Jeremy Rifkin, penseur américain prolifique et stimulant, conseille les sphères gouvernementales d’Europe et du monde depuis quelques années déjà. Il vient d’ailleurs d’inaugurer le World Economic Forum de Lille sur le développement responsable et d’être nommé par la région Nord Pas de Calais à la tête d’une mission visant à la faire rentrer dans la « Troisième révolution industrielle ». Il a forgé cette notion et l’a défendue dans un livre publié en février dernier. Rien de moins.
Ce dernier livre qui présentait et préconisait cette troisième révolution industrielle se situait dans le prolongement d’un autre ouvrage, plus fondamental peut-être, que les éditions Actes Sud ont eu la bonne idée de republier fin septembre dans leur collection de poche, Babel. La pensée de Rifkin, aujourd’hui encore accessoire mérite de devenir une pensée structurante, centrale des temps futurs. En comprendre les fondements et les ambitions, c’est peut-être déjà participer à sauver le monde. Rien que ça.
On peut aussi penser que le monde va très bien, madame la marquise. Dans ce cas-là, laissez Rifkin de côté. Mais les orphelins idéologiques du monde actuel, partageant le constat de la pauvreté d’un monde qui ne propose pas grand-chose de plus que le couple bonheur-richesse, peuvent trouver dans la lecture de cet ouvrage les ressources et les moyens de concevoir l’âge d’après. La lutte des classes est terminée. Placer l’individualisme et l’esprit de compétition (faut-il rappeler la stérilité affligeante du faux débat sur la compétitivité ?) au coeur des relations humaines ne nous mènera nulle part. Rifkin propose autre chose : l’empathie.
Cet ouvrage est d’abord un essai d’histoire globale. Une réécriture de l’humanité, simple, claire, accessible à la lumière de l’empathie. Mais Rifkin ne se contente pas d’analyser des évolutions passées, ni de dresser le tableau des profondes transformations actuelles, il dessine une véritable perspective reliant le passé au futur, en donnant au présent sa pleine responsabilité. Pas de catastrophisme, ni de délire utopique mais de la lucidité et de l’espérance. Contrairement au discours ambiant, Rifkin affirme que l’Union européenne, à condition d’affirmer et d’affiner son modèle social, est bien plus préparée que d’autres puissances pour envisager l’avenir.
L’empathie a été jusqu’ici présentée comme anecdotique dans la définition des rapports humains au regard d’autres aspects comme la lutte, la compétition, la survie, la recherche de l’autonomie. L’indépendance et la domination sont encore des finalités collectives investies de valeurs positives. Et pourtant, Rifkin parvient à démontrer que ce sont a contrario les relations humaines empathiques qui constituent l’essence même de l’humanité et qui sont le moteur de son développement. Sans la stimulation de ces neurones miroirs (observable uniquement chez certaines espèces de mammifères) pas d’enrichissement, ni de développement… Sans empathie, nulle humanité au sens plein du terme. L’art, la culture, la communication et la complexité toujours grandissante des organisations sociales dans l’histoire s’appuient sur des relations empathiques. Peut-on rire sans empathie?
Dans ce projet d’histoire globale, qui est aussi une projection, tous les types de savoir sont mobilisés. Face à un émiettement des connaissances et des discours scientifiques, face au pullulement des spécialistes, voilà un effort de synthèse qui fait sens. Le recours aux découvertes psychologiques et éthologiques modernes est essentiel. L’approche de l’enfance apparaît fondamentale, décisive pour comprendre et définir les bases comportementales de l’humanité. L’affection compte autant que l’hygiène et la nourriture pour un enfant, Rifkin cite à ce propos des expériences éloquentes menées dans les hôpitaux et orphelinats américains. Freud, tout emprunt de l’esprit de son temps, se trompait largement. A bien des égards nous ne sommes pas encore sortis du XIXème siècle. Techniquement, pourtant, nous en sommes déjà loin… Education, santé, nourriture : il est temps de tout reformater. De passer résolument et consciemment à l’âge empathique immédiat, qui est aussi celui du choix décisif, celui de l’ « abîme entropique planétaire». En d’autres termes, il est temps de payer la facture. Solder les comptes de la planète.
Cet ouvrage n’est pas un appel à faire table rase. Les fondations sont là! Evidentes à qui sait les voir… Cet ouvrage est plutôt le portrait d’un passé négligé et l’ébauche d’un futur encourageant. A nous de lire, à nous de voir.
camille aranyossy
- Jeremy Rifkin, Une nouvelle conscience pour un monde en crise : vers une civilisation de l’empathie, Editions Actes Sud, Coll. Babel, Arles, Septembre 2012, 893 p. (publié en 2011 par les Editions Les Liens qui Libèrent.)
- Jeremy Rifkin, La roisième Révolution industrielle : comment le pouvoir latéral va transformer l’énergie, l’économie et le monde, Les liens qui libèrent, février 2012. 380 p.
Ah! Enfin un exemple de philosophie véritablement positive.