l’architecture si carac­té­ris­tique de la Nouvelle-Orléans, il lui façonne une vie dont notre esprit pourra en res­sen­tir les odeurs, les goûts et les tex­tures. Les com­pa­rai­sons dont il orne ses des­crip­tions sont tou­jours mor­dantes et la seule image qu’il en fait naître suf­fit à sus­ci­ter le rire. Plus encore, sa plume habile et riche sus­cite en nous l’émotion exacte que Toole veut nous transmettre.

Les dia­logues, tou­jours rap­por­tés au style direct, forment la par­tie saillante du res­sort comique. Tou­te­fois, si le lec­teur s’en gausse assu­ré­ment à chaque lec­ture, c’est parce qu’ils reposent sur une variété impor­tante de méca­nismes humo­ris­tiques, à com­men­cer par le comique de carac­tère. Les per­son­nages sont tous, à leur manière propre, lou­foques et azi­mu­tés. Igna­tius, ou “l’enfoiré à la cas­quette verte”, est bien sûr l’archétype de l’érudit condes­cen­dant dont la verbe fiel­leuse et savante est l’expression même de sa wel­tan­schauung. Jetant sur ses contem­po­rains le juge­ment sévère et incon­tes­table de leur infé­rio­rité intel­lec­tuelle – cau­sa­lité directe de la déca­dence socié­tale opé­rée à son avis depuis le siècle des Lumières –,  il sai­sit les déboires que lui cause Dame For­tune, sour­noise ribaude, pour offrir à son espèce des moyens de salut.
Mais n’ayant abso­lu­ment aucune connais­sance des us et cou­tumes qu’imposent la vie en société, Igna­tius échoue néces­sai­re­ment. Savant inadapté social qui déclame à qui veut l’entendre ses tirades inter­mi­nables com­po­sées de juge­ments moraux sau­gre­nus et de plaintes gran­di­lo­quentes, lorsqu’il ne joue pas du luth ou de la trom­pette au grand dam de ses voi­sins, tout chez Igna­tius est para­doxe et déca­lage. Impro­bable per­son­nage hors du temps et des mœurs, son aspect gar­gan­tuesque, sa tenue ves­ti­men­taire inso­lite, ses manies émé­tiques et son exas­pé­rante hypo­con­drie font de lui une per­sonne hau­te­ment insup­por­table dont le lec­teur rit avec l’espoir sou­tenu que cette dis­tan­cia­tion suf­fise à le can­ton­ner à la fiction.

Ce déca­lage entre son orgueilleuse expres­sion intel­lec­tuelle et son phy­sique allié aux déboires de sa vie bio­lo­gique, est à l’image de son déca­lage moral. Ne jurant que par les œuvres de Ros­wi­tha, Boèce et Mil­ton, il ne prône un ascé­tisme médié­val que pour mieux se vau­trer dans la fai­néan­tise et la gour­man­dise qui le défi­nissent fon­da­men­ta­le­ment. De même, s’il pré­tend œuvrer à l’amélioration du monde, ses moti­va­tions réelles naissent uni­que­ment de son achar­ne­ment obses­sion­nel à contra­rier la fief­fée péron­nelle Myrna Min­koff. Men­teur et fein­teur invé­téré, couard et gei­gnard com­pul­sif, il n’hésite jamais à faire accu­ser autrui du désastre des com­bats avor­tés qu’il a menés.
Au-delà du para­doxe, Igna­tius est sur­tout le per­son­nage qui fait la comé­die. Théâ­tra­li­sant ses aven­tures pour­tant ano­dines, toute tâche aussi simple que celle qui consiste à ouvrir un tiroir devient une dan­ge­reuse et mor­telle épreuve dès lors qu’elle est deman­dée par autrui ; toute demande d’explication sur la sur­ve­nue de ses fias­cos se soldent par de pédants et men­son­gers aver­tis­se­ments d’imminentes actions en justice.

Les per­son­nages secon­daires, bien que moins enra­gés en com­pa­rai­son, appa­raissent tout aussi cocasses : Jones, l’énigmatique Noir à lunettes sou­cieux d’échapper à l’exploitation post-esclavagiste comme à la pri­son pour vaga­bon­dage ; Lana Lee, dic­ta­to­riale tenan­cière de bouge et por­no­graphe pour ados bou­ton­neux à ses heures per­dues ; Dar­lène, inno­cente écer­ve­lée, entraî­neuse et dan­seuse aussi lamen­table que son caca­toès déplu­més ;  Irènes Reilly, maman dépas­sée, obsé­dée par son fils, qui retrouve un peu d’indépendance dans le Mus­ca­tel et le “bou­ligne” ; Angelo Man­cuso, flic à la manque affu­blé de dégui­se­ments gro­tesques et souffre-douleur du com­mis­sa­riat ; Miss Trixie, octo­gé­naire souf­frant du syn­drome de Dio­gène dont la séni­lité ne fait place à la rai­son que pour exi­ger féro­ce­ment la retraite ; Gon­zales, le chef de bureau pleutre et cré­dule ; M. Lévy, riche héri­tier trau­ma­tisé par son père et tyran­nisé par sa femme qui ne laisse pas de lui rap­pe­ler ses incom­pé­tences pro­fes­sion­nelles et pater­nelles ; M. Clyde, ven­deur de hot-dogs débon­naire mais armé d’une fourche à sau­cisses ; Myrna Min­koff, anarcho-libertaire freu­dienne hon­nie par Igna­tius et pour­tant sal­va­trice ; Dorian Green, jeune ren­tier fol­le­ment gay…
Ces per­son­nages hauts en cou­leur ont ainsi cha­cun leurs par­ti­cu­la­ri­tés ubuesques. Leur leit­mo­tiv pro­cède du comique de répé­ti­tion tout en assu­rant, en outre, la cohé­rence de l’œuvre. La conti­nuité de leurs traits s’associent éga­le­ment aux divers liens scé­na­ris­tiques qui se créent entre eux, deve­nant ensemble un agré­gat pris dans l’orbite folle d’Ignatius Reilly.

Le génie de Toole est aussi d’avoir donné voix aux traits tout par­ti­cu­liers qui carac­té­risent chaque per­son­nage. Pour ce faire, il n’hésite pas à retrans­crire fidè­le­ment le par­ler pho­né­tique, pre­nant soin tou­te­fois d’en rendre la lec­ture aisée. A la dif­fé­rence de l’acidité oph­tal­mique que pro­cure le lan­gage SMS, Toole conserve les règles de l’orthographe tout en les com­bi­nant avec des ono­ma­to­pées, des contrac­tions et des pho­nèmes issus de l’oralité (“Alla vu qu’son plan­cher était d’plus en plus dégueu” ; “J’ai les chtons des fli­cards”,…).
Le lec­teur saluera au pas­sage le tra­vail du tra­duc­teur tout en ayant le plai­sir de décou­vrir des mots anglais fran­ci­sés (“coque­tèle” ; “cloune” ; “chau­bise”, “ticheurte”,…). Toole joue ainsi avec l’expressivité de l’intériorité de ses per­son­nages via leurs dif­fé­rents par­lers et leur accent, ce qui assure déjà le comique de lan­gage. Pour­tant, il l’exalte par la ren­contre inat­ten­due des dif­fé­rentes énonciations.

En effet, mêlant avec une admi­rable com­mo­dité les registres de langue, du lan­gage affecté et sou­tenu d’Ignatius au lan­gage argo­tique de Johns, en pas­sant par le gros­sier de Lana Lee, le psy­cha­na­ly­sant de Mme Lévy et le popu­laire d’Irène Reilly, le déca­lage se pour­suit jusque dans les conver­sa­tions. Toutes font ainsi l’effet d’un dia­logue de sourds. Comme des pla­nètes entrant en col­li­sion, chaque per­son­nage y va de son par­ler, de son inlas­sable ren­gaine et de sa propre wel­tan­schauung.
Chez Toole, les qui­pro­quos sont sub­tils en ce qu’ils naissent pré­ci­sé­ment de la nature pro­fonde des pro­ta­go­nistes. Aucun ne peut com­prendre l’autre, tous enfer­més dans leur concep­tion du monde et leur mode d’expression. En contact avec les autres, les mal­en­ten­dus sont alors iné­luc­tables et mettent en évi­dence le prisme sub­jec­tif fon­da­men­tal avec lequel l’humain aborde le monde : l’extériorité sous le seul éclai­rage de l’intériorité.

L’effet comique ultime réside dans cette place omni­sciente que le nar­ra­teur offre au lec­teur. Tel un Dieu invi­sible, éclairé par la connais­sance de tout ce que le nar­ra­teur a bien voulu lui dire, jugeant les réac­tions des uns et des autres et se moquant de leur appré­hen­sion par­tielle de la situa­tion. Il en est ainsi, par exemple, lorsque M. Lévy prend la défense d’Ignatius en s’opposant à sa mère parce qu’il trans­pose sa propre rela­tion épouse/époux. Ainsi affu­blé, chaque per­son­nage pourra suivre, de manière directe ou rap­por­tée, les frasques déso­pi­lantes d’Ignatius, ten­tant des actions de sau­ve­tage social dans le but de cour­rou­cer l’impertinente Myrna Min­koff.
Le comique de geste et de situa­tion repose ici essen­tiel­le­ment sur les très larges épaules d’Ignatius, bien que la séni­lité de Miss Trixie lui fasse quelque peu concur­rence. Le lec­teur par­don­nera à Toole de sau­pou­drer sa comé­die d’un peu de vau­de­ville, avec des gags géné­rés par les chutes et les situa­tions phy­si­que­ment périlleuses dans les­quelles Igna­tius se retrouve. Cepen­dant, à la dif­fé­rence des farces un peu gros­sières, leur nar­ra­tion est tou­jours admi­ra­ble­ment menée et le lec­teur ima­gine très bien les scènes abracadabrantesques.

A ce titre, plu­sieurs pro­cé­dés berg­so­niens du rire sont pré­sents dans l’œuvre de Toole : le diable à res­sort via les dia­logues, le pan­tin à ficelle via les men­songes éhon­tés d’Ignatius, et l’effet boule de neige car les actions de notre héros entraînent sou­vent sa chute à l’issue d’un engre­nage d’événements impré­vus. L’effet boule de neige sera même le der­nier res­sort comique puisque la fin du roman peut être per­çue comme la col­li­sion de tous les évé­ne­ments et per­son­nages ayant gra­vité, à un moment ou un autre, dans l’orbite d’Ignatius.
L’œuvre recèle tou­te­fois une cer­taine dimen­sion morale dans la mesure où, frô­lant la satire, elle inter­roge tout de même le lec­teur sur la condi­tion des Noirs et des homo­sexuels ainsi que les rela­tions employés/employeur dans les États-Unis des années 60.

Le rire tou­chant aussi le cœur du lec­teur, celui-ci finira pro­ba­ble­ment par avoir de l’empathie pour tous ces louf­dingues, même à l’égard d’Ignatius. Bien que celui-ci soit un odieux per­son­nage écœu­rant à sou­hait, il nous fait un peu l’effet d’un gros matou de gout­tière ayant contracté le coryza : il ne fait pas exprès d’être aca­riâtre, inci­vi­lisé et dégueu­lasse. Sur­tout, au fond de lui, il n’a que des allures de méchan­ceté et n’accomplit aucun acte qui méri­te­rait l’enfermement. Au contraire, ses mau­vaises actions contri­buent à la fin heu­reuse de tous les pro­ta­go­nistes.
La Conju­ra­tion des Imbé­ciles est ainsi l’œuvre contem­po­raine qui a su tirer avec brio tout le béné­fice des dif­fé­rents res­sorts comiques. La énième lec­ture en sera tou­jours plus drôle, d’autant si le lec­teur scrute les méca­nismes qui le font tant rire. A l’inverse d’un tour qui perd toute sa magie lorsque le spec­ta­teur en com­prend le truc, la lec­ture éclai­rée d’une œuvre ne la rend que plus savou­reuse. Sans doute parce que, comme l’écrivait Berg­son, l’humour s’adresse sur­tout à l’esprit.

lire une autre cri­tique de l’ouvrage 

 sophie bonin

John Ken­nedy Toole, La Conju­ra­tion des Imbé­ciles (A Confe­de­racy of Dunces), trad. J.-P. Carasso, 10/18, Domaine étran­ger, 2008.

2 Comments

Filed under Poésie, Romans

2 Responses to John Kennedy Toole, La Conjuration des Imbéciles

  1. Breuning Liliane

    BRAVO!
    Somp­tueuse chro­nique.
    Je vais dere­chef me pré­ci­pi­ter pour trou­ver l’original que je lirais avec la tra­duc­tion à côté.
    Encore merci!
    Liliane Breuning

    • L'Onicrite

      Madame, je vous remer­cie très sin­cè­re­ment pour votre com­men­taire.
      Vous avez là une excel­lente idée que je par­tage, ne serait-ce que pour répondre à cette tur­lu­pi­nante ques­tion : “Quels ont bien pu être les mots anglais ori­gi­naux pour avoir été tra­duits par bou­ligne ou chau­bise ?“
      Bien cordialement.

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