“Je n’ai que trop d’embarras à constater l’absence d’un éloge digne de ce nom à propos de cette œuvre littéraire absolument majeure, quand bien même il eusse été rédigé par un chroniqueur quasi-mongolien et analphabète. La gravité de cette omission mérite que les responsables soient fouettés sur la place publique jusqu’à l’évanouissement. Aussi, pour ne point aggraver les atteintes au bon goût et à la décence de notre ère, nous faut-il méditer dès à présent le legs posthume que Toole a bien voulu céder aux âmes contemporaines débilitantes, en ces hauts préceptes de théologie et de géométrie qui rayonnent à travers la vie de ce fabuleux Ignatius J. Reilly.”
Rob, votre jeune chroniqueur incompris
Voilà ce qu’Ignatius aurait pu écrire, avec force éructations de mépris, tapant furieusement les touches d’un clavier bon marché de ses gros doigts huilés du beurre d’une douzaine de beignets, après avoir délaissé ses cahiers Big Chief des années 60. Le fait est que, quelles que soient les émotions que nous inspire ce protagoniste à tout point de vue hors-norme, il est indéniable que La Conjuration des Imbéciles est une œuvre littéraire contemporaine majeure, rarement égalée, du genre humoristique. Son excellence ne réside pas seulement dans la mise en scène de personnages loufdingues, ballottés au gré de péripéties burlesques frisant l’absurde, mais bel et bien dans une multitude d’effets littéraires comiques dont la parfaite maîtrise et l’agencement pertinent poussent au génie.
Soignant la mise en abyme de La Consolation de Philosophie de Boèce, œuvre vénérée par Ignatius au point que quiconque n’en a pas connaissance soit inexorablement rangé au banc des “semi-mongoliens”, l’œuvre est essentiellement constituée de dialogues et de monologues rédigés par le diariste Ignatius. Pourtant, les quelques descriptions que l’on découvre au fil des pages sont d’une telle justesse qu’il n’apparaît guère utile d’en rajouter.
Toole amène ainsi son lecteur à découvrir les quartiers métissés de la Nouvelle-Orléans, les étroites masures en bois colorées et défraîchies de St Ann Street, la zone industrielle de Poland Avenue et les docks bordant le fleuve Mississippi, les bars populaires enfoncés sous les balcons en fer forgé du Vieux Carré, les vendeurs ambulants de hot-dogs, le tramway, le Prytania Theatre et le Dr Nut (un soda néo-orléanais, certainement disparu dans le sillage d’une autre marque mondialisée).
Mais il ne se contente pas de décrire consciencieusement ce décor, amas de quartiers hétéroclites formant ensemble l’architecture si caractéristique de la Nouvelle-Orléans, il lui façonne une vie dont notre esprit pourra en ressentir les odeurs, les goûts et les textures. Les comparaisons dont il orne ses descriptions sont toujours mordantes et la seule image qu’il en fait naître suffit à susciter le rire. Plus encore, sa plume habile et riche suscite en nous l’émotion exacte que Toole veut nous transmettre.
Les dialogues, toujours rapportés au style direct, forment la partie saillante du ressort comique. Toutefois, si le lecteur s’en gausse assurément à chaque lecture, c’est parce qu’ils reposent sur une variété importante de mécanismes humoristiques, à commencer par le comique de caractère. Les personnages sont tous, à leur manière propre, loufoques et azimutés. Ignatius, ou “l’enfoiré à la casquette verte”, est bien sûr l’archétype de l’érudit condescendant dont la verbe fielleuse et savante est l’expression même de sa weltanschauung. Jetant sur ses contemporains le jugement sévère et incontestable de leur infériorité intellectuelle – causalité directe de la décadence sociétale opérée à son avis depuis le siècle des Lumières –, il saisit les déboires que lui cause Dame Fortune, sournoise ribaude, pour offrir à son espèce des moyens de salut.
Mais n’ayant absolument aucune connaissance des us et coutumes qu’imposent la vie en société, Ignatius échoue nécessairement. Savant inadapté social qui déclame à qui veut l’entendre ses tirades interminables composées de jugements moraux saugrenus et de plaintes grandiloquentes, lorsqu’il ne joue pas du luth ou de la trompette au grand dam de ses voisins, tout chez Ignatius est paradoxe et décalage. Improbable personnage hors du temps et des mœurs, son aspect gargantuesque, sa tenue vestimentaire insolite, ses manies émétiques et son exaspérante hypocondrie font de lui une personne hautement insupportable dont le lecteur rit avec l’espoir soutenu que cette distanciation suffise à le cantonner à la fiction.
Ce décalage entre son orgueilleuse expression intellectuelle et son physique allié aux déboires de sa vie biologique, est à l’image de son décalage moral. Ne jurant que par les œuvres de Roswitha, Boèce et Milton, il ne prône un ascétisme médiéval que pour mieux se vautrer dans la fainéantise et la gourmandise qui le définissent fondamentalement. De même, s’il prétend œuvrer à l’amélioration du monde, ses motivations réelles naissent uniquement de son acharnement obsessionnel à contrarier la fieffée péronnelle Myrna Minkoff. Menteur et feinteur invétéré, couard et geignard compulsif, il n’hésite jamais à faire accuser autrui du désastre des combats avortés qu’il a menés.
Au-delà du paradoxe, Ignatius est surtout le personnage qui fait la comédie. Théâtralisant ses aventures pourtant anodines, toute tâche aussi simple que celle qui consiste à ouvrir un tiroir devient une dangereuse et mortelle épreuve dès lors qu’elle est demandée par autrui ; toute demande d’explication sur la survenue de ses fiascos se soldent par de pédants et mensongers avertissements d’imminentes actions en justice.
Les personnages secondaires, bien que moins enragés en comparaison, apparaissent tout aussi cocasses : Jones, l’énigmatique Noir à lunettes soucieux d’échapper à l’exploitation post-esclavagiste comme à la prison pour vagabondage ; Lana Lee, dictatoriale tenancière de bouge et pornographe pour ados boutonneux à ses heures perdues ; Darlène, innocente écervelée, entraîneuse et danseuse aussi lamentable que son cacatoès déplumés ; Irènes Reilly, maman dépassée, obsédée par son fils, qui retrouve un peu d’indépendance dans le Muscatel et le “bouligne” ; Angelo Mancuso, flic à la manque affublé de déguisements grotesques et souffre-douleur du commissariat ; Miss Trixie, octogénaire souffrant du syndrome de Diogène dont la sénilité ne fait place à la raison que pour exiger férocement la retraite ; Gonzales, le chef de bureau pleutre et crédule ; M. Lévy, riche héritier traumatisé par son père et tyrannisé par sa femme qui ne laisse pas de lui rappeler ses incompétences professionnelles et paternelles ; M. Clyde, vendeur de hot-dogs débonnaire mais armé d’une fourche à saucisses ; Myrna Minkoff, anarcho-libertaire freudienne honnie par Ignatius et pourtant salvatrice ; Dorian Green, jeune rentier follement gay…
Ces personnages hauts en couleur ont ainsi chacun leurs particularités ubuesques. Leur leitmotiv procède du comique de répétition tout en assurant, en outre, la cohérence de l’œuvre. La continuité de leurs traits s’associent également aux divers liens scénaristiques qui se créent entre eux, devenant ensemble un agrégat pris dans l’orbite folle d’Ignatius Reilly.
Le génie de Toole est aussi d’avoir donné voix aux traits tout particuliers qui caractérisent chaque personnage. Pour ce faire, il n’hésite pas à retranscrire fidèlement le parler phonétique, prenant soin toutefois d’en rendre la lecture aisée. A la différence de l’acidité ophtalmique que procure le langage SMS, Toole conserve les règles de l’orthographe tout en les combinant avec des onomatopées, des contractions et des phonèmes issus de l’oralité (“Alla vu qu’son plancher était d’plus en plus dégueu” ; “J’ai les chtons des flicards”,…).
Le lecteur saluera au passage le travail du traducteur tout en ayant le plaisir de découvrir des mots anglais francisés (“coquetèle” ; “cloune” ; “chaubise”, “ticheurte”,…). Toole joue ainsi avec l’expressivité de l’intériorité de ses personnages via leurs différents parlers et leur accent, ce qui assure déjà le comique de langage. Pourtant, il l’exalte par la rencontre inattendue des différentes énonciations.
En effet, mêlant avec une admirable commodité les registres de langue, du langage affecté et soutenu d’Ignatius au langage argotique de Johns, en passant par le grossier de Lana Lee, le psychanalysant de Mme Lévy et le populaire d’Irène Reilly, le décalage se poursuit jusque dans les conversations. Toutes font ainsi l’effet d’un dialogue de sourds. Comme des planètes entrant en collision, chaque personnage y va de son parler, de son inlassable rengaine et de sa propre weltanschauung.
Chez Toole, les quiproquos sont subtils en ce qu’ils naissent précisément de la nature profonde des protagonistes. Aucun ne peut comprendre l’autre, tous enfermés dans leur conception du monde et leur mode d’expression. En contact avec les autres, les malentendus sont alors inéluctables et mettent en évidence le prisme subjectif fondamental avec lequel l’humain aborde le monde : l’extériorité sous le seul éclairage de l’intériorité.
L’effet comique ultime réside dans cette place omnisciente que le narrateur offre au lecteur. Tel un Dieu invisible, éclairé par la connaissance de tout ce que le narrateur a bien voulu lui dire, jugeant les réactions des uns et des autres et se moquant de leur appréhension partielle de la situation. Il en est ainsi, par exemple, lorsque M. Lévy prend la défense d’Ignatius en s’opposant à sa mère parce qu’il transpose sa propre relation épouse/époux. Ainsi affublé, chaque personnage pourra suivre, de manière directe ou rapportée, les frasques désopilantes d’Ignatius, tentant des actions de sauvetage social dans le but de courroucer l’impertinente Myrna Minkoff.
Le comique de geste et de situation repose ici essentiellement sur les très larges épaules d’Ignatius, bien que la sénilité de Miss Trixie lui fasse quelque peu concurrence. Le lecteur pardonnera à Toole de saupoudrer sa comédie d’un peu de vaudeville, avec des gags générés par les chutes et les situations physiquement périlleuses dans lesquelles Ignatius se retrouve. Cependant, à la différence des farces un peu grossières, leur narration est toujours admirablement menée et le lecteur imagine très bien les scènes abracadabrantesques.
A ce titre, plusieurs procédés bergsoniens du rire sont présents dans l’œuvre de Toole : le diable à ressort via les dialogues, le pantin à ficelle via les mensonges éhontés d’Ignatius, et l’effet boule de neige car les actions de notre héros entraînent souvent sa chute à l’issue d’un engrenage d’événements imprévus. L’effet boule de neige sera même le dernier ressort comique puisque la fin du roman peut être perçue comme la collision de tous les événements et personnages ayant gravité, à un moment ou un autre, dans l’orbite d’Ignatius.
L’œuvre recèle toutefois une certaine dimension morale dans la mesure où, frôlant la satire, elle interroge tout de même le lecteur sur la condition des Noirs et des homosexuels ainsi que les relations employés/employeur dans les États-Unis des années 60.
Le rire touchant aussi le cœur du lecteur, celui-ci finira probablement par avoir de l’empathie pour tous ces loufdingues, même à l’égard d’Ignatius. Bien que celui-ci soit un odieux personnage écœurant à souhait, il nous fait un peu l’effet d’un gros matou de gouttière ayant contracté le coryza : il ne fait pas exprès d’être acariâtre, incivilisé et dégueulasse. Surtout, au fond de lui, il n’a que des allures de méchanceté et n’accomplit aucun acte qui mériterait l’enfermement. Au contraire, ses mauvaises actions contribuent à la fin heureuse de tous les protagonistes.
La Conjuration des Imbéciles est ainsi l’œuvre contemporaine qui a su tirer avec brio tout le bénéfice des différents ressorts comiques. La énième lecture en sera toujours plus drôle, d’autant si le lecteur scrute les mécanismes qui le font tant rire. A l’inverse d’un tour qui perd toute sa magie lorsque le spectateur en comprend le truc, la lecture éclairée d’une œuvre ne la rend que plus savoureuse. Sans doute parce que, comme l’écrivait Bergson, l’humour s’adresse surtout à l’esprit.
lire une autre critique de l’ouvrage
sophie bonin
John Kennedy Toole, La Conjuration des Imbéciles (A Confederacy of Dunces), trad. J.-P. Carasso, 10/18, Domaine étranger, 2008.
BRAVO!
Somptueuse chronique.
Je vais derechef me précipiter pour trouver l’original que je lirais avec la traduction à côté.
Encore merci!
Liliane Breuning
Madame, je vous remercie très sincèrement pour votre commentaire.
Vous avez là une excellente idée que je partage, ne serait-ce que pour répondre à cette turlupinante question : “Quels ont bien pu être les mots anglais originaux pour avoir été traduits par bouligne ou chaubise ?“
Bien cordialement.