Albert Lewin, Le portrait de Dorian Gray

L’essence vaut-elle tou­jours mieux que l’existence ?

Synop­sis

Dans l’Angleterre vic­to­rienne, en 1866, Dorian Gray, un jeune et sédui­sant aris­to­crate, se laisse cor­rompre par le cynique lord Wot­ton. C’est ainsi que Gray, épris d’une petite chan­teuse de caba­ret, Sybil Vane, ne tarde pas à l’abandonner, tant par res­pect des conven­tions sociales que pour démon­trer son impu­dence. Déses­pé­rée, Sybil se sui­cide. Dorian Gray constate alors que son por­trait, qui trône dans le salon, s’est trans­formé et qu’il a pris une expres­sion dure et bru­tale. Com­mence ensuite pour lui une longue des­cente aux enfers. Plus il tombe dans l’avilissement, plus son por­trait devient hideux, alors que lui-même conserve ses traits purs et distingués…

Intro­duc­tion : sophisme ver­sus angélisme

Adap­tée du roman épo­nyme d’Oscar Wilde sou­vent com­paré le roman à La Peau de Cha­grin de Bal­zac ou au mythe de Faust chez Goethe, Albert Lewin – après un pre­mier essai ciné­ma­to­gra­phique tenté par Georges Méliès dans Le Por­trait Mys­té­rieux (1899) – met en valeur de main de maître, avec un très bel hom­mage à l’expressionisme alle­mand, entre des ombres ampli­fiées et un jeu des lumières excep­tion­nel, l’idée du pacte malé­fique et la réflexion sur le temps qui passe qui sont au coeur du récit. Accusé en son temps de débauche et de per­ver­sion Wilde, à n’en pas dou­ter, a créé ses doubles avec les figures de Lord Henry et Dorian, inter­pré­tés à l’écran par George San­ders et Hurd Hat­field.
Dorian Gray appa­raît d’entrée comme un jeune homme dont la beauté et la jeu­nesse sont les atouts prin­ci­paux. Le peintre Basil Hall­ward peint son por­trait (mais ne sou­haite pas contre toute attente  expo­ser le tableau car le por­trait semble doué d’une vie propre qui aurait comme guidé sa main: “Lorsque Dorian pose pour moi, il semble qu’une force étran­gère guide ma main, comme si le tableau était indé­pen­dant de moi. Je ne l’exposerai donc pas. Il appar­tient à Dorian Gray”.) et c’est chez lui que Dorian Gray va faire la connais­sance de Lord Henry Wot­ton, un dandy à l’élégance affec­tée et l’insolente désin­vol­ture qui pro­fesse des opi­nions très déran­geantes (il lit d’ailleurs Les Fleurs du mal, une oeuvre à la phi­lo­so­phie anti­clé­ri­cale qui a mar­qué Wilde).

Ce dilet­tante est un esthète oisif qui méprise l’affairisme et le puri­ta­nisme en s’opposant au goût bour­geois qui pré­vaut dans la haute société vic­to­rienne (dont le puri­ta­nisme est – selon Wilde – le plus sûr che­min qui mène au crime). Il ne brille que par la légè­reté de son esprit et le cynisme de sa vision du monde (il appa­raît sans cesse en train de goû­ter des plats ou de sen­tir des vins et des fleurs). Pour cet expert en apho­risme et para­doxes à conno­ta­tion phi­lo­so­phique, la beauté et la jeu­nesse sont les plus grandes qua­li­tés d’un homme. Mais elles ont un carac­tère éphé­mère –  et dan­ge­reux –, dès lors qu’elles sont fanées la vie n’a plus d’intérêt.
Fort de cette théo­rie où le cynisme le dis­pute à l‘hédonisme, Wot­ton engage par consé­quent le jeune Dorian à pro­fi­ter de la vie, à n’écouter que ses désirs en fai­sant fi des bar­rières morales.  Il le per­suade de vendre son âme en échange d’une jeu­nesse éter­nelle. Et l’on voit à l’écran le cynique cap­tu­rer de manière machi­nale un papillon, le tuer avec de l’alcool, l’épingler sur une planche et offrir le tro­phée au bel inno­cent, dont le peintre vient de finir le por­trait. (Selon Wot­ton, « Il n’y a pas de bonne influence. Toute influence est immo­rale. Le but de la vie est de réa­li­ser par­fai­te­ment sa nature. On doit vivre sa vie plei­ne­ment et com­plè­te­ment. Don­ner à chaque sen­ti­ment une forme, à chaque pen­sée une expres­sion (« The only way to get rid of a temp­ta­tion is to yield to it »), à chaque rêve la réa­lité. Pour mai­tri­ser la situa­tion, il faut s’y sou­mettre. Tout élan réprimé nous empoi­sonne. Résis­ter et votre âme se meurt du désir pour ce qui est défendu [tuer un papillon]. Rien ne peut gué­rir l’âme que les sens et rien ne peut gué­rir les sens que l’âme –  « Nothing can cure the soul but the senses, just as nothing can cure the senses but the soul. » – »).

La maî­trise d’Albert Lewin est tout entière dans cette scène d’exposition très cho­ré­gra­phiée: mou­ve­ment sophis­ti­qué de la caméra, dia­logues et action qui se com­plètent en illus­trant cha­cun à sa manière la théo­rie désa­bu­sée du vieux dandy. Dans quelques ins­tants, Dorian Gray sera immor­ta­lisé en pleine jeu­nesse, pri­son­nier de son image. Contem­plant son por­trait si lisse achevé par son ami Basil, Dorian prend peur d’être dépassé par le temps, de ne plus avoir un jour le loi­sir de vivre une jeu­nesse éter­nelle, pro­fi­tant sans comp­ter de la vie et abu­sant de tous les plai­sirs.
Il émet alors tout haut le vœu, devant la sta­tuette d’un chat égyp­tien sym­bo­li­sant dans le film la part de fan­tas­tique et de sur­na­tu­rel, de res­ter jeune à jamais et de lais­ser le tableau por­ter la marque des années et de ses péchés, le por­trait vieillis­sant à sa place : “Si je pou­vais res­ter jeune alors que le tableau vieilli­rait… Si le por­trait pou­vait vieillir et moi demeu­rer tel que je suis. Pour cela je don­ne­rais tout. Je serais prêt à tout don­ner pour ça, même mon âme”.

Le plai­sir à mort ou la mort du plaisir

Même s’il n’y croit pas, son sou­hait va se réa­li­ser. Dorian au visage aussi impa­vide qu’un masque, ne sait pas qu’il a scellé un pacte avec le diable : désor­mais amou­reux de son reflet, le nar­cis­sisme s’empare de lui, il ne vieillit plus, et ne souffre plus des affres du temps, mais le tableau le repré­sen­tant se délite de plus en plus et révèle pro­gres­si­ve­ment sa véri­table nature…. Par la suite, plus Dorian — qui déclame plus loin un poème d’un cer­tain Oscar Wilde !: : « Tu éveilles en moi la bête, ce contre quoi je me défends… Tu crées des rêves de luxure et du sacré fait de l’infâme. » — ‚incar­na­tion même du riche débau­ché, pas­sant ses jour­nées à lire, à faire des visites et ses soi­rées à l’opéra ou en société, s’enfoncera dans le crime, plus le por­trait en por­tera les stig­mates, tan­dis que son visage res­tera jeune et inno­cent.
Le jeune aris­to­crate com­mence à mépri­ser son pro­chain pour mieux satis­faire ses besoins égoïstes, et même à pro­vo­quer quelques tré­pas sans se dépar­tir de son inso­lente indif­fé­rence et de sa beauté gla­ciale. Dorian Gray, qui s’est laissé, on le remar­quera, si faci­le­ment entraî­ner sur la pente du vice lorsqu’il découvre l’impunité qu’il a acquise vivra ainsi de nom­breuses années.

Sous l’influence de Lord Wot­ton, Gray se met à fré­quen­ter les bas-fonds de Londres, les quar­tiers très popu­laires de Whi­te­cha­pel. Il y ren­contre Sybil Vane, une petite chan­teuse qui se pro­duit dans un music-hall de seconde caté­go­rie. Il s’éprend d’elle et la pré­sente à ses amis Basil et Henry. Si ce der­nier, d’abord réti­cent approuve son choix, Henry par cynisme demande à Dorian de tes­ter la vertu de Sybil en l’obligeant, sous peine de rup­ture, à cou­cher avec lui avant de l’épouser. Sybil vain­cue par l’ultimatum et le charme de Dorian se donne à lui et Dorian lui envoie une insul­tante lettre de rup­ture.
Ren­trant de la jour­née de débauche qui suit, il sent peser sur lui une sourde menace et son regard croi­sant par hasard le tableau il remarque que les lignes de la bouche expriment main­te­nant de la cruauté. Ayant eu confir­ma­tion de cette trans­for­ma­tion au matin, il com­prend que son pacte avec le chat égyp­tien a été exaucé. Sou­hai­tant reve­nir sur sa déci­sion, il écrit une longue lettre d’amour à Sybil. Mais, avant d’avoir pu lui envoyer, il apprend de lord Wot­ton que Sybil s’est empoi­son­née. Son inno­cence est ren­for­cée par un esprit fra­gile et influen­çable mais Dorian  réa­lise que sa déci­sion de rompre cet amour, qui a causé la mort de sa bien-aimée, est irré­ver­sible et l’a perdu à tout jamais.

Avec son jeu au plus haut point inté­rio­risé et proche du nihi­lisme absolu, la méta­mor­phose de l’acteur est gran­diose : il se trans­forme peu à peu en fan­tôme avec des mou­ve­ments, des gestes, une pos­ture figée res­sem­blant à ceux d’un spectre. Dorian Gray décide en effet de s’enfermer dans une dureté sans com­pas­sion. Il se rend le soir même à l’opéra. Le len­de­main, il reçoit la visite de Basil Hall­ward qui lui conseille la lec­ture de La vie de Boud­dha pour échap­per à l’influence per­ni­cieuse de Lord Wot­ton.
Dorian par­vient juste à temps à le dis­sua­der de voir le por­trait. Par peur que quelqu’un ne découvre son ter­rible secret et voyant le mons­trueux état de son âme sur le por­trait défi­guré et hideux, il enferme le tableau dans une ancienne salle d’étude fer­mée à clef dans son gre­nier et se plonge dans la lec­ture d’un mys­té­rieux roman que lui offre Lord Henry.

Son esprit se fait plus sombre et sour­nois tel le mal en per­sonne. Il reste tou­jours obsédé par son appa­rence et par son tableau qui lui aussi se trans­forme. Dorian en devient para­noïaque, agres­sif et se ren­ferme com­plè­te­ment dans sa luxueuse demeure de May­fair, à Selby. Il va alors par­ta­ger son exis­tence entre les fastes de la haute société vic­to­rienne de Londres et les bouges les plus sor­dides des bas-fonds où il cherche à fuir sa culpa­bi­lité en fumant de l’opium. (Face au paral­lèle entre le stupre des clubs réser­vés aux aisés de ce monde et la débauche des bars glauques des bas-quartiers lon­do­niens, la ques­tion se pose : lequel des deux mondes est le plus immo­ral ?)
Les années passent mais Dorian semble res­ter jeune à jamais tan­dis que ses amis vieillissent. Le por­trait, au contraire, a subi une étrange méta­mor­phose. Le jeune homme sédui­sant est devenu un être hor­rible, sym­bole de sa vie de débauche qui fait grand bruit. Ayant ren­con­tré Dorian dans la rue, Basil découvre avec stu­peur ce qui est arrivé au tableau qu’il a peint. Dorian le poi­gnarde alors puis se débar­rasse ensuite du cadavre avec l’aide du chi­miste  Alain Camp­bell – qui se sui­ci­dera peut après — en usant du chan­tage. Sa cruauté mon­tante, ici sym­bo­li­sée par le meurtre de son meilleur ami, le peintre Basil Hall­ward. atteste déjà que la rédemp­tion de ses crimes sera veine

Dans ce monde vic­to­rien sclé­rosé où seul le dandy Wot­ton semble s’amuser de façon caus­tique (au demeu­rant, plus en paroles qu’en actes…), le « pauvre » Dorian se voit ainsi damné. A cause de l’influence per­verse et pro­vo­ca­trice de son « men­tor » célé­brant avec gran­di­lo­quence le côté éphé­mère de la vie, de la jeu­nesse éter­nelle et du plai­sir, lui qui sem­blait des­tiné à une vie fort pai­sible, pro­mis avec son visage d’ange atone à une vie amou­reuse sans com­pli­ca­tion va s’engager dans la voie de la mau­vaise vie. Flé­ché par le désir, le jeune esthète est le constant objet du regard, fas­ciné, jaloux ou répro­ba­teur, des gens qui le ren­contrent.
Chaque nou­veau per­son­nage nous est d’ailleurs pré­senté par Lewin comme un spec­ta­teur de Dorian Gray. Sur le visage lisse et inex­pres­sif du jeune homme, cha­cun semble pro­je­ter ses désirs et ses idéaux inavoués : Sibyl Vane en fait un Tris­tan de roman de che­va­le­rie, Gla­dys y voit un éter­nel amou­reux. Seul Dorian Gray lui-même n’est ren­voyé qu’à sa propre réa­lité : celle d’un corps cor­rompu dont le tableau-miroir ren­voie l’image. Cette attente « entre le ciel et l’enfer » pour reprendre l’exorde du qua­train mys­tique du Rubaiyat de Omar Khayyam (1048–1131) qui ouvre et clôt le film : pré­sent lors du géné­rique de début, il sera lu par Dorian pour Allan Camp­bell vers la fin du film :“J’ai lancé mon âme à tra­vers l’invisible / Pour déchif­frer le Mot de l’au-delà / Mon âme m’est reve­nue et m’a répondu : / C’est moi qui suis le ciel et l’enfer.”) est aussi incar­née sur l’écran par les pré­ludes de Cho­pin. Albert Lewin montre la beauté humaine fra­gile comme celle du papillon, contrai­re­ment à l’art.

L’appa­rence hié­ra­tique que Dorian offre à la haute bour­geoi­sie vic­to­rienne gar­dera intacts et imma­cu­lés sa pureté et son angé­lisme (dif­fi­cile il est vrai de lire le vice sur un visage…) mais son por­trait va radi­ca­le­ment s’altérer, tant le reflet de son âme vire à la mons­truo­sité abso­lue.
Un hié­ra­tisme tra­duit à l’écran par l’absence des dépla­ce­ments de caméra (afin de don­ner au spec­ta­teur une impres­sion géné­rale d’immobilisme — la forme est en adé­qua­tion avec le fond). Manière de signi­fier que, au sein de cette société cloi­son­née où il est impos­sible de se per­mettre le moindre écart, le per­son­nage cen­tral est déjà condamné.

Sachant alter­ner les scènes de mélan­co­lie, notam­ment celles amou­reuses avec Gray jouant du piano, et les scènes de ten­sions (dans ces der­nières, la caméra est sou­vent oppres­sante  et ren­ferme peu à peu le per­son­nage dans son obses­sion et para­noïa), Albert Lewin, qui veut insis­ter sur le lien – magni­fié par un noir et blanc de toute beauté – entre éthique et esthé­tique, s’ingénie de fait avec  constance à pro­duire des cadres dans le cadre : le por­trait de Dorian qui scelle son des­tin reflète celui des per­son­nages enfer­més dans leur rang, dans leur caste  avec roi­deur  (voir la scène du dîner chez la tante Agathe où un homme poli­tique influent, un par­le­men­taire tory incar­nant le prag­ma­tisme de l’esprit vic­to­rien pré­fère céder sans hon­neur aux piques de Lord Wot­ton plu­tôt que d’être privé du bon­heur sen­sible de goû­ter aux « cailles far­cies » qui attendent à table). Comme en témoigne la scène du gre­nier, le réa­li­sa­teur soigne jusqu’à l’obsession la com­po­si­tion de cer­tains cadres pour bien faire appa­raître un objet ou « cen­trer » un être (sur­tout s’il semble assez excen­trique).
Tous les per­son­nages appa­raissent de fait à l’écran à l’intérieur de cadres fer­més, comme s’ils étaient des repré­sen­ta­tions pic­tu­rales : Lord Henry Wot­ton, enchâssé dans l’habitacle de sa calèche au tout début du film, comme domi­nant et igno­rant la rue (du menu popu­laire) qui défile der­rière lui; Dorian Gray, bien entendu, dont on voit d’abord une esquisse de visage accro­chée au che­va­let de Sir Basil Hall­ward ; Sibyl Vane, sur la scène des Two Turtles, dans un tableau vivant qui s’anime bien­tôt ; Gla­dys, en jeune femme vue sous la forme d’un por­trait enca­dré contem­plé par Dorian Gray. Seul Sir Basil Hall­ward échappe à cette règle. Sans doute parce que, étant celui qui com­pose les por­traits, il peut à bon droit s’abstenir d’y figu­rer. En outre, le film com­porte un grand nombre de plans à l’intérieur des­quels la pro­fon­deur de champ laisse entre­voir, dans l’encadrement d’une porte ou d’une fenêtre, d’autres per­son­nages, sou­vent des domes­tiques. Autre marque, visuelle celle-là, de la ségré­ga­tion sociale.


P
our déve­lop­per sa réflexion sur les rap­ports ambi­gus entre l’art et la réa­lité, la beauté et le mal Lewin – qui veut sou­li­gner la dua­lité cen­trale de toute réflexion dis­tin­guant le bien du mal jusque dans l’esthétique pure du long-métrage  – intègre aux luxueux décors hol­ly­woo­diens les influences expres­sion­nistes et psy­cha­na­ly­tiques venues d’Europe. La thé­ma­tique de l’image, miroir de l’âme ren­voie au Faust de Goethe, dont le fan­tôme plane sur cette œuvre où le diable s’incarne dans la figure de lord Henry Wot­ton. Mais aussi à La peau de cha­grin d’Honoré de Bal­zac et au « Por­trait ovale » des His­toires extra­or­di­naires d’Edgar Allan Poe.
L’image géné­rale est en vérité très sty­li­sée, avec une demeure mon­daine qui est d’une froi­deur telle qu’elle fait corps avec Gray et ampli­fie le côté claus­tro­pho­bique du film. Le choix volon­taire de fil­mer en noir et blanc (Oscar de la meilleure pho­to­gra­phie en noir et blanc en 1946) trans­pose de manière frap­pante ce mani­chéisme (seules les pein­tures du por­trait dans toute son inquié­tante beauté contrastent en appa­rais­sant en cou­leurs : ces inserts en Tech­ni­co­lor résument alors l’essence du fan­tas­tique : l’interpénétration de deux niveaux de réa­lité qui, en toute logique, ne devraient jamais cohabiter).

Le sus­pense est bien pro­longé par l’effet de sur­prise lorsque le tableau est pré­senté en cou­leur. Deux fois, le tableau est pré­cédé du regard de Dorian : la pre­mière fois lors du pacte et la seconde lorsqu’il décide de le recou­vrir après le meurtre de Basil. Les deux autres occur­rences en cou­leur sont celles qui suc­cèdent au regard de Wot­ton, et à celui de Basil qui le découvre dans le gre­nier avant d’être poi­gnardé. Deux autres fois, le tableau est filmé en noir et blanc : lors du meurtre de Basil ou l’ombre du cou­teau se reflète sur lui et lors de la trans­for­ma­tion finale où il perd sa dépra­va­tion pour, dans un mor­phing avant l’heure, retrou­ver sa pureté ini­tiale.
De même qu’Otto Pre­min­ger pour Laura, le réa­li­sa­teur donne ainsi une grande impor­tance au tableau — même si caché au fond du gre­nier — qui sur­plombe le film, par sa pré­sence mys­tique, par l’inquiétude induite par ses chan­ge­ments pro­gres­sifs  …et parce qu’il reflète Dorian.

Du trope du gre­nier à la topique freudienne

Dorian Gray com­met ainsi son pre­mier crime — filmé à grand ren­fort d’ombres por­tées — dans la pièce secrète qui ren­ferme tous ses jouets d’enfant, reliques d’une inno­cence per­due, et face à son por­trait devenu mécon­nais­sable (seul plan en cou­leurs de ce film au noir et blanc soyeux, preuve que la vraie vie est bien là, pri­son­nière de la toile).
Si l’objet sym­bo­lique majeur du film tient au tableau qui donne son titre à l’oeuvre – n’est-il pas, animé d’une vie propre et stu­pé­fiant à chaque fois soit un des pro­ta­go­nistes soit le spec­ta­teur lui-même, la rai­son d’être de ce lieu, puisque celui-ci ne semble exis­ter que pour le conte­nir ?-, il n’en reste pas moins que la dimen­sion spi­ri­tuelle de rédemp­tion autour du tableau se trouve mise en exergue par Lewin à par­tir du gre­nier et des objets qu’il contient.

A la mise en scéne très sophis­ti­quée, on l’a vu, du tableau s’ajoute celle du gre­nier où Dorian Gray a caché son por­trait, pour le sous­traire au regard de ceux qui pour­raient y lire sa cor­rup­tion morale et phy­sique. Le gre­nier du film est visible dans quatre séquences : la pre­mière voit l’installation du tableau par Dorian Gray et ses domes­tiques ; la seconde, très courte, met en scène le maître de la demeure venu consta­ter que le dépla­ce­ment du por­trait n’a en rien effacé la pre­mière impres­sion de dégoût qu’il avait res­sen­tie la veille ; la troi­sième est celle du meurtre ; la qua­trième est celle du « sui­cide » final.
Ce lieu, éloi­gné des autres pièces du logis du jeune homme, vaut comme sym­bo­lique et est placé en hau­teur (près du ciel), car il consti­tue aussi – davan­tage encore que le tableau – le reflet de l’âme de Dorian Gray. S’y exprime en effet sa double nature, “entre le Ciel et l’Enfer” et s’y déroulent les deux actes extrêmes de sa tra­jec­toire morale : le meurtre de Sir Basil Hall­ward et la rédemp­tion par l’autodestruction. La pro­fu­sion des croix (raies de lumière, croi­sées de fenêtres) que l’on peut aper­ce­voir lors de la scène du meurtre ren­force cet aspect.

Ces deux dimen­sions se retrouvent aussi dans le cou­teau, objet du meurtre et du sui­cide. Il est fiché dans un pupitre por­tant sym­bo­li­que­ment la gra­vure d’un cœur (sou­ve­nir d’une amou­rette d’enfant ?) que le sty­let, mani­pulé par le jeune homme, va d’abord trans­per­cer (on peut y voit un rap­pel des femmes dont le jeune homme a déjà brisé les cœurs), avant de s’abattre à plu­sieurs reprises dans le dos de Basil en train de prier. Dans ce lieu à carac­tère fan­tas­tique, la lampe à pétrole sus­pen­due au pla­fond qui éclaire les séquences du meurtre et du “sui­cide” prend éga­le­ment tout son sens.
Sa lumière pro­jette d’inquiétantes ombres sur les murs et, sur­tout, son oscil­la­tion au moment du meurtre – on pense au Cor­beau de Henri-Georges Clou­zot où figure aussi ce motif – fait pas­ser chaque plan de l’obscurité à la clarté en un mou­ve­ment de contraste fai­sant res­sor­tir la teneur mani­chéenne du per­son­nage et du lieu.

Comme le gre­nier est par ailleurs l’endroit où l’on relègue en géné­ral les jouets, obso­lètes, des enfants de la mai­son­née, ceux-ci (pré­sents lors du meurtre en un nou­vel hom­mage au cinéma alle­mand fai­sant écho à M Le Mau­dit de Fritz Lang), rem­plissent lit­té­ra­le­ment la pièce. Ce sym­bo­lisme vise à éta­blir que l’endroit est bien le lieu où le monde de l’enfance devrait laver les péchés com­mis par le jeune homme cor­rompu.
Cha­cun des jouets mon­trés à l’écran a un rôle pré­cis qui marque ainsi cet autre com­bat mani­chéen, entre l’innocence per­due et le pré­sent immo­ral. Cubes, bal­lons et écharpe bro­dée d’enfant se trouvent voués, lors de la scène du meurtre, à la des­ti­tu­tion et à rejoindre l’ombre de la dis­grâce. Dans un très beau plan repre­nant le mou­ve­ment de l’oscillation de la lampe au-dessus de sa tête, c’est la main inerte de Sir Basil, poi­gnardé, qui fait tom­ber le fra­gile édi­fice de jouets. Et c’est avec l’écharpe que Dorian Gray essuie son cou­teau sanglant.

En contre­point, une sta­tuette de cava­lier rap­pelle que Dorian Gray est “Sire Tris­tan”, le preux et dévoué che­va­lier de Sybil Vane. Ren­ver­sée elle aussi, lors de l’installation du tableau dans le gre­nier, cette sta­tuette marque l’échec du pro­jet du jeune dandy et laisse au por­trait la pré­émi­nence en ce lieu. Mais, lors de la rédemp­tion de Dorian Gray, la sta­tuette est enfin ramas­sée, repla­cée sur la table face au por­trait : Sire Tris­tan s’oppose à nou­veau au monstre, la valeur au péché. Plus dis­cret, mais non moins sym­bo­lique, un agneau figure sur le rayon­nage de l’étagère à l’arrière-plan.
Mis en évi­dence lors de la der­nière séquence, ce jouet marque la rédemp­tion du pécheur. Pour toutes ces rai­sons, la scène du meurtre dans le gre­nier, où l’ombre de l’assassin se pro­jette sur le tableau et où la vic­time bous­cule les jouets d’enfance – méta­phore d’une inno­cence per­due –, est un mor­ceau d’anthologie.

Ces scènes du gre­nier qui ont une valeur forte dans le séquen­çage d’Albert Lewin ren­voient de manière directe à la seconde topique freu­dienne où le psy­cha­na­lyste pré­sente vers 1921, ten­ta­tive de car­to­gra­phie de l’appareil psy­chique, sa concep­tion du psy­chisme humain en trois ins­tances : Ca (pôle pul­sion­nel de l’individu cor­res­pon­dant à l’inconscient. C’est la par­tie impé­né­trable de la per­son­na­lité), Moi (per­son­na­lité du sujet et pôle défen­sif de l’individu, c’est une sorte de média­teur entre le monde exté­rieur et le ça du sujet. Il essaie de sau­ve­gar­der le sujet, son inté­grité, son estime de soi. Il assure l’identité et la sta­bi­lité du sujet, consti­tue sa conscience d’être), Sur­moi (issu du ça et héri­tier du com­plexe d’Oedipe, il se construit par iden­ti­fi­ca­tion, au cours de l’enfance par l’intériorisation des règles de vie. Son rôle est celui d’un juge à l’égard du Moi, il est res­pon­sable par exemple du sen­ti­ment de culpa­bi­lité. Il assure trois fonc­tions : l’auto-observation, la conscience morale et la cen­sure).
Et l’auteur de l’Introduction à la psy­cha­na­lyse de sou­li­gner que, au regard d’un « moi qui n’est plus le maître de sa mai­son »,  le Sur­moi ren­voie à l’ensemble des valeurs socié­tales et de l’histoire col­lec­tive (tous ces objets-valises entas­sés dans les gre­niers) enca­drant le sujet de manière oppres­sive et castratrice.

“Dans le cours des siècles, la science a infligé à l’égoïsme naïf de l’humanité deux graves démen­tis’. La pre­mière fois, ce fut lorsqu’elle a mon­tré que la terre, loin d’être le centre de l’univers, ne forme qu’une par­celle insi­gni­fiante du sys­tème cos­mique dont nous pou­vons à peine nous repré­sen­ter la gran­deur. Cette pre­mière démons­tra­tion se rat­tache pour nous au nom de Coper­nic, bien que la science alexan­drine’ ait déjà annoncé quelque chose de sem­blable. Le second démenti fut infligé à l’humanité par la recherche bio­lo­gique, lorsqu’elle a réduit à rien les pré­ten­tions de l’homme à une place pri­vi­lé­giée dans l’ordre de la créa­tion, en éta­blis­sant sa des­cen­dance du règne ani­mal et en mon­trant l’indestructibilité de sa nature ani­male. Cette der­nière révo­lu­tion s’est accom­plie de nos jours, à la suite des tra­vaux de Ch. Dar­win, de Wal­lace’ et de leurs pré­dé­ces­seurs, tra­vaux qui ont pro­vo­qué la résis­tance la plus achar­née des contem­po­rains. Un troi­sième démenti sera infligé à la méga­lo­ma­nie humaine par la recherche psy­cho­lo­gique de nos jours qui se pro­pose de mon­trer au moi qu’il n’est seule­ment pas maître dans sa propre mai­son, qu’il en est réduit à se conten­ter de ren­sei­gne­ments rares et frag­men­taires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psy­chique. Les psy­cha­na­lystes ne sont ni les pre­miers ni les seuls qui aient lancé cet appel à la modes­tie et au recueille­ment, mais c’est à eux que semble échoir la mis­sion d’étendre cette manière de voir avec le plus d’ardeur et de pro­duire à son appui des maté­riaux emprun­tés à l’expérience et acces­sibles à tous. D’où la levée géné­rale de bou­cliers contre notre science, l’oubli de toutes les règles de poli­tesse aca­dé­mique, le déchaî­ne­ment d’une oppo­si­tion qui secoue toutes les entraves d’une logique impartiale”.

Sig­mund Freud, Intro­duc­tion à la psy­cha­na­lyse (1916), Ile par­tie, chap. 18, trad. S. Jan­ké­lé­vitch, Payot, coll. « Petite Biblio­thèque », 1975, p. 266–267.

Le visage-miroir

Le per­son­nage de Dorian Gray est une méta­phore lucide de l’homme, assi­milé à un être à la fois sombre et lumi­neux, capable du pire comme du meilleur. Certes, il a refusé d’accepter et de voir sa part obs­cure, pré­fé­rant lais­ser son por­trait la subir à sa place. Mais ses excès, ses infrac­tions à la morale la plus élé­men­taire, ses atteintes répé­tées à autrui ne sau­raient demeu­rés impu­nis :  un jour où l’autre, il lui fau­dra payer, comme tout un cha­cun. Dif­fi­cile de ne pas pen­ser à Lévi­nas, et à sa posi­tion oppo­sée, dans Alté­rité et trans­cen­dance, sur le sta­tut éthique du visage :

« Le visage est sei­gneu­rie et le sans défense même. Que dit le visage quand je l’aborde ? Ce visage exposé à mon regard est désarmé. Quelle que soit la conte­nance qu’il se donne, que ce visage appar­tienne à un per­son­nage impor­tant, éti­queté ou en appa­rence plus simple. Ce visage est le même exposé dans sa nudité. Sous la conte­nance qu’il se donne perce toute sa fai­blesse et en même temps sur­git sa mor­ta­lité. À tel point que je peux vou­loir le liqui­der com­plè­te­ment, pour­quoi pas ? Cepen­dant, c’est là que réside toute l’ambiguïté du visage, et de la rela­tion à l’autre. Ce visage de l’autre, sans recours, sans sécu­rité, exposé à mon regard dans sa fai­blesse et sa mor­ta­lité est aussi celui qui m’ordonne : « tu ne tue­ras point ». Il y a dans le visage la suprême auto­rité qui com­mande, et je dis tou­jours, c’est la parole de Dieu. Le visage est le lieu de la parole de Dieu. Il y a la parole de Dieu en autrui, parole non thé­ma­ti­sée. Le visage est cette pos­si­bi­lité du meurtre, cette impuis­sance de l’être et cette auto­rité qui me com­mande « tu ne tue­ras point ». Ce qui dis­tingue donc le visage dans son sta­tut de tout objet connu, tient à son carac­tère contra­dic­toire. Il est toute fai­blesse et toute autorité ».

Lieu essen­tiel du corps humain pour Lévi­nas, le visage – par lequel nous nous pré­sen­tons aux autres (c’est la marque pre­mière de notre iden­tité, de notre per­son­na­lité et de notre huma­nité) – confère à l’être humain toute sa dignité. Il nous ren­seigne ainsi sur la nature pro­fonde de cha­cun de nous. Ce n’est pas pour rien qu’on nous dit com­mu­né­ment que le regard est le miroir de l’âme. Mais « l’expérience du visage », que dégage Lévi­nas, il y insiste sur­tout  dans Éthique et Infini, est para­doxale: à la fois, il y a dénue­ment et extrême vul­né­ra­bi­lité du visage, et en même temps, j’éprouve le sen­ti­ment de ma res­pon­sa­bi­lité envers l’autre..
Le visage de l’autre se pré­sente à nous comme un appel ; il est à la fois dénue­ment et vul­né­ra­bi­lité. Et cette vul­né­ra­bi­lité nous prend en otage ; comme mal­gré nous, nous nous sen­tons res­pon­sable de l’autre. L’accès au visage de l’autre est d’emblée éthique. Et pour Lévi­nas, l’éthique est la phi­lo­so­phie première.

En pré­fé­rant faire du tableau peint par Basil le véri­table miroir de sa psy­chè, Dorian Gray bafoue le prin­cipe essen­tiel qui vient d’être énoncé : pou­vant à peine se regar­der en face dans le tableau altéré qui lui tient lieu de conscience, Dorian perd à la fois son iden­tité et sa dignité, le regard d’autrui  n’exerçant plus aucun pou­voir sur sa per­sonne. Son visage lisse — devenu pré­ci­sé­ment « neutre » — n’a plus rien de vul­né­rable à mani­fes­ter. Il pré­fi­gure « le plus froid des monstres froids » men­tionné par Nietzsche dans Ainsi par­lait Zara­thous­tra. Pour Lévi­nas au contraire, « Le sujet est un hôte ». Par cette for­mule simple et puis­sante de Tota­lité et infini, le phi­lo­sophe nous montre que ce n’est pas dans le rap­port de pou­voir, ni dans le rap­port de connais­sance que l’on a accès à l’altérité d’autrui.
En effet, le visage n’étant pas habillé comme le reste du corps, il est la par­tie du corps la plus expo­sée, et donc aussi la plus fra­gile et la plus vul­né­rable. De plus, le visage n’étant pas neutre en lui-même, lorsque j’aborde le visage de l’autre, je découvre l’interdit du meurtre et le devoir de res­pon­sa­bi­lité envers autrui. Pour résu­mer sa pen­sée, Lévi­nas aime à citer cette phrase de Dos­toïevski : « Nous sommes tous cou­pables de tout et de tous, et moi plus que les autres ». En me sen­tant res­pon­sable d’autrui, mon moi est comme dépos­sédé de sa souveraineté.

Para­doxa­le­ment, le rap­port à autrui enlève à l’homme sa liberté. On n’est pas libre ou non de répondre à cet appel de l’autre (qu’est le visage). Face au visage, je me sens res­pon­sable de l’autre de manière obli­gée.  Et cette res­pon­sa­bi­lité envers autrui, je la res­sens d’emblée face au visage. Dans la ren­contre avec autrui nous dit Lévi­nas, il y a un rap­port dis­sy­mé­trique. Je suis comme otage de l’autre. Ainsi Lévi­nas déclare : « Le visage est cette pos­si­bi­lité du meurtre, cette impuis­sance de l’être et cette auto­rité qui me com­mande: « Tu ne tue­ras point ! » Pour contrer cet inter­dit du meurtre, Fin­kiel­kraut fai­sait d’ailleurs remar­quer dans La Sagesse de l’Amour, que les pri­son­niers des camps de concen­tra­tion étaient mis nus pour neu­tra­li­ser le pou­voir du visage. Les indi­vi­dus étant mis nus, les visages ne se déta­chaient plus du reste du corps. Les nazis pra­ti­quaient cette ruse (le fait de dénu­der le corps) afin d’enlever au visage sa puis­sance éthique.
En dénu­dant les corps, les visages des vic­times des camps nazis étaient noyés dans la masse des chairs. Car comme l’a dit Lévi­nas : « Le visage d’autrui qui souffre me requiert ». Ainsi dans l’accès au visage, il y a une dimen­sion éthique car le visage est à la fois, ce qui nous est propre et ce qui est offert à tous.

Dorian Gray, pour sa part, pro­fite de son invi­si­bi­lité aux yeux d’autrui pur se com­por­ter tel le méchant Gygés du livre II de la Répu­blique pla­to­ni­cienne. Tous ceux qui le croisent en ville, dans les salons semblent le fuir (au moins du regard) tant les rumeurs courent sur ses débauches au détri­ment de sa face angé­lique. Dépos­sédé de lui-même en tant que sujet, l’aristocrate éter­nel­le­ment jeune n’est l’hôte de rien ni per­sonne ; et il a plu­tôt ten­dance à prendre tous les autres en otage de sa seule satis­fac­tion indi­vi­dua­liste (il faut dire qu’il a eu un Pyg­ma­lion qui l’a bien formé à cela en la per­sonne de Lord Henry dont on se sou­vient qu’il entonne avec gaieté « La Cin­de­rella » de Don Gio­vannila ci darem la mano (“Là-bas, nous nous don­ne­rons la main”: c’est ainsi que Don Juan débute son opé­ra­tion de séduc­tion auprès de Zer­lina) –  lors même qu’il vient de lui apprendre le sui­cide Sybil Vane).
Grâce à l’atmosphère fan­tas­tique créée par O. Wilde et trans­posé avec talent par A. Lewin, Dorian Gray est le seul être sur Terre qui est par­venu à reti­rer à son visage sa propre « puis­sance éthique ». Tôt ou tard, il devra en payer le prix.

 

La beauté toute puis­sante et le temps ultra pesant

On voit bien à rebours que si Dorian Gray avait pu s’accepter tel qu’il était (tel que tout homme est au fond de lui), quel que soit son visage, il aurait vécu avec plus de séré­nité et aurait ainsi mieux pro­fité des plai­sirs de la vie. Mais il a été mal­hon­nête à l’égard de ses proches comme à son propre égard et cette atti­tude non éthique lui a tout coûté : sa rai­son, son amour pour des êtres chers qu’il aimait sin­cè­re­ment, son huma­nité, sa liberté, … son bon­heur. Dans le contexte de la déca­dence de la société bri­tan­nique, de l’atmosphère de fin de siècle de l’aristocratie lon­do­nienne, des tra­vers innom­brables de la société vic­to­rienne, des plai­sirs des para­dis arti­fi­ciels et faciles (pros­ti­tuées, opium, …), le che­min vers le bon­heur serait plu­tôt celui qui passe par l’acceptation de soi (de son bon comme de son mau­vais côté). Entre le dan­dysme et le mou­ve­ment lit­té­raire du déca­den­tisme, Dorian Gray nous invite à pen­ser la fron­tière poreuse entre toutes entre la dépra­va­tion et la décou­verte de soi, entre la dés­illu­sion et le dépas­se­ment de soi.
Cette varia­tion sur le thème de l’apostasie bau­de­lai­rienne qui semble n’avoir aucune limite voit le héros condamné, par le pacte infer­nal qu’il a fomenté, à se trans­for­mer en bête immonde. L’image fan­tas­tique du por­tait nous montre « l’envers de la toile » de cette affreuse malé­dic­tion. Rava­gée par le sang, les cica­trices et autres souillures en tous genres, elle nous révèle l’ignominie latente du pro­ta­go­niste : cet inexo­rable che­mi­ne­ment vers la lai­deur, suprême para­doxe d’un être qui a sacri­fié sa vie à la Beauté. Condamné en sur­sis, le monstre de beauté n’était voué, entre soli­tude et tris­tesse, qu’à deve­nir une beauté mons­trueuse. Ne pas accep­ter son propre vieillis­se­ment revient ici à se tuer soi-même.

Le por­trait de Dorian donne certes une puis­sance cer­taine à la beauté phy­sique, mais on peut y lire, aussi, l’idée d’un glis­se­ment de la beauté de l’œuvre d’art à la beauté du corps. A même de créer sa propre appa­rence aux yeux des autres, l’individu devient en quelque sorte ici l’artiste de sa propre beauté (une « culture de la beauté » van­tée par Lord Henry qui congé­die l’esthétique du XIXe siècle: là aussi est tout le fan­tas­tique de l’oeuvre).
Sans conteste, dans la bouche de Dorian, la lai­deur ren­voie à la vieillesse et à la décré­pi­tude tan­dis que la beauté (rame­née à la jeu­nesse et à la santé inal­té­rables), moyen évident de réus­site de l’être, sus­cite la séduc­tion – voire la fas­ci­na­tion si l’on en croit le regard écar­quillé de Sybil Vane devant le génie de Sire Tristan.

Dorian, qui ne connaît pas ses clas­siques, se trompe tou­te­fois quand il consi­dère que la beauté phy­sique trouve sa fina­lité en elle-même, dis­tincte en cela de l’Idée pla­to­ni­cienne du beau.  Pour le phi­lo­sophe la beauté du corps n’est que la pre­mière étape à par­tir de laquelle l’individu peut atteindre l’essence de la belle âme.  Selon Socrate dans le Ban­quet, cha­cun devrait consi­dé­rer la beauté de l’âme comme bien plus rele­vée que celle du corps, de sorte qu’une âme belle, (…) [210c] suf­fise pour atti­rer son amour et ses soins, et pour qu’il se plaise à y enfan­ter les dis­cours qui sont le plus propres à rendre la jeu­nesse meilleure. Par là il sera amené à consi­dé­rer le beau dans les actions des hommes et dans les lois, et à voir que la beauté morale est par­tout de la même nature ; alors il appren­dra à regar­der la beauté phy­sique comme peu de chose. De la sphère de l’action il devra pas­ser à celle de l’intelligence et contem­pler la beauté des sciences ; ainsi [210d] arrivé à une vue plus éten­due de la beauté, libre de l’esclavage et des étroites pen­sées du ser­vile amant de la beauté de tel jeune gar­çon ou de tel homme ou de telle action par­ti­cu­lière, lancé sur l’océan de la beauté, et tout entier à ce spec­tacle, il enfan­tera avec une inépui­sable fécon­dité les pen­sées et les dis­cours les plus magni­fiques et les plus sublimes de la phi­lo­so­phie ; jusqu’à ce que, grandi et affermi dans ces régions supé­rieures, il n’aperçoive plus qu’une science, celle du beau (…). [210e].

Le beau et le laid

Dans la Grèce antique, Le terme kalos kaga­thos  (καλὸς κἀγαθός)  ren­voie le beau et le bon à un cer­tain idéal signe de per­fec­tion humaine et impli­quant la dimen­sion esthé­tique, éthique et poli­tique: sous cet angle, rai­son­ner, débattre, se culti­ver sont  indis­so­ciables de la  beauté phy­sique. La beauté phy­sique et la beauté de l’âme sont extrê­me­ment impor­tantes car la beauté éveille le désir de tendre vers la sagesse (le désir du beau corps est condi­tion de pos­si­bi­lité de l’élévation de l’âme) de même que lai­deur phy­sique n’empêche pas de phi­lo­so­pher. Pour « une âme [qui] équi­li­brée se trouve dans un corps de peu d’éclat, il (…) suf­fira [à l’amant] d’aimer cette âme » (Ban­quet 210 b).
Ainsi, Socrate qui est certes laid, sem­blable à un satyre aux traits gros­siers, n’en pas a moins une belle âme. Car d’après Pla­ton la lai­deur et la beauté dans le monde sen­sible – quand elles ne sont ren­voyées qu’à elles-mêmes et pas à la Forme dont elles pro­cèdent – sont iden­tiques : « aus­si­tôt que la fleur du corps se fane » (Ban­quet 183e), la beauté devient laide… Socrate a une appa­rence laide mais, en soi, il n’est pas laid. Incar­na­tion même d’une simple beauté de l’apparence, Dorian se donne pour sa part comme l’anti-Socrate. Socrate est laid, mais il a une belle âme ; Dorian est beau mais il a une âme laide !

Et l’Hip­pias majeur indique de sur­croît que la beauté sen­sible elle-même, en tant que lui fait défaut la per­ma­nence de l’Idée, est laide com­pa­rée à la beauté divine. Dont acte. La vraie beauté n’est pas sen­sible mais intel­li­gible, Dorian Gray ne voit pas que le beau d’ici-bas est peu de chose au regard du beau de l’au-delà. Enfer­mée dans le monde sen­sible, la lai­deur qui appar­tient à l’apparence ne peut être sai­sie par l’intelligence de l’esprit, elle tra­duit un manque de spi­ri­tua­lité (du moins peut-elle, ne ris­quant pas de séduire et de faire ainsi écran à la quête de sagesse, être consi­dé­rée de manière plus posi­tive que la beauté sen­sible !).
Et toute beauté sen­sible ne peut en consé­quence qu’être ren­voyée au déclin, à la cor­rup­tion et à la mort. En revanche, le silène socra­tique dis­si­mule pour qui sait y regar­der une mer­veille intérieure.

Ainsi, pour Pla­ton un « homme vicieux, (…) [est un] amant popu­laire qui aime le corps plu­tôt que l’âme (…) [que] son amour ne sau­rait être de durée, puisqu’il aime une chose qui ne dure point (…) il  n’en est pas ainsi de l’amant d’une belle âme : il reste fidèle toute la vie, car ce qu’il aime ne change point » (Ban­quet 183e). Il aime « la beauté éter­nelle, non engen­drée et non péris­sable, exempte de déca­dence comme d’accroissement, qui n’est point belle dans telle par­tie et laide dans telle autre, belle seule­ment en tel temps, dans tel lieu, dans tel rap­port, belle pour ceux-ci, laide pour ceux-là ; beauté qui n’a point de forme sen­sible, un visage, des mains, rien de cor­po­rel » (Ban­quet 211a).
Ce que n’intuitionne pas Lord Henry lorsqu’il oppose la beauté phy­sique et la pen­sée : dans sa « logique », la beauté ne peut être liée à une pro­fon­deur d’âme, les deux rele­vant d’une tem­po­ra­lité dif­fé­rente, car le déve­lop­pe­ment des facul­tés intel­lec­tuelles, ins­crite dans une sorte de durée qui demeure, risque bien plu­tôt de mener à la lai­deur.  Autre­ment dit au refus de pro­fi­ter d’une vie éphé­mère où l’on brû­le­rait la chan­delle par les deux extré­mi­tés en hono­rant la beauté cor­po­relle qui serait pour le dandy, comme l’affirme Wilde dans son roman, « le vrai secret de l’existence ». De manière para­doxale, à l’inverse de la lai­deur exté­rieure (dépas­sable), le masque de sa beauté de Dorian dérobe aux yeux de tous sa (vraie) lai­deur interne. Tout le temps que dure le pacte faus­tien, la beauté est le signe de la lai­deur morale.

Ainsi, en pre­nant conscience qu’en fait sa beauté l’a perdu, qu’à cause d’elle sa vie a été tachée, Dorian Gray en vient à com­prendre sur le tard que sa beauté ne lui a été  qu’un masque et que la lai­deur est un révé­la­teur de l’authenticité exis­ten­tielle. Car, si le por­trait pos­sède bien le secret de sa vie, en en révé­lant pour qui le contemple toute l’histoire, c’est parce qu’il n’est rien d’autre que la repré­sen­ta­tion même de sa conscience morale.

Essence ou existence ?

Plus encore, cette beauté sen­sible qui détient toutes les qua­li­tés aux yeux de cer­tains reste, puisqu’immanente, ins­crite dans la tem­po­ra­lité de notre exis­tence. Dorian est déjà beau lorsque Basil le peint d’entrée, mais cette beauté ne sau­rait être qu’éphémère : comme l’inique Wot­ton, son être mor­tel au som­met de sa gloire ne pourra éter­nel­le­ment demeu­rer ainsi, il relève par prin­cipe de la cor­rup­tion propre à toute tem­po­ra­lité exis­ten­tielle, laquelle ne peut que ter­nir cet éclat du moment pour le trans­for­mer, sous les coups du grand bour­reau qu’est le temps, en une forme de lai­deur. Vieillesse, mala­die, dégé­né­res­cence, voilà ce qui attend à terme Dorian. Pas­ser de l’admiration à la répul­sion. Ne plus être que le reflet de la splen­deur d’antan.
C’est pour refu­ser ce qui est pour­tant ins­crit dans l’humaine condi­tion que Dorian Gray sous­crit à ce pacte insensé : être sem­blable à l’œuvre d’art qu’il a sous les yeux. Se confondre avec le tableau vivant pen­dant que le por­trait se fait miroir invi­sible de sa noir­ceur morale. Ce n’est plus L’homme qui avait perdu son ombre du roman­tique alle­mand von Cha­misso mais L’homme qui avait perdu son âme. Par le biais du pacte sata­nique, le jeune homme demeure jeune et beau, mais dans une tem­po­ra­lité vide de toute consis­tance – puisque, aussi bien, son sou­hait le cris­tal­lise dans un ins­tant ad vitam aeter­nam, soit une absence totale de chan­ge­ment qui lui inter­dit de par­cou­rir le spectre – si l’on ose dire -  mémo­riel qui sépare le passé de l’avenir. Son désir ardent de jeu­nesse réité­rée à l’infini lui fait perdre le poids de l’expérience, l’autre beauté esthé­tique des rides. Dorian avait le choix :  Exis­ter, vieillir, deve­nir laid, perdre de son aura ou être tou­jours beau mais encagé alors dans une tem­po­ra­lité inal­té­rable. Ek-sister, au sens hei­deg­ge­rien repris par Sartre, en connais­sant l’errance du pour-soi où s’enkyster dans l’essence, la fixité totale d’une chose en-soi.

Son iden­tité est doré­na­vant aussi figée que celle, pure­ment noc­turne donc limi­tée du vam­pire dra­cu­léen. Incar­na­tion suprême de la « mau­vaise foi » de Sartre, réduc­tible à un sim­plet « pas vu pas pris », Dorian perdu le sens même de son exis­tence en n’étant plus res­pon­sable de ses actes. Devenu l’oeuvre d’art avec laquelle il vou­lait tant se confondre, devenu éter­nel au risque d’être aussi sta­tu­fié que le chat égyp­tien exau­çant son voeu, il résiste bien au pas­sage du temps phy­sique, mais se sous­trait de la richesse du temps sub­jec­tif, cette durée qui selon Berg­son donne seule consis­tance à notre conscience. (Fixité dont témoigne peut-être le jeu assez répé­ti­tif de l’aristocrate au piano, par le mou­ve­ment de ses mains exé­cu­tant comme une cir­cu­la­rité conti­nue qui confine à la las­si­tude).
Bref, il devient à lui-même son propre spec­ta­teur. Le spec­ta­teur d’une vie qui ne lui appar­tient pas. Il n’existe plus, il vit à peine car la vie le tra­verse tel un rayon lumi­neux le vitrail d’une église :  sans le tou­cher. Sa superbe beauté se main­tient, pro­por­tion­nel­le­ment inver­sée à son sens de l’humanité, toute rela­tion sin­cère avec autrui, tout échange lui étant impos­sible. Jusqu’au bout, en onto­lo­gi­sant de la sorte la jeu­nesse, il refuse ainsi non seule­ment ce qui est à venir, mais aussi tout élé­ment du passé : son der­nier geste sera celui, face au tableau-miroir de sa déchéance, d’effacer la mala­die de sa mémoire, soit tous les signes, toutes les preuves ayant défi­gu­rer le por­trait peint.

En com­met­tant l’erreur de ne pas vou­loir se confron­ter à la tem­po­ra­lité exis­ten­tielle, Dorian réduit celle-ci à n’être que le tra­vail des­truc­teur du temps sur le vivant. Il a tout mis en œuvre pour endi­guer les affres du temps sur sa per­sonne, pour échap­per à la vieillesse qui le guet­tait et conser­ver une iden­tité liée à la seule beauté : mais par cette abs­trac­tion volon­taire du temps il s’est empri­sonné lui-même dans un monde sans épais­seur. Il s’est enfermé dans un non-temps qui l’a pétri­fié. Comme il le découvre non sans (réelle) hor­reur à la fin du film, sa seule, sa der­nière mémoire est celle qui s’est ins­crite sur le tableau. Rai­son pour laquelle il cherche en recours ultime à tuer « sa » mémoire, c’est-à-dire sa conscience ins­crite dans la tem­po­ra­lité.
En défi­ni­tive, à cause d’une vie figée dans une beauté exté­rieure com­plè­te­ment arti­fi­cielle, son exis­tence ou ce qu’il tient pour telle n’a eu aucun sens. A la dif­fé­rence de Lord Wot­ton que l’on aper­çoit les temps gri­son­nantes à la fin de l’œuvre , et qui ne refuse pas de goû­ter aux méandres tem­po­rels de la vie, Dorian n’aura existé que par le reflet per­vers ren­voyé par son por­trait. Il n’aura été que l’ombre de lui-même. Manière de signi­fier que la beauté, si elle est fas­ci­nante, n’est pas le signe du bien. N’étant pas condi­tion de pos­si­bi­lité per­met­tant d’accéder à la sagesse comme dans la phi­lo­so­phie pla­to­ni­cienne mais se mani­fes­tant en tant qu’indice de l’immoralité, elle peut même appa­raître comme fort dan­ge­reuse quand elle repose sur une pré­ten­due phi­lo­so­phie hédo­niste fai­sant la part belle à l’hubris.

 

Conclu­sion : la fleur du mal

Sublimé par une pho­to­gra­phie et réa­li­sa­tion expres­sion­niste des plus extra­or­di­naires (dont la dimen­sion fan­to­ma­tique rap­pelle le Nos­fe­ratu de Mur­nau), et par une ambiance fan­to­ma­tique au pos­sible (proche de Fran­ken­stein ou le Pro­mé­thée moderne de Mary Shel­ley (1818), le mys­tique Por­trait de Dorian Gray retrace donc la longue des­cente aux enfers d’un jeune homme obnu­bilé par son appa­rence phy­sique dont l’âme pour­rira len­te­ment mais sûre­ment au fil de ses nom­breuses années de débauches et d’excès dont seul son por­trait, peint par l’un de ses amis, por­tera les stig­mates.
Henry Wot­ton, per­son­nage amo­ral qui pro­clame son cynisme, et Sir Basil Hall­ward, qui croit aux valeurs spi­ri­tuelles sont les deux direc­teurs de conscience anta­go­nistes de ce per­son­nage dédou­blé qu’est Dorian Gray : l’un néga­tif, qui l’incite à être sans cesse plus hédo­niste, l’autre posi­tif, qui l’enjoint à faire preuve de plus de sagesse et à reve­nir à la morale éta­blie. (On notera que l’homosexualité latente entre les trois per­son­nages – par ailleurs mis en avant comme les plus culti­vés, les plus inté­res­sants et sur­tout les plus intel­li­gents, pro­po­si­tion dif­fi­ci­le­ment accep­table pour une société de l’époque sclé­ro­sée par la morale chré­tienne – n’est pas davan­tage appro­fon­die par Lewin).

Tiraillé entre ces deux pôles, le jeune homme se dédouble, son corps sem­blant inal­té­rable tan­dis que sa repré­sen­ta­tion se cor­rompt inexo­ra­ble­ment. Il res­semble en cela à ces per­son­nages à l’identité double qui hantent le Londres vic­to­rien, tel Jekyll et Mis­ter Hyde (1896). Mais on peut aussi le rap­pro­cher ce paria sécu­laire de la figure misé­rable du Dra­cula de Bram Sto­ker (1897).
Son inef­fable per­ver­sité l’emmure vivant dans son manoir, comme un vam­pire dans sa crypte. A l’image de son détes­table cou­sin des val­lées Tran­syl­va­niennes, le Sei­gneur à la cape noire et au visage cada­vé­rique doit renon­cer à épou­ser l’élue de son coeur. Son immo­ra­lité est telle qu’il est contraint de sub­sis­ter dans une nuit sans fin, déses­pé­rante et inson­dable. Ainsi apprend-il que la honte et le remords sont le quo­ti­dien de celui qui a l’audace de vio­ler toutes les règles et de refaire le monde selon les normes arbi­traires de sa seule esthétique.

Igno­rant le pre­mier Com­man­de­ment qui s’impose au Croyant : aimer son pro­chain, le fier aris­to­crate n’est pas plus enclin que ses sem­blables à s’offrir aux autres. Il prend mais ne donne pas. Conscient qu’un atta­che­ment durable entra­ve­rait son œuvre exis­ten­tielle, il se satis­fait des rela­tions fur­tives qu’il noue nui­tam­ment dans les bas-fonds de Londres. Ce per­vers impé­ni­tent qui riva­lise avec le Créa­teur est fait de telle sorte qu’il ne peut aimer que lui-même.
Parce qu’il conteste le mono­pole que Dieu exerce sur toutes choses et tous les êtres, il est méca­ni­que­ment conduit à vouer un culte à sa propre personne.

Lewin opte tou­te­fois, à la dif­fé­rence du roman, pour une fin morale et posi­tive On voir en effet Dorian, saisi de remords à l’égard de Gla­dys (sur le point de l’épouser) reprendre espoir à la fin de l’œuvre en consta­tant que son por­trait s’est illu­miné d’une trace de conscience. (Vue au début du film alors qu’elle n’a que cinq ans, Gla­dys demeure cette part d’enfance à laquelle aspire l’homme de 39 ans quand il en paraît 20. Se refu­sant à la souiller, il ne reste plus à Dorian Gray qu’à se sacri­fier et à se faire par­don­ner ses péchés.) En quête d’une ultime rédemp­tion, il décide de détruire le tableau malé­fique et de mener main­te­nant une vie au ser­vice des plus dému­nis pour rache­ter ses crimes.
En vou­lant lacé­rer le tableau, il plante le poi­gnard dans le cœur du por­trait mais c’est lui qu’il tue ainsi. Le por­trait retrouve sa beauté ori­gi­nelle tan­dis que lui se trans­forme en hor­rible vieillard, le visage défi­guré par sa vie de débauche. C’est cet atroce Dorian Gray que découvrent alors Gla­dys, Wot­ton et David.  Jusqu’au ter­rible final, cette lucide intros­pec­tion et ce regard iro­nique sur l’hypocrite société vic­to­rienne met en évi­dence les doutes et les inquié­tudes de cet adepte de la phi­lo­so­phie du dan­dysme est O. Wilde.

fre­de­ric grolleau

Le por­trait de Dorian Gray
réa­li­sa­teur : Albert Lewin (1945)
avec : George San­ders, Hurd Hat­field, Donna Reed, Angela Lans­bury
genre : drame, fan­tas­tique
durée : 1h50 mn

 

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