Le regard éclectique de Valère-Marie Marchand

Pour Valère-Marie Mar­chand écrire reste l’exploration de sa propre étran­geté et de sa propre alté­rité : de cet autre qui est je. Cette alté­rité qu’elle affirme comme consub­stan­tielle fait de sa poé­sie la voix des autres et celle de l’autre côté ou d’un ailleurs. Chaque poème déchire une peur, il est chan­ge­ment du monde et, trans­for­ma­tion de celle qui écrit qui célèbre son détour. Ses paroles sont pour elle un pays, un espace où vivre : elles trans­portent vers un pays pre­mier.
La poé­sie ne célèbre pas, elle trans­forme. Elle est un mode d’intervention. Non sur les choses, mais sur le sen­ti­ment des choses. C’est du sens de la vie qu’il s’agit. Le poème est bien un mode de pen­sée. Certes si comme disait Duras, “l’écriture ne se quitte pas”, elle ne sauve rien. Mais elle demeure pour l’auteure à tra­vers sa créa­tion comme son inter­ro­ga­tion de divers signes et langues pre­mières un enga­ge­ment vital

De Valère-Marie Mar­chand : ‘Le verbe géo­mètre”, “Les alpha­bets de l’oubli”, “Le jar­din des mots” (Gallimard)

Entre­tien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
La lumière. Le chant d’un oiseau. Le bon­heur de lire et d’écrire. L’instant-clef où tout devient possible.

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
Ils se sont tou­jours vivaces, pré­sents, à fleur de mots. Ils se font livres, per­son­nages, his­toires, mytho­lo­gies à venir…

A quoi avez-vous renoncé ?
Au for­ma­tage ambiant (fami­lial ou social), bref, à l’ennui d’un che­min tout tracé.

D’où venez-vous ?
D’une ren­contre impro­bable entre deux milieux aux anti­podes l’un de l’autre : artiste-artisan et bohème (côté mater­nel), plus tra­di­tion­nel et ter­rien (côté pater­nel). Je suis née d’un cock­tail déton­nant entre deux mondes, deux uni­vers pas ou peu faits pour s’entendre. Une héré­dité plu­rielle qui explique peut-être ma sin­gu­la­rité d’être.

Qu’avez-vous reçu en « héri­tage » ?
L’indépendance, l’intuition, la com­ba­ti­vité, le goût du bel ouvrage et de l’artisanat, et, je crois, la fidé­lité à mes engagements.

Qu’avez vous dû “pla­quer” pour votre tra­vail ?
La sécu­rité de l’emploi.

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?
Nager, mar­cher et goû­ter un bon vin.

Qu’est-ce qui vous dis­tingue des autres écri­vains ?
Une vision trans­ver­sale, hors genre. Un regard éclec­tique mêlant poé­sie du savoir et poé­sie tout court. Un brin d’humour et de gra­vité. Un goût pour la fouille archéo­lo­gique, l’originel, la cos­mo­go­nie. Un attrait pour le non dit et l’inattendu. Et puis aussi, une nette incli­na­tion pour le vocable scien­ti­fique. Une cer­taine jubi­la­tion ver­bale avec trois fois rien de mots…

Com­ment définiriez-vous votre manière de « voir » les pierres ?
Je ne les vois pas. Je ne les décris pas. Je les redé­couvre à tâtons, à l’aveuglette, je les effleure, je les res­sens dans leur silence, leur bien­veillante soli­tude. Je les accom­pagne à ma façon…comme elles m’accompagnent…

Quelle fut l’image pre­mière qui esthé­ti­que­ment vous inter­pella ?
Un rayon de lumière oblique, à l’heure de la sieste, puis, plus tard, ce fut sans doute la beauté de l’écume, des galets sur une plage à marée basse.

Et votre pre­mière lec­ture ?
« Zozo la tor­nade » d’Astrid Lind­gren dans l’incontournable Biblio­thèque rose… Un livre offert par mon grand-père mater­nel, choisi sur cata­logue. De l’attente qui sui­vit, est né un fort désir de lecture.

Quelles musiques écoutez-vous ?
Bach, Scar­latti, Per­go­lèse, Vivaldi, Pur­cell… Mozart, Phi­lip Glass, la musique tsi­gane russe (Alio­cha Dimi­trie­vitch), cer­taines musiques de film, la chan­son française.

Quel est le livre que vous aimez relire ?
L’été der­nier, j’ai relu avec bon­heur “Le temps d’un sou­pir” d’Anne Phi­lipe (Très bel écri­vain trop méconnu). Les relec­tures sont des retrou­vailles. Cer­taines sont réus­sies, d’autres non. Il suf­fit par­fois d’une phrase et d’une seule pour retrou­ver l’arôme d’un livre. D’où le rôle déter­mi­nant des antho­lo­gies… Pour ma part, je relis volon­tiers : “La Nau­sée” de Sartre, “L’étranger” de Camus, “Les cava­liers” de Kes­sel (un chef d’œuvre), “L’Oeuvre au noir” ou “Un Homme obs­cur” de Mar­gue­rite Your­ce­nar, “Ecrire” de Mar­gue­rite Duras, “Désert” et “Terra amata” de J-M-G Le Clé­zio, “L’Homme qui dort” et “Les Choses” de Georges Pérec, “La Demande” de Michèle Des­bordes, “Les filles du feu” de Gérard de Ner­val, “La Modi­fi­ca­tion” de Michel Butor, “Hum­mocks” de Jean Malau­rie, “Le Passe-muraille” de Mar­cel Aymé, “Méri­dien de Sang” et “La Route” de Cor­mac McCar­thy, “Le Qua­tuor d’Alexandrie” de Law­rence Dur­rell, “Le Vieil homme et la mer” d’Ernest Heming­way, “Cercle” de Yan­nick Hae­nel et, dans un tout autre genre : la poé­sie chi­noise et les chro­niques d’Alexandre Via­latte. Côté clas­sique, je relis avec plai­sir “Les Carac­tères” de La Bruyère, “Don Qui­chotte” de Cer­van­tès, “Bou­vard et Pécu­chet” de Flau­bert, le “Dic­tion­naire uni­ver­sel” d’Antoine Fure­tière, quelques frag­ments de “La Recherche du temps perdu” et, par petits bouts, “Les Mémoires” de Saint-Simon.

Quel film vous fait pleu­rer ?
“In the mood for love” de Wong Kar-Wai. L’accompagnement musi­cal de “Bright Star” de Jane Cam­pion m’a bou­le­ver­sée (Je ne me lasse pas d’écouter “The human orchestra”).

Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez-vous ?
Une inter­ro­ga­tion, un regard tout étonné de voir, un sem­blant de maturité.

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
Aux extra-terrestres… mais ça viendra…

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
L’Ile de Pâques.

Quels sont les écri­vains et artistes dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Pas­cal Qui­gnard, J-MG Le Clé­zio et Alexandre Via­latte. Sans ces pre­miers de cor­dée, je n’en serais pas là où j’en suis. Je pour­rais éga­le­ment citer : Mar­gue­rite Your­ce­nar, André Dhô­tel, Georges Per­ros, Jules Verne, René Bar­ja­vel, Bruno Gay-Lussac (dont j’ai beau­coup appré­cié les récits), Henry Bau­chau, Jean-Pierre Otte, Georges Picard et des écrivains-chercheurs comme Jean-Henri Fabre ou André Leroi-Gourhan. En lit­té­ra­ture étran­gère, je pense sur­tout aux Ita­liens (Italo Cal­vino, Erri de Luca) et à des Anglo-Saxons qui trempent leur plume dans une bonne dose d’humour (Will Cuppy, Giles Mil­ton). Parmi mes contem­po­rains, cer­tains livres d’Eric Vuillard, de Yan­nick Hae­nel, de Sté­phane Aude­guy et de Laurent Gaudé m’ont for­te­ment impres­sion­née. J’ai relu plu­sieurs fois Vidas et L’encre et la cou­leur de Chris­tian Gar­cin. Enfin, je me sens proche de toute démarche plu­ri­dis­ci­pli­naire. Giu­seppe Arcim­boldo, Léo­nard de Vinci, Paul Valéry, Fran­cis Ponge, Roland Barthes et sur­tout Jean Coc­teau sont des inclas­sables qui me parlent…

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
La légè­reté de l’être. Une cabane avec vue sur la mer.

Que défendez-vous ?
L’accessoire essen­tiel. La marge. La lisière. L’énigme. Ce “je ne sais quoi…” qui dit tout…

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
L’amour est par nature indé­fi­nis­sable. Cette phrase de Lacan rejoint cette réflexion d’Alain : « Aimer c’est trou­ver sa richesse hors de soi. ». Mais je pré­fère cette phrase de Proust : « L’amour, c’est l’espace et le temps ren­dus sen­sibles au coeur » ou bien, dans un tout autre style, cette pen­sée de Simone de Beau­voir : « Est mon pro­chain celui qui fait un acte pour moi. »

Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la ques­tion ?“
Quelle que soit la ques­tion de départ (si ques­tion il y a…), le hors-sujet est le ter­rain de jeu de tout acte créa­teur. Il y a en cha­cun de nous une pro­blé­ma­tique irré­so­lue. Nos points de départ ne sont pas tou­jours ceux que nous croyons. Et nos points d’arrivée nous sur­prennent sou­vent. C’est tout le charme de la vie.

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?
Vous ne m’avez posé aucune ques­tion sur les livres en cours… ça tombe bien ! Je n’en parle jamais…

Entre­tien et pré­sen­ta­tion réa­li­sés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 6 août 2018.

1 Comment

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One Response to Le regard éclectique de Valère-Marie Marchand

  1. Villeneuve .

    Tout est dit avec excel­lence . JPGP en est dépassé !
    Marie , patronne de la France , soyez bénie .
    Soro­ra­le­ment vôtre .

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