Yves Sente, André Juillard, Blake et Mortimer,” Les Sarcophages du sixième continent”

Sente et Juillard prouvent qu’ils savent être effi­caces, mais il leur reste encore à nous faire rêver…

Atta­chez vos cein­tures, car ce qua­trième essai pour redon­ner vie aux deux célèbres héros de E.P Jacobs pro­pose un scé­na­rio très dense où maint flash back contraint le lec­teur à un mini­mum de gym­nas­tique intel­lec­tuelle. Car cette fois-ci Yves Sente choi­sit de nous plon­ger dans la jeu­nesse de Blake et Mor­ti­mer, astuce qui lui per­met au pas­sage de relier entre eux de nom­breux per­son­nages et albums des aven­tures pré­cé­dentes du scien­ti­fique écos­sais et du mili­taire anglais, tou­jours en lutte pour sau­ver la planète.

Trois temps trois mou­ve­ments pour cette pénul­tième péri­pé­tie, “La Menace uni­ver­selle”. Un court pro­logue se dérou­lant aux Indes en 1958, un flash back aux Indes, mais en 1922, où l’on assiste à la pre­mière ren­contre de Blake et Mor­ti­mer. Enfin, retour au temps de l’action du récit, soit Bruxelles, en 1958 pour l’Exposition Uni­ver­selle qui va être l’objet d’un com­plot inter­na­tio­nal — avec l’inévitable Olrik, by jove ! — à coups de phé­no­mènes élec­tro­ma­gné­tiques se déchaî­nant mys­té­rieu­se­ment contre les pavillons des diverses délé­ga­tions (avec en paral­lèle quelques écarts vers l’Antarctique, le “sixième conti­nent”, où se dérou­lera en bonne par­tie et selon toute vrai­sem­blance la seconde par­tie de ces aventures).

Dans l’ensemble, la reprise est plu­tôt bien sen­tie (je n’ose faire un jeu de mots sur le nom du scé­na­riste…) car l’ambiance fan­tas­tique de Jacobs est fidèle au rendez-vous. L’amour de Mor­ti­mer pour une belle Indienne fille de l’empereur Açoka est au coeur du récit puisque c’est la ven­geance atem­po­relle de ce père mor­ti­fié ren­dant Mor­ti­mer res­pon­sable de la mort de sa fille qui pro­voque les catas­trophes sur­ve­nant en 58 à Bruxelles. Mais sur­tout cette pudique approche de la libido du (futur) pro­fes­seur est une grande nou­veauté en soi dans la série, les émois sen­suel ou sexuels des deux héros n’ayant appa­rem­ment jamais acca­paré leur créa­teur.
Il y a là quasi geste sacri­lège, et l’audace mérite d’être saluée car elle est com­mise au nom d’une volonté de com­bler les lacunes et les blancs d’une oeuvre pro­duite en poin­tillés où demeurent de nom­breuses zones d’ombre. De plus en plus à l’aise, Sente se risque à quelques jokes (l’ancêtre du télé­phone por­table, par exemple : ce contre quoi se recrie­ront les fans puristes tan­dis que d’autres trou­ve­ront peut-être la chose amu­sante) et réduit dans le même temps une bonne part des réci­ta­tifs chers à Jacobs, même si cette ten­dance “lourde” revient dans la der­nière par­tie de l’histoire.

Les trois par­ties de l’album sont certes assez inégales, les amou­rettes de Mor­ti­mer un peu trop fleur bleue et la der­nière séquence par trop expé­di­tive. On n’adhère guère au demeu­rant à la “menace” élec­trique lan­cée par un mou­ve­ment ter­ro­riste tiers-mondiste de pays non-alignés (c’est un peu long, sorry) dont le chef, un Empe­reur indien revenu de la mort après plus de 2000 ans (eh oui !), a choisi de frap­per les pays occi­den­taux. Cela étant, les cau­che­mars récur­rents de Mor­ti­mer sur fond de poli­tique inter­na­tio­nale des années cin­quante sont assez cré­dibles et on se laisse embar­quer sans mau­vaise grâce dans ce foi­son­nant récit, qui est aussi un voyage-hommage au coeur des exploits de Blake et Mortimer.

On regret­tera sim­ple­ment que, à l’appui du des­sin de Juillard qui a gagné en effi­ca­cité mal­gré quelques embar­dées expé­di­tives dans la seconde moi­tié de l’histoire, moins soi­gnée, la colo­ri­sa­tion laisse à dési­rer, sur­tout lorsqu’il s’agit de rendre la veine gra­phique expres­sion­niste dont Jacobs usait sans comp­ter : c’est un fait que les per­son­nages à la peau sombre, le pauvre Nasir réchappé du Secret de l’Espadon en par­ti­cu­lier, ne sont guère flat­tés dans cet album. Mais la ven­geance est un plat qui se mange froid. Comme Açoka, nous avons tout notre temps avant de voir ce qu’il advien­dra de nos deux héros dans “Le Duel des esprits” à venir.

De quoi lire et relire cet opus à satiété.

On retrouve donc dans ce second et der­nier tome des “Sar­co­phages du 6e conti­nent” l’empereur éter­nel de l’Inde, Açoka, qui pour­suit son plan dia­bo­lique pour se ven­ger des nations occi­den­tales orgueilleuses. C’est depuis l’Antarctique où il a décidé d’édifier sa base secrète qu’il envoie en effet sur les ondes l’esprit d’un cobaye — l’éternel Olrik ! — afin de para­ly­ser ou détruire tous les dis­po­si­tifs et engins uti­li­sant le fil élec­trique ou les mou­ve­ments d’ondes élec­tro­ma­gné­tiques. C’est donc sur la calotte gla­ciaire des pôles que se jouera l’avenir d’une huma­nité (déjà) écar­te­lée entres les inté­rêts poli­tiques et éco­no­miques des grandes nations…

Mettre en pièces l’exposition uni­ver­selle de Bruxelles grâce à la maî­trise d’un réseau conno­tant une sorte de réa­lité vir­tuelle était l’excellente idée du pre­mier volet du dip­tyque, mais la suite est un peu plus déce­vante — même si les des­crip­tifs de machines jacob­siennes en diable (tel l’incroyable “sub­gla­cior” ou sous-marin anti­glace) viennent pimen­ter le scé­na­rio clas­sique qui se déroule sous nos yeux. Outre les per­son­nages qui res­tent un peu sur le car­reau (Olrik ne fait-il pas qu’un chouia de figu­ra­tion somme toute ?), le concept même d’un esprit humain qui voyage dans le réseau élec­trique est trop fabu­leux pour être ainsi can­tonné selon nous au seul déco­rum des exac­tions high tech avant l’heure du méchant. La plu­part des pistes allé­chantes pro­po­sées au départ ne sont ainsi pas creu­sées ici (quid de la vie amou­reuse de Mor­ti­mer en défi­ni­tive ?), signe qu’elles le seront peut-être dans d’autres albums à venir (on peut le sou­hai­ter en tout cas).

Malgré des invrai­sem­blances de-ci de-là, ce titre se lit avec plai­sir, voire avec inté­rêt ; on n’y sent pas tou­te­fois le souffle qui agi­tait “La Menace uni­ver­selle”, sans doute parce que le res­sort SF convo­qué dans ces pages paraît trop ana­chro­nique et qu’il est dif­fi­cile d’oublier que ces aven­tures polaires des deux old fel­lows ont été com­po­sés… en 2004. C’est là tout le pari de faire revivre l’esprit Jacobs, à mi-chemin du récit illus­tré et de la bande des­si­née, sans tom­ber dans la com­pi­la­tion réfé­ren­tielle. Sente au scé­na­rio et Juillard au des­sin prouvent qu’ils savent être effi­caces (il y a bien abon­dances de détails, de longs des­crip­tifs et le gra­phisme est fort soi­gné), mais il leur reste encore, en dignes épi­gones du Maître, à nous faire rêver.

fre­de­ric grolleau

   
 

Yves Sente, André Juillard, Blake et Mor­ti­mer,
-  tome 16 : ” Les Sar­co­phages du sixième conti­nent (un ex-libris offert), vol. 1, Blake et Mor­ti­mer, 2003, 56 p. — 12, 60 euros
-  tome 17 : ” Les Sar­co­phages du sixième conti­nent (un ex-libris offert), vol. 2, Blake et Mor­ti­mer, 2004, 56 p. — 12, 60 euros

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