Christopher Priest, La Séparation

Si ce n’est toi, c’est donc ton frère : Priest renou­velle défi­ni­ti­ve­ment le genre de l’uchronie

Comme de cou­tume, le roué C. Priest trousse avec cette Sépa­ra­tion une ver­ti­gi­neuse mise en abyme qui renoue avec les leit­mo­tive obsé­dants de quelques-uns de ses titres phares, Le monde inverti, Les extrêmes, Exis­tenz, Futur inté­rieur ou Le pres­tige. Dédié à la mythique jour­née du 10 mai 1941, le récit porte ici sur le des­tin alter­na­tif de deux jumeaux homo­zy­gotes, les frères Jack et Joe Sawyer, deux spor­tifs anglais membres de l’équipe olym­pique d’aviron, qui ont été médaillés aux Jeux olym­piques de Ber­lin en 1936 par le dau­phin inquié­tant d’Adolf Hit­ler, Rudolf Hess en per­sonne.
Sou­dés jusqu’alors, les frères vont désor­mais se sépa­rer sous les yeux du lec­teur, sur le plan his­to­rique comme psy­cho­lo­gique : l’un fonde une vie de famille en épou­sant Bir­git, une juive rame­née de Ber­lin avant la grande dépor­ta­tion ; l’autre semble se réa­li­ser au sein de la Royal Air Force en deve­nant un che­vronné pilote de bom­bar­dier. L’atrocité du conflit réunit tou­te­fois bien­tôt les jumeaux Sawyer, le pilote vété­ran qui bom­barde jour et nuit les régions sous contrôle alle­mand entre­pre­nant en effet une rela­tion ambi­guë avec la femme de son frère, objec­teur de conscience ser­vant comme ambu­lan­cier héroïque la Croix Rouge et à qui Chur­chill confie une mis­sion secrète, à savoir ten­ter de mener à son terme le pro­jet de paix avec l’Allemagne nazie lancé par Rudolf Hess.

Deux ver­sions de la Seconde Guerre Mon­diale et deux pré­sents corol­laires se conta­minent mutuel­le­ment, pour le meilleur et pour le pire. Mais la véri­table “sépa­ra­tion” a lieu dans le roman de Priest, où, sur fond d’un monde détruit par la folie bel­li­ciste des hommes, on ne sait plus au juste, assom­més par la masse de docu­ments et d’extraits de lettres créés par le roman­cier (que de détails réa­listes sur le dérou­le­ment de la Seconde Guerre Mon­diale !), dans quelle réa­lité de 1941 l’on se trouve : celle où la mis­sion de paix de Rudolf Hess en Écosse, conduite sans le sou­tien d’Hitler, est caduque (avec pour consé­quence l’entrée des États-Unis dans le conflit mon­dial) ; ou celle où un traité a bel et bien été signé entre Hess et l’Angleterre, ce qui signi­fie que la paix n’est pas per­due ? Celle de Jack, conforme à l’Histoire offi­cielle, celle de Joe qui si’nscrit dans une autre dimen­sion tem­po­relle ?
Des pos­si­bi­li­tés qui se com­pliquent lorsqu’on découvre que Hess, tout comme Chur­chill, a un double. Et ajou­tons qu’une troi­sième strate se fait jour, qui plus est, puisque le récit — uchro­nique — par lequel débute le roman, attri­bué à un auteur de livres his­to­riques grand public, Stuart Grat­ton, tra­vaillant sur le rôle cru­cial du 10 mai 1941, expose que la paix sépa­rée avec l’Angleterre a per­mis à l’Allemagne de vaincre la Rus­sie et d’exiler les Juifs d’Europe à Mada­gas­car, tan­dis que les USA, après avoir atta­qué le Japon, s’enfermaient ensuite dans l’isolationnisme…

La mince fron­tière entre rêve et folie s’efface, pha­go­cy­tée par les “illu­sions lucides” frap­pant Joe Sawyer (on se demande même par­fois si Jack et lui ne sont pas une seule et même per­sonne) et ache­vant d’égarer le lec­teur dans le laby­rinthe des signes pseudo-objectifs. La guerre qui tra­verse l’histoire (et l’Histoire) n’est donc pas celle que l’on pen­sait et l’écriture rigo­riste et tour­men­tée, non linéaire, de Priest ne cesse de se jouer des fausses répé­ti­tions et de la thé­ma­tique du dédou­ble­ment pour faire vaciller à jamais sur son socle la bonne vieille nor­ma­lité. De fait, les inco­hé­rences sciem­ment entre­te­nues vont bon train dans tous ces “mémoires de guerre” pré­sen­tés par Priest et bien malin qui pourra les démê­ler !
Monde vir­tuel, vies paral­lèles, dou­blures asymp­to­tiques, sosies et vrais-semblants : on passe d’un monde à l’autre, d’une réa­lité à une autre sans coup férir, sans tran­si­tion non plus, bref sans “sépa­ra­tion” ! Ainsi à l’instar de la plu­part des romans de Priest, c’est la per­cep­tion humaine même du(des) monde(s) qui est mise sur la sel­lette, manière d’indiquer que seule la diver­gence fait loi dans le fil de trame de nos souvenirs.

Ayant valu à son auteur deux prix pres­ti­gieux — Bri­tish Science-Fiction Award 2002 et Grand prix de l’imaginaire du roman étran­ger 2006 -, La sépa­ra­tion est tout sim­ple­ment un ouvrage magistral.

 fre­de­ric grolleau

Chris­to­pher Priest, La Sépa­ra­tion (tra­duit par Michelle Char­rier), Gal­li­mard Coll. “Folio SF”, 15 mai 2008, 485 p. — 7,40 €.
Pre­mière paru­tion : Denoël coll. “Lunes d’Encre”, avril 2005, 455 p. — 23,00 €.

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