Collectif , Lais du Moyen Âge. Récits de Marie de France et d’autres auteurs (XIIᵉ-XIIIᵉ siècle)

Belles dames, gents damoi­seaux et les autres

Philippe Wal­ter par son choix mul­ti­cul­tu­rel illustre com­ment les lais, dès le XIème siècle, bordent et débordent ce qui devint la lit­té­ra­ture fran­çaise et anglaise. La poé­sie peut y être consi­dé­rée comme dan­ge­reuse par les dérives qu’elle pro­pose. Tant par son effet de dér­réa­li­sa­tion que par une cer­taine liberté. Elle tient aussi dans son giron l’idéologie che­va­le­resque et pla­to­ni­cienne qui fera perdre la tête à Don Qui­chotte, cette Madame Bovary avant la lettre.
Une telle lit­té­ra­ture du songe non seule­ment et dans le « pire » des cas cultive un men­tir qui se veut vrai mais entre­tient entre l’émissaire et le des­ti­na­taire une volonté de dire, dans sa feinte de logos, ce qui ne se dit pas ouver­te­ment du désir, de la séduc­tion, de la peur, etc.. Bref, son com­ment dire est aussi un com­ment ne pas dire. Et ce, pour diverses raisons.

N’oublions pas que nous sommes alors dans un Etat qui ignore cer­taines contraintes de bien­séances tout en culti­vant une cer­taine réten­tion dont le lais devient le modèle. Marie de France — même si on ne sait peu sur elle — en devient la repré­sen­tante émi­nente capable d’un pré­ro­man­tisme en germe. Elle vécut dans la seconde moi­tié du XIIe siècle à la cour d’Aliénor d’Aquitaine. Elle fut la pre­mière femme poète à écrire en langue ver­na­cu­laire. Elle reprend par exemple dans son Chèvre­feuille l’aveu de Tris­tan à Iseult lorsqu’il grave pour la conqué­rir : « Ni vous sans moi, ni moi sans vous».
Sou­dain tout est plié. Les amants sont réunis et, lorsqu’ils se trouvent à nou­veau sépa­rés, Tris­tan com­pose un poème pour éter­ni­ser ses moments de plaisir.

L’oeuvre de Marie de France est là pour les rap­por­ter et elle devient la repré­sen­tante de ce genre nar­ra­tif et poé­tique. Il tient du récit et du conte par la force de ses images. Chez elle, les lais naissent du sou­ve­nir d’une émo­tion et d’une cer­taine manière la poé­tesse pétrar­qui­sante cano­nise la loi d’un genre certes mineur mais qui tra­verse toute la poé­sie de cour — mais pas seule­ment — entre la Terre et l’éthéré par un lyrisme qui donne à voir par images pour dire “tout”.
Un tel genre, en ce qui n’est pas encore la France, est le lieu d’un mer­veilleux. La fée­rie n’est jamais loin. Et la poé­sie reste là pour faire rêver belles dames et gents damoi­seaux. Elle fait le lit de l’amour cour­tois et rameute le “fin amor” des poètes tos­cans. Néan­moins, les lais sont par­fois plus rudes, bur­lesques, tri­viaux. Manière de mul­ti­plier diverses émo­tions par la force des images et un tra­vail sur la rime et ses musiques

Cette édi­tion per­met de les entendre. D’autant qu’une tra­duc­tion en fran­çais moderne fait face aux textes “ori­gi­naux” en anglo-normand quand ceux-ci n’ont pas été per­dus. A coté de Marie de France, l’édition pro­pose entre autres la redé­cou­verte de Jean Renart connu jusque là comme comme auteur du Lai de l’Ombre et de deux “romans” redé­cou­verts à la fin du XIXème siècle. Mais le plus inté­res­sant reste sans doute Robert Biket, l’auteur du Lai du Cor, oeuvre du cycle d’Arthur et qui pas­tiche les idéaux che­va­le­resques en racon­tant l’aventure d’une corne à boire pas spé­cia­le­ment faite pour les cocus.
Se découvrent là toute la drô­le­rie et la musique du genre : “Li rois Arzurs le prit / A sa bouche le mis / Kar beivre le quida, / Mes sour lui le versa / Cun­tre­val desk’as pez : En fut li rois irrez”. Le genre n’est donc pas seule­ment com­plice du bel amour ‚il s’offre à d’autres fes­tins. Si bien qu’une telle édi­tion met déjà en évi­dence divers rhi­zomes. Dans la lit­té­ra­ture pos­té­rieure ils allaient se déve­lop­per dans divers champs. Mais d’une cer­taine façon, tout déjà était en place.

jean-paul gavard-perret

Col­lec­tif , Lais du Moyen Âge, Récits de Marie de France et d’autres auteurs (XIIᵉ-XIIIᵉ siècle) , trad. de dif­fé­rentes langues par Lucie Kaemp­fer, Asdis R. Magnus­dot­tir, Karin Uelt­schi & Phi­lippe Wal­ter res­pon­sable de l’édition. Gal­li­mard, collec­tion La Pléiade, Paris, 2018. Paru­tion le 25 octobre.

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