Dans une démarche plus claudélienne que baudelairienne, Stéphane Sangral va moins au fond de l’inconnu pour chercher du nouveau qu’au fond du réel afin d’y trouver de l’inconnu. Le tout non sans abnégation et une forme d’esthétique monacale.Il y a chez lui du Saint François de Sales qui aurait découvert chez Mallarmé un moyen de remplacer une soif d’absolu par une autre — ou de les superposer.
Existe une dimension sacrificiel de tout surplus. L’acte de renoncement tient d’une nécessaire ascèse : l’homme peut exercer sa liberté là où jaillissent une sensibilité très vive et une rationalité. Elles n’étouffent en rien la poésie mais la poussent vers un pari pascalien là où la force de l’esprit et du langage engendre un mouvement vers l’obscur et ce qui se cache dedans.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Le mystère de la verticalité.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Je n’ai aucune idéalisation de l’enfance, et donc aucune sacralisation de mes rêves de cette époque. La plupart sont morts d’oubli ou d’inanité, et c’est très bien comme ça. Malgré tout, persiste quelque chose qui me paraît remonter à mes premières pensées, une sorte d’axe inflexible qui me guide depuis le début et se prolongera probablement jusqu’à la fin, quelque chose qui se rapporte en effet au rêve : l’impression que le réel ne suffit pas. De cette impression, de cette frustration existentielle, de cette incomplétude ontologique semblent résulter mon attrait pour la philosophie et la science (le rêve de voir au fond du réel pour y dénicher enfin sa complétude) et mon attrait pour l’art et la poésie (le rêve d’ajouter une épaisseur supplémentaire au réel pour, au moins artificiellement, y réaliser enfin sa complétude).
A quoi avez-vous renoncé ?
A presque tout. Le renoncement à la multitude des sillons qu’offre la vie était le prix à payer obligatoire pour pouvoir creuser profondément les quelques sillons qui véritablement me constituent.
D’où venez-vous ?
De l’inépuisable et épuisante dialectique entre être et néant.
Qu’avez-vous reçu en dot ?
J ’ai reçu, lors de mon mariage avec la vie, l’idée de sa finitude. C’est un cadeau encombrant. Mais peut-être réussirai-je à lui trouver au fil du temps une certaine beauté.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
Se rappeler que le plaisir existe…
Qu’est-ce qui vous distingue des autres écrivains ?
Ce qui m’en distingue est exactement la même chose que ce qui me rend semblable à eux : je suis le seul, comme chacun d’eux, à écrire l’œuvre que j’écris.
Comment définiriez-vous votre approche de la poésie ?
Approcher l’indéfinissable (…parcourir les cryptes labyrinthiques situées au-dessous des idées à la recherche de la beauté et parcourir les labyrinthes cryptiques situés au-dessus des idées à la recherche de cette recherche qui toujours s’échappe… faire des nœuds sur un fil linguistique pour nouer ensemble tout ce qui nous échappe… tracer des cercles pour tenter d’y apprivoiser leur centre avant qu’il ne s’échappe…)
Quelle est la première image qui vous interpella ?
Je n’ai évidemment pas les moyens mnésiques de répondre honnêtement à cette question, je répondrais donc à côté, en transformant le « première image » de votre question en « image première », et en convoquant alors l’image première ultime, le fond diffus cosmologique, cette image du rayonnement électromagnétique de l’univers alors même qu’il n’avait que 380 000 ans. Voir notre univers tel qu’il était il y a environ 13,7 milliards d’années, à seulement quelques centaines de millénaires de son Big bang, est une expérience vertigineuse.
Et votre première lecture ?
Là encore, pardonnez-moi, je ne répondrais pas honnêtement à cette question en mentionnant tel ou tel livre d’enfant, mais je récupérerais l’adjectif « première » pour qualifier la lecture qui se place première en mon esprit : l’œuvre mallarméenne.
Quelles musiques écoutez-vous ?
J’ai un rapport passionnel à la musique. J’ai longtemps voulu être compositeur, et cela a été probablement mon renoncement le plus douloureux. Il est difficile de vous répondre car, détestant les frontières, quelles qu’elles soient, je n’aborde pas la musique avec des logiques de genre musical, je l’aime dans son unité et sa diversité. Mais cela n’implique évidemment pas que, pour moi, toutes les œuvres musicales se valent. Pour être synthétique, je dirais que les critères d’innovation et de complexité sont ceux qui me semblent le moins mal circonscrire mes goûts. Je citerais, pour le plaisir d’entendre résonner l’œuvre que ces noms évoquent, mais avec l’immense frustration de ne pouvoir en citer mille, Pierre Henry, Pierre Boulez, Johann-Sebastian Bach, Brian Ferneyhough…
Quel est le livre que vous aimez relire ?
Comment relire alors qu’il me reste tant à lire et que la vie est si courte…
Quel film vous fait pleurer ?
Celui que l’on ne cesse, pathétiquement, de se faire à soi-même…
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Quelqu’un enfermé dans le cadre étroit de sa réalité, quelqu’un qui se perçoit n’être qu’un reflet, quelqu’un qui vacille autour de l’idée de n’être qu’un « quelque chose », quelque chose comme une insoluble question.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
A l’écriture elle-même. Écrasante, oui, écrasante, je la regarde et balbutie, je fais des « Circonvolutions », mes mots tournent autour d’eux-mêmes, j’erre dans une lettre qui perd toutes ses lettres, mon courrier court à sa perte, son point final n’a aucune adresse, non, je ne terminerai pas cet envoi en voie d’extinction de voix, je ne le terminerai probablement jamais, écrire à l’écriture est au-dessus de mes forces, elle est bien trop écrasante, n’étant rien de moins qu’un deuxième univers.
Quel lieu a pour vous valeur de mythe ?
Mon bureau, tapissé de mes bibliothèques.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Outre Mallarmé, Henry, Boulez, Bach et Ferneyhough que j’ai déjà cités, j’ajouterais Maurice Blanchot, Jacques Derrida, Philippe Grand, Emil Cioran, Edmond Jabès, Roberto Juarroz, Jean-Paul Marcheschi, Zao Wou-ki, Maria Helena Vieira da Silva, Marc-Antoine Mathieu, et j’ajouterais là encore l’immense frustration de ne pouvoir en citer mille…
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
J’allais répondre : le pouvoir d’à chaque anniversaire rajeunir d’un an. Mais non, c’est faux, le temps ne passe pas pour rien. Alors je répondrai : le pouvoir d’à chaque anniversaire reculer la mort d’un an.
Que défendez-vous ?
L’idée d’un monde où il n’y aurait plus à se défendre.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas” ?
L’amour est un enchevêtrement modulable de concepts eux-mêmes modulables, il n’est par conséquent absolument pas réductible à une quelconque formule.
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ?“
Je crois qu’en effet le oui possède quelque chose qui transcende sa simple pertinence. Peut-être est-il la porte qui ouvre sur un surplus d’existence ?
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
La suivante.
Entretien et présentation réalisés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 22 octobre 2018.
Merci à Stéphane pour cet article dont je partage l’essentiel, ses livres me sont précieux, la voie éclairant la pensée. J’ai écrit dans je ne sais plus quel recueil : il y a de l’inconnu au fond du connu. Même pensée que le titre de cet entretien. Je me demande s’il n’y a pas du Char là en-dessous. Deux princes en poésie: Mallarmé et André du Bouchet. Pour paraphraser le premier, je dirai qui accomplit l’acte poétique se retranche du monde. Poésie et quotidien ne se superposent pas. La poésie ne vient pas du quotidien, elle y va. Le signifiant précède le signifié. Ce renoncement n’est pas un sacrifie mais un bonheur, cette possibilité de choisir et de s’y éclater. Dépasser la fatalité de l’être, c’est rayonner, c’est comme le dit Dupin : le tirant d’obscurité du poème relève la route.
Au sommet, science et poésie se rejoignent dans une même démarche qui est la connaissance du réel par un acte de rigueur et de pensée poussé jusqu’à son extrémité. L’imaginaire vérifie le réel dit Maulpoix. Il est le prolongement de la raison. Inventer, c’est penser à côté dit Einstein. Nous devons réconcilier le réel et la parole. La poésie ne serait– elle pas une initiation à la disparition comme le pense Jaccottet. Si l’acte poétique est incompréhensible, il n’est jamais gratuit.
“J’ai un rapport passionnel à la musique” nous dit Stéphane. Moi aussi, Tous les jours, je suis devant le clavier. Le fondement de la poésie est la pensée et la musique qui l’exprime. La phrase de mots bien écrite donne sens et émotion telle la phrase musicale.
Jean-Marie Corbusier,
J’ai pratiquement lu tous les livres de Stéphane. A la lecture de cet interview je me demande si les personnes qui ne connaissent pas encore son oeuvre ne devraient pas commencer par là. En effet dans ses réponses, j’ai l’impression que Stéphane esquive tout ce qui pourrait ouvrir notre curiosité sur son soi intime et c’est tant mieux. Car s’il est besoin de soulever un coin du voile son intimité, rien de plus simple que de se laisser aller à la magie des mots qu’il choisit de faire danser, aux circonvolutions et ellipses qui nous invitent non pas à la recherche de son soi mais la transcende pour nous inviter à la recherche du tout… Et du tout pour tous. Stéphane, on attend ton prochain livre, comme toujours avec gourmandise (comme disait le camarade Rimbaud). Patrick Schindler