Si ce n’est toi, c’est donc ton frère : Priest renouvelle définitivement le genre de l’uchronie
Comme de coutume, le roué C. Priest trousse avec cette Séparation une vertigineuse mise en abyme qui renoue avec les leitmotive obsédants de quelques-uns de ses titres phares, Le monde inverti, Les extrêmes, Existenz, Futur intérieur ou Le prestige. Dédié à la mythique journée du 10 mai 1941, le récit porte ici sur le destin alternatif de deux jumeaux homozygotes, les frères Jack et Joe Sawyer, deux sportifs anglais membres de l’équipe olympique d’aviron, qui ont été médaillés aux Jeux olympiques de Berlin en 1936 par le dauphin inquiétant d’Adolf Hitler, Rudolf Hess en personne.
Soudés jusqu’alors, les frères vont désormais se séparer sous les yeux du lecteur, sur le plan historique comme psychologique : l’un fonde une vie de famille en épousant Birgit, une juive ramenée de Berlin avant la grande déportation ; l’autre semble se réaliser au sein de la Royal Air Force en devenant un chevronné pilote de bombardier. L’atrocité du conflit réunit toutefois bientôt les jumeaux Sawyer, le pilote vétéran qui bombarde jour et nuit les régions sous contrôle allemand entreprenant en effet une relation ambiguë avec la femme de son frère, objecteur de conscience servant comme ambulancier héroïque la Croix Rouge et à qui Churchill confie une mission secrète, à savoir tenter de mener à son terme le projet de paix avec l’Allemagne nazie lancé par Rudolf Hess.
Deux versions de la Seconde Guerre Mondiale et deux présents corollaires se contaminent mutuellement, pour le meilleur et pour le pire. Mais la véritable “séparation” a lieu dans le roman de Priest, où, sur fond d’un monde détruit par la folie belliciste des hommes, on ne sait plus au juste, assommés par la masse de documents et d’extraits de lettres créés par le romancier (que de détails réalistes sur le déroulement de la Seconde Guerre Mondiale !), dans quelle réalité de 1941 l’on se trouve : celle où la mission de paix de Rudolf Hess en Écosse, conduite sans le soutien d’Hitler, est caduque (avec pour conséquence l’entrée des États-Unis dans le conflit mondial) ; ou celle où un traité a bel et bien été signé entre Hess et l’Angleterre, ce qui signifie que la paix n’est pas perdue ? Celle de Jack, conforme à l’Histoire officielle, celle de Joe qui si’nscrit dans une autre dimension temporelle ?
Des possibilités qui se compliquent lorsqu’on découvre que Hess, tout comme Churchill, a un double. Et ajoutons qu’une troisième strate se fait jour, qui plus est, puisque le récit — uchronique — par lequel débute le roman, attribué à un auteur de livres historiques grand public, Stuart Gratton, travaillant sur le rôle crucial du 10 mai 1941, expose que la paix séparée avec l’Angleterre a permis à l’Allemagne de vaincre la Russie et d’exiler les Juifs d’Europe à Madagascar, tandis que les USA, après avoir attaqué le Japon, s’enfermaient ensuite dans l’isolationnisme…
La mince frontière entre rêve et folie s’efface, phagocytée par les “illusions lucides” frappant Joe Sawyer (on se demande même parfois si Jack et lui ne sont pas une seule et même personne) et achevant d’égarer le lecteur dans le labyrinthe des signes pseudo-objectifs. La guerre qui traverse l’histoire (et l’Histoire) n’est donc pas celle que l’on pensait et l’écriture rigoriste et tourmentée, non linéaire, de Priest ne cesse de se jouer des fausses répétitions et de la thématique du dédoublement pour faire vaciller à jamais sur son socle la bonne vieille normalité. De fait, les incohérences sciemment entretenues vont bon train dans tous ces “mémoires de guerre” présentés par Priest et bien malin qui pourra les démêler !
Monde virtuel, vies parallèles, doublures asymptotiques, sosies et vrais-semblants : on passe d’un monde à l’autre, d’une réalité à une autre sans coup férir, sans transition non plus, bref sans “séparation” ! Ainsi à l’instar de la plupart des romans de Priest, c’est la perception humaine même du(des) monde(s) qui est mise sur la sellette, manière d’indiquer que seule la divergence fait loi dans le fil de trame de nos souvenirs.
Ayant valu à son auteur deux prix prestigieux — British Science-Fiction Award 2002 et Grand prix de l’imaginaire du roman étranger 2006 -, La séparation est tout simplement un ouvrage magistral.
frederic grolleau
Christopher Priest, La Séparation (traduit par Michelle Charrier), Gallimard Coll. “Folio SF”, 15 mai 2008, 485 p. — 7,40 €.
Première parution : Denoël coll. “Lunes d’Encre”, avril 2005, 455 p. — 23,00 €.