Autoportraits sans visage : entretien avec l’écrivain et artiste Jacques Richard

On a beau dire ce qu’on voit, ce qu’on voit ne loge jamais dans ce qu’on dit” : cette phrase de Michel Fou­cault — que cite Jacques Richard comme réfé­rence majeure — reste la qua­dra­ture du cercle de sa recherche. Son écri­ture se veut tota­li­sante : à la fois nar­ra­tive, poé­tique et jour­na­lis­tique. Il reven­dique un lan­gage dif­fé­rent de la linéa­rité et ose — lorsque cela est néces­saire — le lyrisme. La phrase d’une de ses héroïnes : « Elle le regar­dait par­ler des mots » lui convient bien car l’auteur est aussi un peintre. Il fait jaillir ce que les autres ne montrent pas et ce que les mots ne peuvent dire. Sous des angles divers, avec sim­pli­cité aiguë et inno­cence pro­vo­ca­trice, la femme est nue et sans tête comme si cette der­nière ne pou­vait être conte­nue dans le cadre. C’est une manière de “dé-psychologiser” le por­trait pour qu’il devienne le sujet — plus que l’objet — de l’imaginaire au moment où ce qui se perd crée un énigme.
Jacques Richard la pré­pare en tra­vaillant dans des petits car­nets. Quand cela ne suf­fit plus,  « je prends, dit-il, un grand papier, pour voir. Par­fois, j’y vois, par­fois, j’y erre. » jusqu’à ce que la pein­ture,  la psy­cho­lo­gie devienne une forme de psy­cha­na­lyse. Demeurent des ombres essen­tielles, des lignes en mou­ve­ment afin que l’irreprésentable de l’homme ou de la femme fait que les deux se retrouvent “unis vers si terre” (Lacan), soit dans des oeuvres pic­tu­rales qui reviennent au rupestre soit dans les oeuvres lit­té­raires qui inventent des mythes quotidiens.

 Entretien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Et même la nuit : continuer.

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
Ce que sont les rêves : des réa­li­tés qui s’en vont et reviennent, presque aussi vraies que la vraie. Sinon, revoir la mai­son où j’ai vécu, en plein désert, et qui sans doute n’existe plus.

A quoi avez-vous renoncé ?
À faire pro­fes­sion­nel­le­ment de la musique.

D’où venez-vous ?
D’Algérie.

Qu’avez-vous reçu en dot ?
J’aime écrire et des­si­ner. Ma mère lisait Vol­taire à haute voix.

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?
Faire l’amour, mais ce n’est pas petit. Regar­der ma femme, idem. Man­ger, puisque j’en ai la chance.

Qu’est-ce qui vous dis­tingue des autres artistes et écri­vains ?
Ce qui me dis­tingue de n’importe qui d’autre. Peindre et écrire, c’est un mode de vie. Pour eux aussi, je sup­pose. Nous sommes dans une période où l’individualisme for­cené me gêne beau­coup parce qu’il passe avant ce dont il s’agit : faire oeuvre. Pour moi, l’artiste doit être der­rière son oeuvre, pas devant. C’est son oeuvre qui doit se dis­tin­guer, pas lui.

Com­ment “conjuguez-vous” votre approche de l’ art et de la lit­té­ra­ture ?
« Ut pic­tura poe­sis » . Il me faut les deux, même si ces der­niers temps la lit­té­ra­ture m’occupe beaucoup.

Quelle est la pre­mière image qui vous inter­pella ?
C’est plu­tôt le fait qu’il y ait des images, des­si­nées ou écrites. Un des­sin de mon père, je crois.

Et votre pre­mière lec­ture ?
Tin­tin, Pauvre Blaise. La Peste.

Quelles musiques écoutez-vous ?
Toutes, mais sur­tout les clas­siques et par­ti­cu­liè­re­ment celles du XXe s. Beau­coup de piano, de qua­tuor à cordes et d’opéra.

Quel est le livre que vous aimez relire ?
Plu­sieurs fois les romans courts de Dos­toïevski. Camus, Tru­man Capote.

Quel film vous fait pleu­rer ?
“Break­fast at Tiffany’s” (Dia­mant sur canapé), la musique de Man­cini (Moon River) est faite pour. Plus sérieux, s’il faut l’être : Berg­man, Fellini…

Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez-vous ?
C’est un sujet récur­rent dans mes livres, le miroir, et je pra­tique l’autoportrait pour poser cette question-là. Donc à moins de m’en tirer par une pirouette, il y faut un livre ou un tableau.

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
Quand il faut écrire, je le fais.

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
El Goléa (El Menia) qui est si loin dans le temps et l’espace qu’il en a pris pour moi de la valeur. La mer, qui est le ber­ceau de beau­coup de mythes.

Quels sont les artistes et écri­vains dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Dans le désordre chro­no­lo­gique : j’aime beau­coup Josef Albers, Ingres et Picasso et ses enfants : Bacon, De Koo­ning. Rothko… mais il y en a quan­tité d’autres. Les auteurs : Sade, Bataille, Robbe-Grillet, Duras, Dos­toïevski, Capote, Conrad et les « échau­dés » de tout poil… (idem)

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
Un clavecin.

Que défendez-vous ?
Ce qu’il faut pour pou­voir conti­nuer : la tolérance.

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Dans le contexte du Sémi­naire XX et la de pen­sée de Lacan sur la jouis­sance et l’hystérie, ça se tient. « Ce que tu veux me don­ner, ce n’est pas ça. » Mais nous autres, qui ne sommes pas théo­rie, de l’amour, on en veut tant ! Et même si ce n’est pas le bon, c’est mieux que pas.

Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la ques­tion ?“
Ce type a le génie de nous ren­voyer nos lieux com­muns et nos adhé­sions panur­gesques en pleine figure. Irremplaçable !

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?
Ça en fait déjà beau­coup. Une réponse, alors : oui, pour le moment, je suis heureux.

Entre­tien et pré­sen­ta­tion réa­li­sés par jean-paul gavard-perret pour le litteraire.com, le 21 sep­tembre 2018.

3 Comments

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3 Responses to Autoportraits sans visage : entretien avec l’écrivain et artiste Jacques Richard

  1. Jacques Richard

    Très grand merci de me consa­crer une si belle page.

  2. Villeneuve

    Mais la belle page c’est vous Jacques Richard !

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