La suite attendue d’Anvers 1585, sorti il y a tout juste un an. Une régularité de bon aloi pour une série de qualité.
Impair…et passe !
Comme dans le premier volume, on entre dans le récit à la fin du XVIe siècle, à Anvers. Leonora, qui a repris l’imprimerie de son père et a vu surgir, en l’espace d’une nuit, un cinquante et unième exemplaire d’un manuscrit qu’elle a hérité de sa mère — Visio Veritatis — est poursuivie par les hommes du bourgmestre et s’enfuit vers Séville, d’où sa mère était originaire. Quant à Patrick Prada, il est encore sous le choc de la mort tragique de sa femme, Virginia. Un deuil d’autant plus difficile à vivre que Virginia est soupçonnée d’avoir provoqué une crise diplomatique majeure en falsifiant un document issu de la Sûreté d’État, permettant ainsi l’exportation vers l’Inde de matériel nucléaire. Alors que Patrick est confronté à une demande d’autopsie du corps de Virginia de la part de l’inspecteur chargé de l’enquête, il est contacté par un certain Delussine, amateur de livres anciens, qui se dit détenteur d’informations capitales à propos du mystérieux ouvrage acquis par Virginia peu avant sa mort.
Reposant sur le même principe narratif que l’album précédent, “Séville 1600″ développe en alternance trois récits : l’un se situant à la charnière des XVIe et XVIIe siècles, le second à l’aube du XIVe siècle et le dernier à l’époque contemporaine. C’est celle-ci qui occupe, dans cet album, la plus large part de l’espace narratif mais le parallélisme avec le siècle de Leonora se précise : à la fuite de la jeune femme vers Séville répond, à quelque trois cents ans de là, le voyage qu’effectue Patrick dans cette même ville sur le conseil de Delussine. Séville semble devoir s’imposer comme pôle crucial… Mais c’est tout de même à Arras que se forge le tout premier chaînon de la longue transmission qui va mener Visio Veritatis de la plume de Mechtilde au XXIe siècle : le temps d’une brève incursion en 1314 — tout juste trois planches — l’on y voit Jeanne, la fille de Mechtilde, récupérer le fameux livre que sa mère avait caché avec soin avant d’être brûlée vive…
La mise en case s’est assagie — plus de personnage hors cadre crevant la page pour s’élancer vers le lecteur — les plongées et contre-plongées vertigineuses ont pour ainsi dire disparu et les cadrages audacieusement parcellaires se sont raréfiés. En contrepartie, le récit se complexifie considérablement. Et l’on notera tout de même que, si l’image continue de primer sur le texte, dialogues et didascalies s’étoffent quelque peu dans ce tome où les développements de la crise diplomatique qui couve entre l’Inde, le Pakistan et la Belgique nécessitent des précisions que l’image à elle seule ne peut dispenser.
Toujours aussi expressif, le dessin de Paul Teng s’accommode fort bien cet assagissement tant l’introduction de nouveaux personnages et la densification des zones d’ombre de l’histoire suffisent à rendre la lecture délicate. Delussine, qui livre à Patrick des informations décisives au sujet du livre de Mechtilde, l’inspecteur Huysmans chargé de l’enquête sur la mort de Virginia, Paula la barmaid sévillane qui lâche à Patrick cette phrase cliché j’ai l’impression de te connaître depuis toujours — sans oublier la servante mexicaine Marcela qui croise la route de Leonora… Quant à la crise provoquée par l’exportation de matériel nucléaire, attisée encore par l’action de groupes terroristes, on n’en peut saisir les mécanismes et les implications qu’au prix d’une attention soutenue. Il y a ainsi de trop nombreux éléments qui requièrent toute la vigilance du lecteur, des points de détails qui, infimes en apparence, paraissent déterminants — et s’il y avait eu autant de belles expérimentations graphiques que dans le premier tome, il y a fort à parier que l’on n’aurait guère eu la disponibilité d’esprit requise pour les goûter à leur juste valeur.
Dans ce second volet se poursuit une sorte de phase d’exposition : quelques pièces majeures viennent s’ajouter au puzzle que le premier tome commençait de composer, mais sans que leur emplacement exact soit encore perceptible. Le mystère s’épaissit, de nouvelles questions toujours plus intrigantes surgissent… Avant de se plonger dans la lecture de “Séville 1600″, on aura tout intérêt à relire “Anvers 1585″ histoire de bien se remettre en mémoire le nom de chacun des personnages, les relations qu’ils ont les uns avec les autres, leurs gestes, leurs paroles — sans quoi il est impossible de percevoir convenablement les fines articulations du scénario. Si le premier tome laissait encore craindre une intrigue banalement maléfique assise sur un vieux grimoire, ce deuxième album emporte une adhésion sans réserve. L’Ordre impair semble bien devoir dépasser fort honorablement les clichés rebattus du genre…
isabelle roche
Paul Teng (dessin) / Cristina Cuadra & Rudi Miel (scénario), L’Ordre impair — Tome 2 : “Séville 1600″, Le Lombard “Polyptique”, février 2005, 48 p. — 13,00 €. |