Coups de bélier dans le rien ou la croisière s’amuse
Les extrémités ne sont pas pour autant des terminaux. Ce sont autant de points de suspension qui permettent – du moins chez Bruno Normand – au discours de se poursuivre « solidaire de ce qui (m’)apparaît […] avec Vous, sans Vous / avec toi, sans toi » - et tous les signes de la citation sont de l’auteur himself).
Il y a là une histoire d’amour et de travail. Sous force quatre et le ciel enceint de pins où d’autres essences, Normand n’a pas le vague à l’âme. Il a le goût musical bon (Archive, Keren Ann, Marianne Faithfull – preuve qu’il n’a pas vu la dernière en ses concerts 2017. Son goût littéraire est du même tabac : on y croise Pascal Quignard et sa « masturbation racontée comme une pêche à la ligne». Et l’élève a eu vite fait de dépasser le maître.
Mais le poreux amant ne perd pas une miette de ses jours et de ses nuits. Il semble regretter le sommeil sauf lorsqu’il enrichit ses galeries de portraits qu’il voudrait aussi obsessionnels que du Kurt Veil ou que « la mer » de Debussy qui ignorait les golfes clairs. L’auteur possède aussi un côté maniaque. Ce qui n’en doutons pas le fera vite passer en nos temps de troubles sémantiques (selon lesquels un romantique devient un Rom antique) pour un maniaco-dépressif voire un bipolaire gars de la sardine.
Pourquoi ne pas plutôt le prendre pour un fantaisiste mais dans le genre sérieux et non Michel Leeb ou ceux qu’il écoute la nuit sur « Campus » : J-K Kahn, Cohn-Bendit ?.A chaque citation ou presque, l’auteur prend soin de préciser non seulement le titre et l’auteur mais l’éditeur et l’année de publication. Sauf bien sûr lorsqu’il s’agit de la Bible — mais elle n’est pas citée : ce qui rassure chez celui dont le seul péché est de demander pardon en acte de contrition et de constriction selon une triple réitération (ce qui revient à s’adresser non seulement à l’aimée mais au Père, au Fils et à son Esprit Saint).
Il faut toutefois se méfier des notes et des méandres de l’auteur. Il s’adresse à une amoureuse pour mieux flécher le lecteur. C’est aussi le moyen de noyer le poisson de l’émotion sauf lorsqu’il s’agit de la truite de Quignard – elle trouve une utilité plus futile (quoique…) et fort agréable. Toutefois, moins qu’Anglo, Normand se veut vénitien. Certes, il ne s’y est pas encore gondolé. Et pour son aimée une telle destination serait un must.
De Saint-Nazaire (sorte d’extrémité de l’Ouest) à l’extrémité de la lagune, cela fait une traite. Et ce, qu’on aime les blanches ou les noires. Mais le pauvre diariste n’en a jamais fini avec son travail de savant (non de Marseille mais de la Manche) maritime propre à comprendre ce qu’il évoque avec la formule « REP Bd X Td / panneau 5210 du N 32 ». Mais comme à l’impossible nul n’est tenu, le lecteur peut se prendre pour un spécialiste, soit pour plus intelligent qu’il n’est devant ce Ney des coques et des hélices.
C’est pourquoi tel le Petit Caporal de la grande histoire, et bien plus qu’un Derrida (même en faisant le Jacques il ne dérida personne), l’auteur maintien son exhibition dans une discrétion délictueuse et délicieuse d’un livre apparemment « informel » mais qui reste d’un bout du quai de Saint-Nazaire à la jetée de la Giudecca un pur régal.
Il y a là du Godard, du Sam Shepard, des bouts du bout à la Debout, de l’intelligence et du sourire à tous les étages. Pour s’envoyer en l’air pas besoin d’ascenseur, et pour atteindre le ciel nul nécessité du Messie de Haendel ou celui du FC Barcelone.
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jean-paul gavard-perret
Bruno Normand, Les Extrémités, Editions Lasnkine, Paris, 2018, 88 p. — 14,00 €.