Liouba Vinogradova, Les Tireuses d’élite de l’Armée rouge

Un docu­ment exceptionnel

Cet ouvrage, basé sur des témoi­gnages, retrace le par­cours de trois pro­mo­tions de tireuses d’élite qui ont été for­mées, à par­tir de 1942, pour se sub­sti­tuer aux hommes déci­més. Âgées de 17 à 20 ans au début de leur par­cours de com­bat­tantes, la plu­part ont été mobi­li­sées mal­gré elles. Parmi les volon­taires, on trou­vait aussi bien de fer­ventes patriotes que des filles qui ne voyaient pas ce qu’elles pour­raient faire de mieux.
Dans tous les cas, elles n’avaient pas moyen d’imaginer ce qui les atten­dait : une pré­pa­ra­tion phy­sique érein­tante et sou­vent humi­liante, des vio­lences sexuelles (très cou­rantes dans l’Armée rouge), une pénu­rie géné­ra­li­sée, por­tant non seule­ment sur la nour­ri­ture, mais même sur les uni­formes… L’un des aspects les plus ins­truc­tifs du livre de Vino­gra­dova consiste jus­te­ment à réca­pi­tu­ler les épreuves que ces jeunes femmes avaient à subir au quo­ti­dien, même en dehors des com­bats ; le lec­teur en retire une impres­sion accablante.

Quant à l’action pro­pre­ment mili­taire, maints témoi­gnages recueillis par l’auteure reviennent sur les pro­blèmes moraux que posait aux sol­dates la néces­sité de tuer, sur­tout dans les cas où elles voyaient clai­re­ment le visage de l’ennemi à abattre, comme Tonia Makh­lia­guina, orphe­line, hor­ri­fiée à l’idée d’avoir privé de père d’autres enfants (p. 128). Plu­sieurs anciennes tireuses d’élite s’en disent trau­ma­ti­sées à vie ; très peu d’entre elles semblent avoir pris du plai­sir à tuer.
L’exemple le plus sai­sis­sant est celui de Roza Cha­nina, com­bat­tante fana­tique qui tenait un jour­nal (par­tiel­le­ment conservé), où reviennent, parmi d’autres leit­mo­tive, l’envie fré­né­tique de « chas­ser » et d’aller à la ren­contre des pires dan­gers. Après la mort de Roza, sa mère fera un com­men­taire gla­çant : “(…) c’est peut-être mieux ainsi. Com­ment aurait-elle vécu après la guerre ? Elle qui avait tué tant de monde.“ (p. 277).

De fait, même pour celles qui avaient tué bien moins de monde que Roza, le retour du front s’est avéré dif­fi­cile car, en dépit de la pro­pa­gande qui fai­sait d’elles des héroïnes, la popu­la­tion les voyait d’un mau­vais œil, les consi­dé­rant comme… des débau­chées. Celles qui ren­traient pour­vues d’un fiancé ou d’un mari pou­vaient s’estimer très avan­ta­gées. Or, ces chan­ceuses n’ont pas for­cé­ment fini par faire les études ou par exer­cer le métier dont elles rêvaient…
L’ouvrage de Vino­gra­dova, pas­sion­nant de bout en bout, est à recom­man­der à tous les lec­teurs qui s’intéressent à l’histoire de la Seconde Guerre mon­diale. Un seul bémol : la tra­duc­tion est émaillée d’imperfections.

agathe de lastyns

Liouba Vino­gra­dova, Les Tireuses d’élite de l’Armée rouge, tra­duit du russe par Polina Petrou­china & Larissa Cla­ri­nard, Héloïse d’Ormesson, 18 octobre 2018, 384 p. – 23,00 €.

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