L’essence vaut-elle toujours mieux que l’existence ?
Synopsis
Dans l’Angleterre victorienne, en 1866, Dorian Gray, un jeune et séduisant aristocrate, se laisse corrompre par le cynique lord Wotton. C’est ainsi que Gray, épris d’une petite chanteuse de cabaret, Sybil Vane, ne tarde pas à l’abandonner, tant par respect des conventions sociales que pour démontrer son impudence. Désespérée, Sybil se suicide. Dorian Gray constate alors que son portrait, qui trône dans le salon, s’est transformé et qu’il a pris une expression dure et brutale. Commence ensuite pour lui une longue descente aux enfers. Plus il tombe dans l’avilissement, plus son portrait devient hideux, alors que lui-même conserve ses traits purs et distingués…
Introduction : sophisme versus angélisme
Adaptée du roman éponyme d’Oscar Wilde souvent comparé le roman à La Peau de Chagrin de Balzac ou au mythe de Faust chez Goethe, Albert Lewin – après un premier essai cinématographique tenté par Georges Méliès dans Le Portrait Mystérieux (1899) – met en valeur de main de maître, avec un très bel hommage à l’expressionisme allemand, entre des ombres amplifiées et un jeu des lumières exceptionnel, l’idée du pacte maléfique et la réflexion sur le temps qui passe qui sont au coeur du récit. Accusé en son temps de débauche et de perversion Wilde, à n’en pas douter, a créé ses doubles avec les figures de Lord Henry et Dorian, interprétés à l’écran par George Sanders et Hurd Hatfield.
Dorian Gray apparaît d’entrée comme un jeune homme dont la beauté et la jeunesse sont les atouts principaux. Le peintre Basil Hallward peint son portrait (mais ne souhaite pas contre toute attente exposer le tableau car le portrait semble doué d’une vie propre qui aurait comme guidé sa main: “Lorsque Dorian pose pour moi, il semble qu’une force étrangère guide ma main, comme si le tableau était indépendant de moi. Je ne l’exposerai donc pas. Il appartient à Dorian Gray”.) et c’est chez lui que Dorian Gray va faire la connaissance de Lord Henry Wotton, un dandy à l’élégance affectée et l’insolente désinvolture qui professe des opinions très dérangeantes (il lit d’ailleurs Les Fleurs du mal, une oeuvre à la philosophie anticléricale qui a marqué Wilde).
Ce dilettante est un esthète oisif qui méprise l’affairisme et le puritanisme en s’opposant au goût bourgeois qui prévaut dans la haute société victorienne (dont le puritanisme est – selon Wilde – le plus sûr chemin qui mène au crime). Il ne brille que par la légèreté de son esprit et le cynisme de sa vision du monde (il apparaît sans cesse en train de goûter des plats ou de sentir des vins et des fleurs). Pour cet expert en aphorisme et paradoxes à connotation philosophique, la beauté et la jeunesse sont les plus grandes qualités d’un homme. Mais elles ont un caractère éphémère – et dangereux –, dès lors qu’elles sont fanées la vie n’a plus d’intérêt.
Fort de cette théorie où le cynisme le dispute à l‘hédonisme, Wotton engage par conséquent le jeune Dorian à profiter de la vie, à n’écouter que ses désirs en faisant fi des barrières morales. Il le persuade de vendre son âme en échange d’une jeunesse éternelle. Et l’on voit à l’écran le cynique capturer de manière machinale un papillon, le tuer avec de l’alcool, l’épingler sur une planche et offrir le trophée au bel innocent, dont le peintre vient de finir le portrait. (Selon Wotton, « Il n’y a pas de bonne influence. Toute influence est immorale. Le but de la vie est de réaliser parfaitement sa nature. On doit vivre sa vie pleinement et complètement. Donner à chaque sentiment une forme, à chaque pensée une expression (« The only way to get rid of a temptation is to yield to it »), à chaque rêve la réalité. Pour maitriser la situation, il faut s’y soumettre. Tout élan réprimé nous empoisonne. Résister et votre âme se meurt du désir pour ce qui est défendu [tuer un papillon]. Rien ne peut guérir l’âme que les sens et rien ne peut guérir les sens que l’âme – « Nothing can cure the soul but the senses, just as nothing can cure the senses but the soul. » – »).
La maîtrise d’Albert Lewin est tout entière dans cette scène d’exposition très chorégraphiée: mouvement sophistiqué de la caméra, dialogues et action qui se complètent en illustrant chacun à sa manière la théorie désabusée du vieux dandy. Dans quelques instants, Dorian Gray sera immortalisé en pleine jeunesse, prisonnier de son image. Contemplant son portrait si lisse achevé par son ami Basil, Dorian prend peur d’être dépassé par le temps, de ne plus avoir un jour le loisir de vivre une jeunesse éternelle, profitant sans compter de la vie et abusant de tous les plaisirs.
Il émet alors tout haut le vœu, devant la statuette d’un chat égyptien symbolisant dans le film la part de fantastique et de surnaturel, de rester jeune à jamais et de laisser le tableau porter la marque des années et de ses péchés, le portrait vieillissant à sa place : “Si je pouvais rester jeune alors que le tableau vieillirait… Si le portrait pouvait vieillir et moi demeurer tel que je suis. Pour cela je donnerais tout. Je serais prêt à tout donner pour ça, même mon âme”.
Le plaisir à mort ou la mort du plaisir
Même s’il n’y croit pas, son souhait va se réaliser. Dorian au visage aussi impavide qu’un masque, ne sait pas qu’il a scellé un pacte avec le diable : désormais amoureux de son reflet, le narcissisme s’empare de lui, il ne vieillit plus, et ne souffre plus des affres du temps, mais le tableau le représentant se délite de plus en plus et révèle progressivement sa véritable nature…. Par la suite, plus Dorian — qui déclame plus loin un poème d’un certain Oscar Wilde !: : « Tu éveilles en moi la bête, ce contre quoi je me défends… Tu crées des rêves de luxure et du sacré fait de l’infâme. » — ‚incarnation même du riche débauché, passant ses journées à lire, à faire des visites et ses soirées à l’opéra ou en société, s’enfoncera dans le crime, plus le portrait en portera les stigmates, tandis que son visage restera jeune et innocent.
Le jeune aristocrate commence à mépriser son prochain pour mieux satisfaire ses besoins égoïstes, et même à provoquer quelques trépas sans se départir de son insolente indifférence et de sa beauté glaciale. Dorian Gray, qui s’est laissé, on le remarquera, si facilement entraîner sur la pente du vice lorsqu’il découvre l’impunité qu’il a acquise vivra ainsi de nombreuses années.
Sous l’influence de Lord Wotton, Gray se met à fréquenter les bas-fonds de Londres, les quartiers très populaires de Whitechapel. Il y rencontre Sybil Vane, une petite chanteuse qui se produit dans un music-hall de seconde catégorie. Il s’éprend d’elle et la présente à ses amis Basil et Henry. Si ce dernier, d’abord réticent approuve son choix, Henry par cynisme demande à Dorian de tester la vertu de Sybil en l’obligeant, sous peine de rupture, à coucher avec lui avant de l’épouser. Sybil vaincue par l’ultimatum et le charme de Dorian se donne à lui et Dorian lui envoie une insultante lettre de rupture.
Rentrant de la journée de débauche qui suit, il sent peser sur lui une sourde menace et son regard croisant par hasard le tableau il remarque que les lignes de la bouche expriment maintenant de la cruauté. Ayant eu confirmation de cette transformation au matin, il comprend que son pacte avec le chat égyptien a été exaucé. Souhaitant revenir sur sa décision, il écrit une longue lettre d’amour à Sybil. Mais, avant d’avoir pu lui envoyer, il apprend de lord Wotton que Sybil s’est empoisonnée. Son innocence est renforcée par un esprit fragile et influençable mais Dorian réalise que sa décision de rompre cet amour, qui a causé la mort de sa bien-aimée, est irréversible et l’a perdu à tout jamais.
Avec son jeu au plus haut point intériorisé et proche du nihilisme absolu, la métamorphose de l’acteur est grandiose : il se transforme peu à peu en fantôme avec des mouvements, des gestes, une posture figée ressemblant à ceux d’un spectre. Dorian Gray décide en effet de s’enfermer dans une dureté sans compassion. Il se rend le soir même à l’opéra. Le lendemain, il reçoit la visite de Basil Hallward qui lui conseille la lecture de La vie de Bouddha pour échapper à l’influence pernicieuse de Lord Wotton.
Dorian parvient juste à temps à le dissuader de voir le portrait. Par peur que quelqu’un ne découvre son terrible secret et voyant le monstrueux état de son âme sur le portrait défiguré et hideux, il enferme le tableau dans une ancienne salle d’étude fermée à clef dans son grenier et se plonge dans la lecture d’un mystérieux roman que lui offre Lord Henry.
Son esprit se fait plus sombre et sournois tel le mal en personne. Il reste toujours obsédé par son apparence et par son tableau qui lui aussi se transforme. Dorian en devient paranoïaque, agressif et se renferme complètement dans sa luxueuse demeure de Mayfair, à Selby. Il va alors partager son existence entre les fastes de la haute société victorienne de Londres et les bouges les plus sordides des bas-fonds où il cherche à fuir sa culpabilité en fumant de l’opium. (Face au parallèle entre le stupre des clubs réservés aux aisés de ce monde et la débauche des bars glauques des bas-quartiers londoniens, la question se pose : lequel des deux mondes est le plus immoral ?)
Les années passent mais Dorian semble rester jeune à jamais tandis que ses amis vieillissent. Le portrait, au contraire, a subi une étrange métamorphose. Le jeune homme séduisant est devenu un être horrible, symbole de sa vie de débauche qui fait grand bruit. Ayant rencontré Dorian dans la rue, Basil découvre avec stupeur ce qui est arrivé au tableau qu’il a peint. Dorian le poignarde alors puis se débarrasse ensuite du cadavre avec l’aide du chimiste Alain Campbell – qui se suicidera peut après — en usant du chantage. Sa cruauté montante, ici symbolisée par le meurtre de son meilleur ami, le peintre Basil Hallward. atteste déjà que la rédemption de ses crimes sera veine
Dans ce monde victorien sclérosé où seul le dandy Wotton semble s’amuser de façon caustique (au demeurant, plus en paroles qu’en actes…), le « pauvre » Dorian se voit ainsi damné. A cause de l’influence perverse et provocatrice de son « mentor » célébrant avec grandiloquence le côté éphémère de la vie, de la jeunesse éternelle et du plaisir, lui qui semblait destiné à une vie fort paisible, promis avec son visage d’ange atone à une vie amoureuse sans complication va s’engager dans la voie de la mauvaise vie. Fléché par le désir, le jeune esthète est le constant objet du regard, fasciné, jaloux ou réprobateur, des gens qui le rencontrent.
Chaque nouveau personnage nous est d’ailleurs présenté par Lewin comme un spectateur de Dorian Gray. Sur le visage lisse et inexpressif du jeune homme, chacun semble projeter ses désirs et ses idéaux inavoués : Sibyl Vane en fait un Tristan de roman de chevalerie, Gladys y voit un éternel amoureux. Seul Dorian Gray lui-même n’est renvoyé qu’à sa propre réalité : celle d’un corps corrompu dont le tableau-miroir renvoie l’image. Cette attente « entre le ciel et l’enfer » pour reprendre l’exorde du quatrain mystique du Rubaiyat de Omar Khayyam (1048–1131) qui ouvre et clôt le film : présent lors du générique de début, il sera lu par Dorian pour Allan Campbell vers la fin du film :“J’ai lancé mon âme à travers l’invisible / Pour déchiffrer le Mot de l’au-delà / Mon âme m’est revenue et m’a répondu : / C’est moi qui suis le ciel et l’enfer.”) est aussi incarnée sur l’écran par les préludes de Chopin. Albert Lewin montre la beauté humaine fragile comme celle du papillon, contrairement à l’art.
L’apparence hiératique que Dorian offre à la haute bourgeoisie victorienne gardera intacts et immaculés sa pureté et son angélisme (difficile il est vrai de lire le vice sur un visage…) mais son portrait va radicalement s’altérer, tant le reflet de son âme vire à la monstruosité absolue.
Un hiératisme traduit à l’écran par l’absence des déplacements de caméra (afin de donner au spectateur une impression générale d’immobilisme — la forme est en adéquation avec le fond). Manière de signifier que, au sein de cette société cloisonnée où il est impossible de se permettre le moindre écart, le personnage central est déjà condamné.
Sachant alterner les scènes de mélancolie, notamment celles amoureuses avec Gray jouant du piano, et les scènes de tensions (dans ces dernières, la caméra est souvent oppressante et renferme peu à peu le personnage dans son obsession et paranoïa), Albert Lewin, qui veut insister sur le lien – magnifié par un noir et blanc de toute beauté – entre éthique et esthétique, s’ingénie de fait avec constance à produire des cadres dans le cadre : le portrait de Dorian qui scelle son destin reflète celui des personnages enfermés dans leur rang, dans leur caste avec roideur (voir la scène du dîner chez la tante Agathe où un homme politique influent, un parlementaire tory incarnant le pragmatisme de l’esprit victorien préfère céder sans honneur aux piques de Lord Wotton plutôt que d’être privé du bonheur sensible de goûter aux « cailles farcies » qui attendent à table). Comme en témoigne la scène du grenier, le réalisateur soigne jusqu’à l’obsession la composition de certains cadres pour bien faire apparaître un objet ou « centrer » un être (surtout s’il semble assez excentrique).
Tous les personnages apparaissent de fait à l’écran à l’intérieur de cadres fermés, comme s’ils étaient des représentations picturales : Lord Henry Wotton, enchâssé dans l’habitacle de sa calèche au tout début du film, comme dominant et ignorant la rue (du menu populaire) qui défile derrière lui; Dorian Gray, bien entendu, dont on voit d’abord une esquisse de visage accrochée au chevalet de Sir Basil Hallward ; Sibyl Vane, sur la scène des Two Turtles, dans un tableau vivant qui s’anime bientôt ; Gladys, en jeune femme vue sous la forme d’un portrait encadré contemplé par Dorian Gray. Seul Sir Basil Hallward échappe à cette règle. Sans doute parce que, étant celui qui compose les portraits, il peut à bon droit s’abstenir d’y figurer. En outre, le film comporte un grand nombre de plans à l’intérieur desquels la profondeur de champ laisse entrevoir, dans l’encadrement d’une porte ou d’une fenêtre, d’autres personnages, souvent des domestiques. Autre marque, visuelle celle-là, de la ségrégation sociale.
Pour développer sa réflexion sur les rapports ambigus entre l’art et la réalité, la beauté et le mal Lewin – qui veut souligner la dualité centrale de toute réflexion distinguant le bien du mal jusque dans l’esthétique pure du long-métrage – intègre aux luxueux décors hollywoodiens les influences expressionnistes et psychanalytiques venues d’Europe. La thématique de l’image, miroir de l’âme renvoie au Faust de Goethe, dont le fantôme plane sur cette œuvre où le diable s’incarne dans la figure de lord Henry Wotton. Mais aussi à La peau de chagrin d’Honoré de Balzac et au « Portrait ovale » des Histoires extraordinaires d’Edgar Allan Poe.
L’image générale est en vérité très stylisée, avec une demeure mondaine qui est d’une froideur telle qu’elle fait corps avec Gray et amplifie le côté claustrophobique du film. Le choix volontaire de filmer en noir et blanc (Oscar de la meilleure photographie en noir et blanc en 1946) transpose de manière frappante ce manichéisme (seules les peintures du portrait dans toute son inquiétante beauté contrastent en apparaissant en couleurs : ces inserts en Technicolor résument alors l’essence du fantastique : l’interpénétration de deux niveaux de réalité qui, en toute logique, ne devraient jamais cohabiter).
Le suspense est bien prolongé par l’effet de surprise lorsque le tableau est présenté en couleur. Deux fois, le tableau est précédé du regard de Dorian : la première fois lors du pacte et la seconde lorsqu’il décide de le recouvrir après le meurtre de Basil. Les deux autres occurrences en couleur sont celles qui succèdent au regard de Wotton, et à celui de Basil qui le découvre dans le grenier avant d’être poignardé. Deux autres fois, le tableau est filmé en noir et blanc : lors du meurtre de Basil ou l’ombre du couteau se reflète sur lui et lors de la transformation finale où il perd sa dépravation pour, dans un morphing avant l’heure, retrouver sa pureté initiale.
De même qu’Otto Preminger pour Laura, le réalisateur donne ainsi une grande importance au tableau — même si caché au fond du grenier — qui surplombe le film, par sa présence mystique, par l’inquiétude induite par ses changements progressifs …et parce qu’il reflète Dorian.
Du trope du grenier à la topique freudienne
Dorian Gray commet ainsi son premier crime — filmé à grand renfort d’ombres portées — dans la pièce secrète qui renferme tous ses jouets d’enfant, reliques d’une innocence perdue, et face à son portrait devenu méconnaissable (seul plan en couleurs de ce film au noir et blanc soyeux, preuve que la vraie vie est bien là, prisonnière de la toile).
Si l’objet symbolique majeur du film tient au tableau qui donne son titre à l’oeuvre – n’est-il pas, animé d’une vie propre et stupéfiant à chaque fois soit un des protagonistes soit le spectateur lui-même, la raison d’être de ce lieu, puisque celui-ci ne semble exister que pour le contenir ?-, il n’en reste pas moins que la dimension spirituelle de rédemption autour du tableau se trouve mise en exergue par Lewin à partir du grenier et des objets qu’il contient.
A la mise en scéne très sophistiquée, on l’a vu, du tableau s’ajoute celle du grenier où Dorian Gray a caché son portrait, pour le soustraire au regard de ceux qui pourraient y lire sa corruption morale et physique. Le grenier du film est visible dans quatre séquences : la première voit l’installation du tableau par Dorian Gray et ses domestiques ; la seconde, très courte, met en scène le maître de la demeure venu constater que le déplacement du portrait n’a en rien effacé la première impression de dégoût qu’il avait ressentie la veille ; la troisième est celle du meurtre ; la quatrième est celle du « suicide » final.
Ce lieu, éloigné des autres pièces du logis du jeune homme, vaut comme symbolique et est placé en hauteur (près du ciel), car il constitue aussi – davantage encore que le tableau – le reflet de l’âme de Dorian Gray. S’y exprime en effet sa double nature, “entre le Ciel et l’Enfer” et s’y déroulent les deux actes extrêmes de sa trajectoire morale : le meurtre de Sir Basil Hallward et la rédemption par l’autodestruction. La profusion des croix (raies de lumière, croisées de fenêtres) que l’on peut apercevoir lors de la scène du meurtre renforce cet aspect.
Ces deux dimensions se retrouvent aussi dans le couteau, objet du meurtre et du suicide. Il est fiché dans un pupitre portant symboliquement la gravure d’un cœur (souvenir d’une amourette d’enfant ?) que le stylet, manipulé par le jeune homme, va d’abord transpercer (on peut y voit un rappel des femmes dont le jeune homme a déjà brisé les cœurs), avant de s’abattre à plusieurs reprises dans le dos de Basil en train de prier. Dans ce lieu à caractère fantastique, la lampe à pétrole suspendue au plafond qui éclaire les séquences du meurtre et du “suicide” prend également tout son sens.
Sa lumière projette d’inquiétantes ombres sur les murs et, surtout, son oscillation au moment du meurtre – on pense au Corbeau de Henri-Georges Clouzot où figure aussi ce motif – fait passer chaque plan de l’obscurité à la clarté en un mouvement de contraste faisant ressortir la teneur manichéenne du personnage et du lieu.
Comme le grenier est par ailleurs l’endroit où l’on relègue en général les jouets, obsolètes, des enfants de la maisonnée, ceux-ci (présents lors du meurtre en un nouvel hommage au cinéma allemand faisant écho à M Le Maudit de Fritz Lang), remplissent littéralement la pièce. Ce symbolisme vise à établir que l’endroit est bien le lieu où le monde de l’enfance devrait laver les péchés commis par le jeune homme corrompu.
Chacun des jouets montrés à l’écran a un rôle précis qui marque ainsi cet autre combat manichéen, entre l’innocence perdue et le présent immoral. Cubes, ballons et écharpe brodée d’enfant se trouvent voués, lors de la scène du meurtre, à la destitution et à rejoindre l’ombre de la disgrâce. Dans un très beau plan reprenant le mouvement de l’oscillation de la lampe au-dessus de sa tête, c’est la main inerte de Sir Basil, poignardé, qui fait tomber le fragile édifice de jouets. Et c’est avec l’écharpe que Dorian Gray essuie son couteau sanglant.
En contrepoint, une statuette de cavalier rappelle que Dorian Gray est “Sire Tristan”, le preux et dévoué chevalier de Sybil Vane. Renversée elle aussi, lors de l’installation du tableau dans le grenier, cette statuette marque l’échec du projet du jeune dandy et laisse au portrait la prééminence en ce lieu. Mais, lors de la rédemption de Dorian Gray, la statuette est enfin ramassée, replacée sur la table face au portrait : Sire Tristan s’oppose à nouveau au monstre, la valeur au péché. Plus discret, mais non moins symbolique, un agneau figure sur le rayonnage de l’étagère à l’arrière-plan.
Mis en évidence lors de la dernière séquence, ce jouet marque la rédemption du pécheur. Pour toutes ces raisons, la scène du meurtre dans le grenier, où l’ombre de l’assassin se projette sur le tableau et où la victime bouscule les jouets d’enfance – métaphore d’une innocence perdue –, est un morceau d’anthologie.
Ces scènes du grenier qui ont une valeur forte dans le séquençage d’Albert Lewin renvoient de manière directe à la seconde topique freudienne où le psychanalyste présente vers 1921, tentative de cartographie de l’appareil psychique, sa conception du psychisme humain en trois instances : Ca (pôle pulsionnel de l’individu correspondant à l’inconscient. C’est la partie impénétrable de la personnalité), Moi (personnalité du sujet et pôle défensif de l’individu, c’est une sorte de médiateur entre le monde extérieur et le ça du sujet. Il essaie de sauvegarder le sujet, son intégrité, son estime de soi. Il assure l’identité et la stabilité du sujet, constitue sa conscience d’être), Surmoi (issu du ça et héritier du complexe d’Oedipe, il se construit par identification, au cours de l’enfance par l’intériorisation des règles de vie. Son rôle est celui d’un juge à l’égard du Moi, il est responsable par exemple du sentiment de culpabilité. Il assure trois fonctions : l’auto-observation, la conscience morale et la censure).
Et l’auteur de l’Introduction à la psychanalyse de souligner que, au regard d’un « moi qui n’est plus le maître de sa maison », le Surmoi renvoie à l’ensemble des valeurs sociétales et de l’histoire collective (tous ces objets-valises entassés dans les greniers) encadrant le sujet de manière oppressive et castratrice.
“Dans le cours des siècles, la science a infligé à l’égoïsme naïf de l’humanité deux graves démentis’. La première fois, ce fut lorsqu’elle a montré que la terre, loin d’être le centre de l’univers, ne forme qu’une parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur. Cette première démonstration se rattache pour nous au nom de Copernic, bien que la science alexandrine’ ait déjà annoncé quelque chose de semblable. Le second démenti fut infligé à l’humanité par la recherche biologique, lorsqu’elle a réduit à rien les prétentions de l’homme à une place privilégiée dans l’ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l’indestructibilité de sa nature animale. Cette dernière révolution s’est accomplie de nos jours, à la suite des travaux de Ch. Darwin, de Wallace’ et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la résistance la plus acharnée des contemporains. Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu’il n’est seulement pas maître dans sa propre maison, qu’il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique. Les psychanalystes ne sont ni les premiers ni les seuls qui aient lancé cet appel à la modestie et au recueillement, mais c’est à eux que semble échoir la mission d’étendre cette manière de voir avec le plus d’ardeur et de produire à son appui des matériaux empruntés à l’expérience et accessibles à tous. D’où la levée générale de boucliers contre notre science, l’oubli de toutes les règles de politesse académique, le déchaînement d’une opposition qui secoue toutes les entraves d’une logique impartiale”.
Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse (1916), Ile partie, chap. 18, trad. S. Jankélévitch, Payot, coll. « Petite Bibliothèque », 1975, p. 266–267.
Le visage-miroir
Le personnage de Dorian Gray est une métaphore lucide de l’homme, assimilé à un être à la fois sombre et lumineux, capable du pire comme du meilleur. Certes, il a refusé d’accepter et de voir sa part obscure, préférant laisser son portrait la subir à sa place. Mais ses excès, ses infractions à la morale la plus élémentaire, ses atteintes répétées à autrui ne sauraient demeurés impunis : un jour où l’autre, il lui faudra payer, comme tout un chacun. Difficile de ne pas penser à Lévinas, et à sa position opposée, dans Altérité et transcendance, sur le statut éthique du visage :
« Le visage est seigneurie et le sans défense même. Que dit le visage quand je l’aborde ? Ce visage exposé à mon regard est désarmé. Quelle que soit la contenance qu’il se donne, que ce visage appartienne à un personnage important, étiqueté ou en apparence plus simple. Ce visage est le même exposé dans sa nudité. Sous la contenance qu’il se donne perce toute sa faiblesse et en même temps surgit sa mortalité. À tel point que je peux vouloir le liquider complètement, pourquoi pas ? Cependant, c’est là que réside toute l’ambiguïté du visage, et de la relation à l’autre. Ce visage de l’autre, sans recours, sans sécurité, exposé à mon regard dans sa faiblesse et sa mortalité est aussi celui qui m’ordonne : « tu ne tueras point ». Il y a dans le visage la suprême autorité qui commande, et je dis toujours, c’est la parole de Dieu. Le visage est le lieu de la parole de Dieu. Il y a la parole de Dieu en autrui, parole non thématisée. Le visage est cette possibilité du meurtre, cette impuissance de l’être et cette autorité qui me commande « tu ne tueras point ». Ce qui distingue donc le visage dans son statut de tout objet connu, tient à son caractère contradictoire. Il est toute faiblesse et toute autorité ».
Lieu essentiel du corps humain pour Lévinas, le visage – par lequel nous nous présentons aux autres (c’est la marque première de notre identité, de notre personnalité et de notre humanité) – confère à l’être humain toute sa dignité. Il nous renseigne ainsi sur la nature profonde de chacun de nous. Ce n’est pas pour rien qu’on nous dit communément que le regard est le miroir de l’âme. Mais « l’expérience du visage », que dégage Lévinas, il y insiste surtout dans Éthique et Infini, est paradoxale: à la fois, il y a dénuement et extrême vulnérabilité du visage, et en même temps, j’éprouve le sentiment de ma responsabilité envers l’autre..
Le visage de l’autre se présente à nous comme un appel ; il est à la fois dénuement et vulnérabilité. Et cette vulnérabilité nous prend en otage ; comme malgré nous, nous nous sentons responsable de l’autre. L’accès au visage de l’autre est d’emblée éthique. Et pour Lévinas, l’éthique est la philosophie première.
En préférant faire du tableau peint par Basil le véritable miroir de sa psychè, Dorian Gray bafoue le principe essentiel qui vient d’être énoncé : pouvant à peine se regarder en face dans le tableau altéré qui lui tient lieu de conscience, Dorian perd à la fois son identité et sa dignité, le regard d’autrui n’exerçant plus aucun pouvoir sur sa personne. Son visage lisse — devenu précisément « neutre » — n’a plus rien de vulnérable à manifester. Il préfigure « le plus froid des monstres froids » mentionné par Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra. Pour Lévinas au contraire, « Le sujet est un hôte ». Par cette formule simple et puissante de Totalité et infini, le philosophe nous montre que ce n’est pas dans le rapport de pouvoir, ni dans le rapport de connaissance que l’on a accès à l’altérité d’autrui.
En effet, le visage n’étant pas habillé comme le reste du corps, il est la partie du corps la plus exposée, et donc aussi la plus fragile et la plus vulnérable. De plus, le visage n’étant pas neutre en lui-même, lorsque j’aborde le visage de l’autre, je découvre l’interdit du meurtre et le devoir de responsabilité envers autrui. Pour résumer sa pensée, Lévinas aime à citer cette phrase de Dostoïevski : « Nous sommes tous coupables de tout et de tous, et moi plus que les autres ». En me sentant responsable d’autrui, mon moi est comme dépossédé de sa souveraineté.
Paradoxalement, le rapport à autrui enlève à l’homme sa liberté. On n’est pas libre ou non de répondre à cet appel de l’autre (qu’est le visage). Face au visage, je me sens responsable de l’autre de manière obligée. Et cette responsabilité envers autrui, je la ressens d’emblée face au visage. Dans la rencontre avec autrui nous dit Lévinas, il y a un rapport dissymétrique. Je suis comme otage de l’autre. Ainsi Lévinas déclare : « Le visage est cette possibilité du meurtre, cette impuissance de l’être et cette autorité qui me commande: « Tu ne tueras point ! » Pour contrer cet interdit du meurtre, Finkielkraut faisait d’ailleurs remarquer dans La Sagesse de l’Amour, que les prisonniers des camps de concentration étaient mis nus pour neutraliser le pouvoir du visage. Les individus étant mis nus, les visages ne se détachaient plus du reste du corps. Les nazis pratiquaient cette ruse (le fait de dénuder le corps) afin d’enlever au visage sa puissance éthique.
En dénudant les corps, les visages des victimes des camps nazis étaient noyés dans la masse des chairs. Car comme l’a dit Lévinas : « Le visage d’autrui qui souffre me requiert ». Ainsi dans l’accès au visage, il y a une dimension éthique car le visage est à la fois, ce qui nous est propre et ce qui est offert à tous.
Dorian Gray, pour sa part, profite de son invisibilité aux yeux d’autrui pur se comporter tel le méchant Gygés du livre II de la République platonicienne. Tous ceux qui le croisent en ville, dans les salons semblent le fuir (au moins du regard) tant les rumeurs courent sur ses débauches au détriment de sa face angélique. Dépossédé de lui-même en tant que sujet, l’aristocrate éternellement jeune n’est l’hôte de rien ni personne ; et il a plutôt tendance à prendre tous les autres en otage de sa seule satisfaction individualiste (il faut dire qu’il a eu un Pygmalion qui l’a bien formé à cela en la personne de Lord Henry dont on se souvient qu’il entonne avec gaieté « La Cinderella » de Don Giovanni – la ci darem la mano (“Là-bas, nous nous donnerons la main”: c’est ainsi que Don Juan débute son opération de séduction auprès de Zerlina) – lors même qu’il vient de lui apprendre le suicide Sybil Vane).
Grâce à l’atmosphère fantastique créée par O. Wilde et transposé avec talent par A. Lewin, Dorian Gray est le seul être sur Terre qui est parvenu à retirer à son visage sa propre « puissance éthique ». Tôt ou tard, il devra en payer le prix.
La beauté toute puissante et le temps ultra pesant
On voit bien à rebours que si Dorian Gray avait pu s’accepter tel qu’il était (tel que tout homme est au fond de lui), quel que soit son visage, il aurait vécu avec plus de sérénité et aurait ainsi mieux profité des plaisirs de la vie. Mais il a été malhonnête à l’égard de ses proches comme à son propre égard et cette attitude non éthique lui a tout coûté : sa raison, son amour pour des êtres chers qu’il aimait sincèrement, son humanité, sa liberté, … son bonheur. Dans le contexte de la décadence de la société britannique, de l’atmosphère de fin de siècle de l’aristocratie londonienne, des travers innombrables de la société victorienne, des plaisirs des paradis artificiels et faciles (prostituées, opium, …), le chemin vers le bonheur serait plutôt celui qui passe par l’acceptation de soi (de son bon comme de son mauvais côté). Entre le dandysme et le mouvement littéraire du décadentisme, Dorian Gray nous invite à penser la frontière poreuse entre toutes entre la dépravation et la découverte de soi, entre la désillusion et le dépassement de soi.
Cette variation sur le thème de l’apostasie baudelairienne qui semble n’avoir aucune limite voit le héros condamné, par le pacte infernal qu’il a fomenté, à se transformer en bête immonde. L’image fantastique du portait nous montre « l’envers de la toile » de cette affreuse malédiction. Ravagée par le sang, les cicatrices et autres souillures en tous genres, elle nous révèle l’ignominie latente du protagoniste : cet inexorable cheminement vers la laideur, suprême paradoxe d’un être qui a sacrifié sa vie à la Beauté. Condamné en sursis, le monstre de beauté n’était voué, entre solitude et tristesse, qu’à devenir une beauté monstrueuse. Ne pas accepter son propre vieillissement revient ici à se tuer soi-même.
Le portrait de Dorian donne certes une puissance certaine à la beauté physique, mais on peut y lire, aussi, l’idée d’un glissement de la beauté de l’œuvre d’art à la beauté du corps. A même de créer sa propre apparence aux yeux des autres, l’individu devient en quelque sorte ici l’artiste de sa propre beauté (une « culture de la beauté » vantée par Lord Henry qui congédie l’esthétique du XIXe siècle: là aussi est tout le fantastique de l’oeuvre).
Sans conteste, dans la bouche de Dorian, la laideur renvoie à la vieillesse et à la décrépitude tandis que la beauté (ramenée à la jeunesse et à la santé inaltérables), moyen évident de réussite de l’être, suscite la séduction – voire la fascination si l’on en croit le regard écarquillé de Sybil Vane devant le génie de Sire Tristan.
Dorian, qui ne connaît pas ses classiques, se trompe toutefois quand il considère que la beauté physique trouve sa finalité en elle-même, distincte en cela de l’Idée platonicienne du beau. Pour le philosophe la beauté du corps n’est que la première étape à partir de laquelle l’individu peut atteindre l’essence de la belle âme. Selon Socrate dans le Banquet, chacun devrait considérer la beauté de l’âme comme bien plus relevée que celle du corps, de sorte qu’une âme belle, (…) [210c] suffise pour attirer son amour et ses soins, et pour qu’il se plaise à y enfanter les discours qui sont le plus propres à rendre la jeunesse meilleure. Par là il sera amené à considérer le beau dans les actions des hommes et dans les lois, et à voir que la beauté morale est partout de la même nature ; alors il apprendra à regarder la beauté physique comme peu de chose. De la sphère de l’action il devra passer à celle de l’intelligence et contempler la beauté des sciences ; ainsi [210d] arrivé à une vue plus étendue de la beauté, libre de l’esclavage et des étroites pensées du servile amant de la beauté de tel jeune garçon ou de tel homme ou de telle action particulière, lancé sur l’océan de la beauté, et tout entier à ce spectacle, il enfantera avec une inépuisable fécondité les pensées et les discours les plus magnifiques et les plus sublimes de la philosophie ; jusqu’à ce que, grandi et affermi dans ces régions supérieures, il n’aperçoive plus qu’une science, celle du beau (…). [210e].
Le beau et le laid
Dans la Grèce antique, Le terme kalos kagathos (καλὸς κἀγαθός) renvoie le beau et le bon à un certain idéal signe de perfection humaine et impliquant la dimension esthétique, éthique et politique: sous cet angle, raisonner, débattre, se cultiver sont indissociables de la beauté physique. La beauté physique et la beauté de l’âme sont extrêmement importantes car la beauté éveille le désir de tendre vers la sagesse (le désir du beau corps est condition de possibilité de l’élévation de l’âme) de même que laideur physique n’empêche pas de philosopher. Pour « une âme [qui] équilibrée se trouve dans un corps de peu d’éclat, il (…) suffira [à l’amant] d’aimer cette âme » (Banquet 210 b).
Ainsi, Socrate qui est certes laid, semblable à un satyre aux traits grossiers, n’en pas a moins une belle âme. Car d’après Platon la laideur et la beauté dans le monde sensible – quand elles ne sont renvoyées qu’à elles-mêmes et pas à la Forme dont elles procèdent – sont identiques : « aussitôt que la fleur du corps se fane » (Banquet 183e), la beauté devient laide… Socrate a une apparence laide mais, en soi, il n’est pas laid. Incarnation même d’une simple beauté de l’apparence, Dorian se donne pour sa part comme l’anti-Socrate. Socrate est laid, mais il a une belle âme ; Dorian est beau mais il a une âme laide !
Et l’Hippias majeur indique de surcroît que la beauté sensible elle-même, en tant que lui fait défaut la permanence de l’Idée, est laide comparée à la beauté divine. Dont acte. La vraie beauté n’est pas sensible mais intelligible, Dorian Gray ne voit pas que le beau d’ici-bas est peu de chose au regard du beau de l’au-delà. Enfermée dans le monde sensible, la laideur qui appartient à l’apparence ne peut être saisie par l’intelligence de l’esprit, elle traduit un manque de spiritualité (du moins peut-elle, ne risquant pas de séduire et de faire ainsi écran à la quête de sagesse, être considérée de manière plus positive que la beauté sensible !).
Et toute beauté sensible ne peut en conséquence qu’être renvoyée au déclin, à la corruption et à la mort. En revanche, le silène socratique dissimule pour qui sait y regarder une merveille intérieure.
Ainsi, pour Platon un « homme vicieux, (…) [est un] amant populaire qui aime le corps plutôt que l’âme (…) [que] son amour ne saurait être de durée, puisqu’il aime une chose qui ne dure point (…) il n’en est pas ainsi de l’amant d’une belle âme : il reste fidèle toute la vie, car ce qu’il aime ne change point » (Banquet 183e). Il aime « la beauté éternelle, non engendrée et non périssable, exempte de décadence comme d’accroissement, qui n’est point belle dans telle partie et laide dans telle autre, belle seulement en tel temps, dans tel lieu, dans tel rapport, belle pour ceux-ci, laide pour ceux-là ; beauté qui n’a point de forme sensible, un visage, des mains, rien de corporel » (Banquet 211a).
Ce que n’intuitionne pas Lord Henry lorsqu’il oppose la beauté physique et la pensée : dans sa « logique », la beauté ne peut être liée à une profondeur d’âme, les deux relevant d’une temporalité différente, car le développement des facultés intellectuelles, inscrite dans une sorte de durée qui demeure, risque bien plutôt de mener à la laideur. Autrement dit au refus de profiter d’une vie éphémère où l’on brûlerait la chandelle par les deux extrémités en honorant la beauté corporelle qui serait pour le dandy, comme l’affirme Wilde dans son roman, « le vrai secret de l’existence ». De manière paradoxale, à l’inverse de la laideur extérieure (dépassable), le masque de sa beauté de Dorian dérobe aux yeux de tous sa (vraie) laideur interne. Tout le temps que dure le pacte faustien, la beauté est le signe de la laideur morale.
Ainsi, en prenant conscience qu’en fait sa beauté l’a perdu, qu’à cause d’elle sa vie a été tachée, Dorian Gray en vient à comprendre sur le tard que sa beauté ne lui a été qu’un masque et que la laideur est un révélateur de l’authenticité existentielle. Car, si le portrait possède bien le secret de sa vie, en en révélant pour qui le contemple toute l’histoire, c’est parce qu’il n’est rien d’autre que la représentation même de sa conscience morale.
Essence ou existence ?
Plus encore, cette beauté sensible qui détient toutes les qualités aux yeux de certains reste, puisqu’immanente, inscrite dans la temporalité de notre existence. Dorian est déjà beau lorsque Basil le peint d’entrée, mais cette beauté ne saurait être qu’éphémère : comme l’inique Wotton, son être mortel au sommet de sa gloire ne pourra éternellement demeurer ainsi, il relève par principe de la corruption propre à toute temporalité existentielle, laquelle ne peut que ternir cet éclat du moment pour le transformer, sous les coups du grand bourreau qu’est le temps, en une forme de laideur. Vieillesse, maladie, dégénérescence, voilà ce qui attend à terme Dorian. Passer de l’admiration à la répulsion. Ne plus être que le reflet de la splendeur d’antan.
C’est pour refuser ce qui est pourtant inscrit dans l’humaine condition que Dorian Gray souscrit à ce pacte insensé : être semblable à l’œuvre d’art qu’il a sous les yeux. Se confondre avec le tableau vivant pendant que le portrait se fait miroir invisible de sa noirceur morale. Ce n’est plus L’homme qui avait perdu son ombre du romantique allemand von Chamisso mais L’homme qui avait perdu son âme. Par le biais du pacte satanique, le jeune homme demeure jeune et beau, mais dans une temporalité vide de toute consistance – puisque, aussi bien, son souhait le cristallise dans un instant ad vitam aeternam, soit une absence totale de changement qui lui interdit de parcourir le spectre – si l’on ose dire - mémoriel qui sépare le passé de l’avenir. Son désir ardent de jeunesse réitérée à l’infini lui fait perdre le poids de l’expérience, l’autre beauté esthétique des rides. Dorian avait le choix : Exister, vieillir, devenir laid, perdre de son aura ou être toujours beau mais encagé alors dans une temporalité inaltérable. Ek-sister, au sens heideggerien repris par Sartre, en connaissant l’errance du pour-soi où s’enkyster dans l’essence, la fixité totale d’une chose en-soi.
Son identité est dorénavant aussi figée que celle, purement nocturne donc limitée du vampire draculéen. Incarnation suprême de la « mauvaise foi » de Sartre, réductible à un simplet « pas vu pas pris », Dorian perdu le sens même de son existence en n’étant plus responsable de ses actes. Devenu l’oeuvre d’art avec laquelle il voulait tant se confondre, devenu éternel au risque d’être aussi statufié que le chat égyptien exauçant son voeu, il résiste bien au passage du temps physique, mais se soustrait de la richesse du temps subjectif, cette durée qui selon Bergson donne seule consistance à notre conscience. (Fixité dont témoigne peut-être le jeu assez répétitif de l’aristocrate au piano, par le mouvement de ses mains exécutant comme une circularité continue qui confine à la lassitude).
Bref, il devient à lui-même son propre spectateur. Le spectateur d’une vie qui ne lui appartient pas. Il n’existe plus, il vit à peine car la vie le traverse tel un rayon lumineux le vitrail d’une église : sans le toucher. Sa superbe beauté se maintient, proportionnellement inversée à son sens de l’humanité, toute relation sincère avec autrui, tout échange lui étant impossible. Jusqu’au bout, en ontologisant de la sorte la jeunesse, il refuse ainsi non seulement ce qui est à venir, mais aussi tout élément du passé : son dernier geste sera celui, face au tableau-miroir de sa déchéance, d’effacer la maladie de sa mémoire, soit tous les signes, toutes les preuves ayant défigurer le portrait peint.
En commettant l’erreur de ne pas vouloir se confronter à la temporalité existentielle, Dorian réduit celle-ci à n’être que le travail destructeur du temps sur le vivant. Il a tout mis en œuvre pour endiguer les affres du temps sur sa personne, pour échapper à la vieillesse qui le guettait et conserver une identité liée à la seule beauté : mais par cette abstraction volontaire du temps il s’est emprisonné lui-même dans un monde sans épaisseur. Il s’est enfermé dans un non-temps qui l’a pétrifié. Comme il le découvre non sans (réelle) horreur à la fin du film, sa seule, sa dernière mémoire est celle qui s’est inscrite sur le tableau. Raison pour laquelle il cherche en recours ultime à tuer « sa » mémoire, c’est-à-dire sa conscience inscrite dans la temporalité.
En définitive, à cause d’une vie figée dans une beauté extérieure complètement artificielle, son existence ou ce qu’il tient pour telle n’a eu aucun sens. A la différence de Lord Wotton que l’on aperçoit les temps grisonnantes à la fin de l’œuvre , et qui ne refuse pas de goûter aux méandres temporels de la vie, Dorian n’aura existé que par le reflet pervers renvoyé par son portrait. Il n’aura été que l’ombre de lui-même. Manière de signifier que la beauté, si elle est fascinante, n’est pas le signe du bien. N’étant pas condition de possibilité permettant d’accéder à la sagesse comme dans la philosophie platonicienne mais se manifestant en tant qu’indice de l’immoralité, elle peut même apparaître comme fort dangereuse quand elle repose sur une prétendue philosophie hédoniste faisant la part belle à l’hubris.
Sublimé par une photographie et réalisation expressionniste des plus extraordinaires (dont la dimension fantomatique rappelle le Nosferatu de Murnau), et par une ambiance fantomatique au possible (proche de Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley (1818), le mystique Portrait de Dorian Gray retrace donc la longue descente aux enfers d’un jeune homme obnubilé par son apparence physique dont l’âme pourrira lentement mais sûrement au fil de ses nombreuses années de débauches et d’excès dont seul son portrait, peint par l’un de ses amis, portera les stigmates.
Henry Wotton, personnage amoral qui proclame son cynisme, et Sir Basil Hallward, qui croit aux valeurs spirituelles sont les deux directeurs de conscience antagonistes de ce personnage dédoublé qu’est Dorian Gray : l’un négatif, qui l’incite à être sans cesse plus hédoniste, l’autre positif, qui l’enjoint à faire preuve de plus de sagesse et à revenir à la morale établie. (On notera que l’homosexualité latente entre les trois personnages – par ailleurs mis en avant comme les plus cultivés, les plus intéressants et surtout les plus intelligents, proposition difficilement acceptable pour une société de l’époque sclérosée par la morale chrétienne – n’est pas davantage approfondie par Lewin).
Tiraillé entre ces deux pôles, le jeune homme se dédouble, son corps semblant inaltérable tandis que sa représentation se corrompt inexorablement. Il ressemble en cela à ces personnages à l’identité double qui hantent le Londres victorien, tel Jekyll et Mister Hyde (1896). Mais on peut aussi le rapprocher ce paria séculaire de la figure misérable du Dracula de Bram Stoker (1897).
Son ineffable perversité l’emmure vivant dans son manoir, comme un vampire dans sa crypte. A l’image de son détestable cousin des vallées Transylvaniennes, le Seigneur à la cape noire et au visage cadavérique doit renoncer à épouser l’élue de son coeur. Son immoralité est telle qu’il est contraint de subsister dans une nuit sans fin, désespérante et insondable. Ainsi apprend-il que la honte et le remords sont le quotidien de celui qui a l’audace de violer toutes les règles et de refaire le monde selon les normes arbitraires de sa seule esthétique.
Ignorant le premier Commandement qui s’impose au Croyant : aimer son prochain, le fier aristocrate n’est pas plus enclin que ses semblables à s’offrir aux autres. Il prend mais ne donne pas. Conscient qu’un attachement durable entraverait son œuvre existentielle, il se satisfait des relations furtives qu’il noue nuitamment dans les bas-fonds de Londres. Ce pervers impénitent qui rivalise avec le Créateur est fait de telle sorte qu’il ne peut aimer que lui-même.
Parce qu’il conteste le monopole que Dieu exerce sur toutes choses et tous les êtres, il est mécaniquement conduit à vouer un culte à sa propre personne.
Lewin opte toutefois, à la différence du roman, pour une fin morale et positive On voir en effet Dorian, saisi de remords à l’égard de Gladys (sur le point de l’épouser) reprendre espoir à la fin de l’œuvre en constatant que son portrait s’est illuminé d’une trace de conscience. (Vue au début du film alors qu’elle n’a que cinq ans, Gladys demeure cette part d’enfance à laquelle aspire l’homme de 39 ans quand il en paraît 20. Se refusant à la souiller, il ne reste plus à Dorian Gray qu’à se sacrifier et à se faire pardonner ses péchés.) En quête d’une ultime rédemption, il décide de détruire le tableau maléfique et de mener maintenant une vie au service des plus démunis pour racheter ses crimes.
En voulant lacérer le tableau, il plante le poignard dans le cœur du portrait mais c’est lui qu’il tue ainsi. Le portrait retrouve sa beauté originelle tandis que lui se transforme en horrible vieillard, le visage défiguré par sa vie de débauche. C’est cet atroce Dorian Gray que découvrent alors Gladys, Wotton et David. Jusqu’au terrible final, cette lucide introspection et ce regard ironique sur l’hypocrite société victorienne met en évidence les doutes et les inquiétudes de cet adepte de la philosophie du dandysme est O. Wilde.
frederic grolleau
Le portrait de Dorian Gray
réalisateur : Albert Lewin (1945)
avec : George Sanders, Hurd Hatfield, Donna Reed, Angela Lansbury
genre : drame, fantastique
durée : 1h50 mn