Fiction de l’épuisement et poésie concrète
L’œuvre d’Hélène Bessette semble avoir été écrite aujourd’hui. Pourtant son auteure, décédée en 2000, n’a pratiquement plus rien publié après 1974 — aucun éditeur ne désirant la défendre. Il est vrai que son succès a rarement dépassé un tout relatif succès d’estime. Ces 13 romans parus chez Gallimard entre 1953 et 1973 restèrent introuvables sauf chez les bouquinistes avant que l’éditrice et écrivaine Laure Limongi n’en publie aux Éditions Léo Scheer. Mais désormais le Nouvel Attila va publier dans son label Othello l’œuvre intégrale et surprenante (enrichie d’inédits) de celle qui rentra en pénitence avant de connaître un oubli injustifié.
Il est vrai que l’auteure n’était pas de celle qui mettait de l’huile dans les relations avec le monde — et celui de l’édition en particulier. Découverte par Queneau, elle fut considérée rue Sébastien Bottin (rebaptisée Gallimard) comme teigneuse, coriace, tenace voire insupportable et un rien dérangée.
Elle possède néanmoins une écriture qui hante. Elle porte à la fois une voix de l’époque et de toujours. Jamais militante féministe, elle s’est posée d’emblée en stature d’écrivain qui lui revient. Par exemple et dans sa Fête des fils , elle crée un rapport incroyable avec son temps (guerre d’Algérie, Mai 68) comme avec un futur dont elle devient la primitive. Se refusant à la notion d’avant-garde, elle ne prétend en rien à un travail expérimental. Ses livres se lisent parfaitement mais les préjugés furent tenaces : on ne voulut pas la lire ni se soumettre à la force des mots poussés jusqu’à épuisement par une cavalcade rythmique sans trou d’air.
Amoureuse de la voix de Bessie Smith, l’écrivain possède la sienne avec — comme dans Suite suisse, un de ses trois chefs-d’œuvre — une temporalité particulière. Parlant dans Suite suisse de Lausanne qu’elle affectionne, elle évoque la cité comme une ville “riche” où il faut être de même pour y vivre au milieu des “richissimes” romanciers qui (eux) ont réussi à vivre des « week-ends plus riches que riches ». Preuve que Lausanne n’est en rien calviniste comme Genève sa voisine.
Influencée par la littérature américaine, elle penche vers Salinger et Ezra Pound, les écrivains de l’effort et étrangers à leur monde. Elle emploie parfois en les transposant des tournures anglophones, si bien qu’elle dit écrire de « l’american français » au point d’envisager un roman bilingue (refusé par Gallimard et introuvable). La luminosité passe par des zones d’ombres là où, comme Beckett, Hélène Bessette épuise les possibilités du texte et du langage mais dans une scansion qui n’est pas sans rappeler l’écriture de colère de Céline tout en poussant le roman dans ce qui paraît des « impasses ».
Par exemple, elle commence un de ses romans par « l’héroïne est absence » puis ponctue le récit de « je ne sais rien, nous ne dirons rien ». Elle en profite pour modéliser les mots plus simples dans un humour cruel au sein même des situations tragiques. En rien femme de lettres compassée, elle coupe, taille, segmente, crée des trous au sein d’éboulis et de boucles en une musicalité particulière qui rend Duras elle-même asthmatique. Rien de théâtral dans cette écriture de « voix » qui assigne à résidence de lecture.
Le je fracturé de l’auteure est entièrement dans ses livres. Elle ne s’y victimise jamais entre humiliation et orgueil. Et dans la tradition d’une Gertrud Stein, Bessette travaille la forme avec puissance. Celle qui fut institutrice puis préceptrice à Londres et en Suisse cherche dans ce qu’elle définit comme « roman poétique » un univers fait de bleus à l’âme et de blues au corps mais avec humour radical. Comme le souligne Bernard Noël, les poèmes de l’auteure ressemblent à des romans et ceux-ci ont des allures de poèmes en un tressage entre les deux genres. Ni auto-fiction ni nouveau roman, la fiction devient un contre-feu au roman bourgeois classique qui lui semblait d’un autre temps par rapports aux autres arts.
Le « roman poétique » emballe dans la langue et se libère du narratif. L’auteure ne s’attarde jamais, râle et rit, décoiffe. Elle ne tue pas le roman mais le père, la mère, le romanesque et invente une nouvelle voix en éjectant le lecteur du miroir à travers ses portes qu’elle « maçonne » en trompe– l’œil pour qu’il fonce dans le mur.
Centripète et centrifuge, le roman « poétique » ne l’est que si cet adjectif n’ouvre pas à la confusion. Chez elle, ce qualificatif est matérialiste. Dans la fiction demeurent toujours des personnages mais insérés au sein de rapports ambigus, faussement réaliste et troubles. Ils sont absents en quelque sorte puisque parfois ils commencent par mourir…
Dès lors, le moins fait le plus. Et l’écriture — à l’inverse d’un positionnement classique — précède les personnages. Ceux-ci ne sont que des avatar de l’existence mais restent des ersatz symboliques. Ils opèrent plus par fonction que psychologie. Ils ne sont ni réalistes ni abstraits mais comiques en leurs rodomontades et leurs volte-face au sein de l’adversité quotidienne.
jean-paul gavard-perret
Hélène Bessette, Histoire du chien & Garance rose, Le Nouvel Attila, Paris, 2018