En 1849, Londres est menacée par une épidémie de choléra. Une réforme radicale du système d’égouts s’impose plus que jamais
Effluent sous influence
Surtout ne vous fiez pas au titre. Ni au flou beige-sable apaisé de la couverture. À moins que vous ne saisissiez d’emblée la dimension antiphrastique de la douceur annoncée — ou que les immondices ne vous soient d’une suavité particulière. Ce sont en effet des égouts engorgés qui vous guettent au fil de ces pages, des rues écrasées de chaleur et envahies d’ordures, la foule des Londoniens misérables décimés par le choléra… Au milieu de tout cela, vous êtes convié à suivre les tribulations désespérées de Joshua Jeavons, jeune ingénieur rêvant autant de réformer le système excrétoire de la capitale anglaise que de retrouver son épouse Isobella, disparue au soir du somptueux dîner qui devait assurer la situation de son ambitieux mari.
À partir d’un tel contexte historique, où le sordide le dispute au glauque sans trop de peine — Londres connut bien en 1849, une terrible épidémie de choléra dont les conséquences désastreuses furent en grande partie imputables à l’incurie des autorités sanitaires - on pouvait s’attendre à un banal mélodrame social atteignant le contre-ut du misérabilisme, à un roman documentaire et didactique, à une satire politique tombant à bras raccourcis sur des administrations incompétentes ou, pourquoi pas, à un vaudeville faisant les yeux doux à la scatologie. Mais s’il y a dans Douce Tamise un peu de tout cela, Matthew Kneale a su se maintenir à la croisée de toutes ces options, nous offrant ainsi un roman de haute volée.
Construit selon une alternance classique entre retours en arrière et anticipations, le récit oscille entre les diverses périodes évoquées par le narrateur, qui passe de l’une à l’autre au gré de ses pensées et laisse le lecteur reconstituer seul le fil chronologique. À charge pour lui d’être attentif, de savoir s’aventurer à pas comptés dans ces innombrables digressions que Joshua Jeavons affectionne — portraits percutants, développements généreux autour de son projet de rénovation des égouts, descriptions pittoresques, analyses psychologiques… — et de retrouver la trame purement événementielle du roman, elle-même fort riche.
Peut-être verra-t-on davantage dans la complexité de cette structure narrative un grand talent de romancier plutôt qu’un trait marqué d’originalité — et cela est déjà immense. Mais Douce Tamise brille néanmoins d’un lustre inhabituel que lui confère l’art subtil avec lequel Matthew Kneale ironise et caricature, à coups de non-dits ; l’implicite serpente si bien sous le texte que l’humour, omniprésent, se nimbe d’étrangeté — et l’on n’est jamais sûr de pouvoir en rire franchement. Les scènes grotesques se suivent, les métaphores inattendues abondent — a-t-on par exemple jamais dit de la Marie-Madeleine biblique, aussi mal représentée fût-elle, qu’elle “[…] fixait sur son Sauveur crucifié un regard concentré et agacé, digne d’une sage-femme occupée à gratter ses cors.” ? — mais l’intrigue elle-même frôle souvent le drame au point de s’y abîmer tout à fait. Pourrait-il d’ailleurs en aller autrement dans un roman à la dimension initiatique aussi prononcée que celui-là ? Car c’est bien de maturation psychologique dont il s’agit ici, celle du narrateur, Joshua Jeavons, mais aussi celle de sa femme, et de leur couple en fin de compte. Maturation dont il est aisé de voir la métaphore à travers les pérégrinations des protagonistes, et qui ne saurait être tout uniment tragique ou cocasse. Et puisqu’en d’autres termes c’est d’accession à la sagesse que l’on traite ici, de déblaiements intérieurs, on n’aurait pu imaginer de meilleur cadre romanesque que des égouts défectueux. En d’autres temps le lecteur eût rencontré preux chevaliers, gentes dames, et dragons à terrasser…
À la suite de Joshua Jeavons, l’on patauge d’abondance dans l’effluent nauséabond tandis que l’on évolue plus avant au coeur du petit peuple laborieux et misérable de la capitale anglaise. Et contre toute attente cela s’avère un périple hautement jubilatoire, aussi loin du mélodrame facile que de la farce scatologique ou de la fiction à thèse occupée à fustiger les incompétences des diverses institutions de l’époque. Douce Tamise, ou l’art de tailler un joyau littéraire de toute beauté à partir d’un matériau fort peu ragoûtant… Mais ne dit-on pas des plus belles roses qu’elles poussent sur le fumier ?
isabelle roche
Matthew Kneale, Douce Tamise (traduit par Georges-Michel Sarotte), Belfond, 2003, 396 p. — 20,00 €.