Peter Brook, Sa Majesté des mouches

Comment pré­ser­ver la société de la barbarie ? 

Synop­sis

Pendant la Seconde Guerre mon­diale, un avion trans­por­tant des gar­çons issus de la haute société anglaise, envoyés par leurs parents en Aus­tra­lie pen­dant le Blitz, s’écrase sur une île déserte. Seuls les enfants sur­vivent. Livrés à eux-mêmes dans une nature sau­vage et para­di­siaque, les enfants tentent de s’organiser en repro­dui­sant les sché­mas sociaux qui leur ont été incul­qués. Mais leur groupe vole en éclats et laisse place à une orga­ni­sa­tion tri­bale, sau­vage et vio­lente bâtie autour d’un chef cha­ris­ma­tique. La civi­li­sa­tion dis­pa­raît au pro­fit d’un retour à un état proche de l’animal que les enfants les plus fra­giles ou les plus rai­son­nables paie­ront de leur vie.

La véri­table nature humaine

C’est à William Gol­ding que l’on doit d’avoir posé les bases de cette tra­gique para­bole dans Lord of the flies – Sa Majesté des mouches en 1954, repris sur grand écran par Peter Brook en 1963 : éloi­gnés par la force des choses (le conflit de la seconde guerre mon­diale qui fait rage et menace l’Angleterre)  de la civi­li­sa­tion bri­tan­nique du milieu du siècle – que l’on voit appa­raître figée par de vieilles pho­to­gra­phies dans le géné­rique  –, un groupe d’une tren­taine d’enfants se retrouve livré à lui-même sur une île déserte du Paci­fique. Il s’agit bien de savoir si ces naufragés-Robinson par­vien­dront à sur­vivre et à dépas­ser les dan­gers qui les menacent (ques­tion rhé­to­rique puisqu’il s’agit d’aspirants d’une école mili­taire, for­més à la rigueur et la dis­ci­pline, et donc un peu plus aptes que d’autres à sur­vivre dans ces condi­tions). Ce qui sup­pose d’abord d’entretenir un feu per­ma­nent en vue d’éventuels secours et de construire un abri pour les « petits ».
Mais si l’environnement n’est pas for­cé­ment hos­tile (l’île est plu­tôt ver­doyante et regorge de res­sources : fruits, cochons sau­vages, eau potable etc.), et si le lieu sans aucun adulte à même d’imposer des inter­dits évoque la liberté abso­lue, les enfants vont para­doxa­le­ment s’appliquer pour trans­for­mer ce para­dis en un enfer sans équi­valent. Révé­lant ainsi sans ambages ni détour – quoi de plus proche somme toute de l’innocence que l’enfance ? – dans cet « état de nature », cher aux phi­lo­sophes tels que Hobbes (« guerre de tous contre tous ») ou Rous­seau ce que serait la véri­table nature humaine quand on la laisse s‘exprimer sans auto­rité contrai­gnante et oppressive.

Tout de suite, les sur­vi­vants, conscients des fai­blesses de l’homme seul, choi­sissent de se regrou­per, fidèles à la for­mule d’Aristote selon laquelle « L’homme est un ani­mal natu­rel­le­ment poli­tique». Le ras­sem­ble­ment se fait de manière « natu­relle », les per­son­na­li­tés des uns et des autres (de 6 à 16 ans) se dégagent rapi­de­ment, les « meneurs » se mani­fes­tant d’eux-mêmes et une hié­rar­chie se met­tant en place — comme s’il exis­tait une pré­dis­po­si­tion à gou­ver­ner ou à subir (Pla­ton sou­te­nait dans la Répu­blique que la cité est fon­da­men­ta­le­ment inéga­li­taire et que cha­cun doit res­ter à sa place, les hommes « infé­rieurs » devant être diri­gés par les hommes « supé­rieurs » pour leur bien propre). Ralph, gar­çon sage et rai­son­nable qui pense à la sur­vie du groupe, est dési­gné par la com­mu­nauté et les règles de la société anglaise sont main­te­nues, pour un temps, dans un envi­ron­ne­ment des plus exo­tiques :  la relève de la garde autour du feu et même l’heure du thé appa­raissent comme d’inamovible piliers de cette micro-société nais­sante (mais ils seront assez vite lais­sés de côté tout comme les vête­ments – vestes, cas­quettes, chaus­settes hautes, fort ordon­nés et snob qu’ils portent, notam­ment la  cape, la coiffe et la col­le­rette  des cho­ristes). Il est secondé par Piggy, l’intellectuel à lunettes du groupe dont le phy­sique dis­gra­cieux déjà moqué dans les cours de récréa­tion devient rapi­de­ment le motif d’un har­cè­le­ment ins­truit par Jack, le gar­çon le plus âgé et bru­tal de la troupe (et le seul à dis­po­ser d’un cou­teau — pour domi­ner  la nature comme le groupe), qui va s’autoproclamer chef des « chas­seurs »  et fera bien­tôt séces­sion avec ses séides, met­tant en dan­ger toute la petite communauté.

Mais à la fin du pro­ces­sus, les enfants finissent par se divi­ser en deux camps (l’objet du désir étant le pou­voir, il divise) : ceux qui se laissent aller à leurs ins­tincts pri­mi­tifs et ceux qui s’efforcent de sau­ver (en les incar­nant) les bien­faits de la civi­li­sa­tion. Une oppo­si­tion ultra-violente qui, por­tant moins sur la sur­vie que sur l’organisation sociale entre les enfants, met en avant trois axes sus­cep­tibles d’une ana­lyse phi­lo­so­phique : le rôle de l’éducation dans le main­tien de socié­tés paci­fiés (au regard de la ques­tion : avons-nous vrai­ment besoin d’être gou­ver­nés ?), les méca­nismes de peur qui ont stig­ma­tisé le XXème siècle et, sur­tout, la nature conflic­tuelle de l’Homme qui est au coeur de nom­breux écrits phi­lo­so­phiques (Machia­vel, Hobbes, Kant, Rous­seau…). Après tout, les hommes rêvent sou­vent, plus jeunes, d’avoir tous les droits, de mener une vie où toute loi et toute auto­rité seraient absentes. Mais serions-nous plus libres et heu­reux pour autant ?
Sa Majesté des Mouches, en nous confron­tant à ces jeunes enfants condam­nés à exis­ter seuls, tuant tous les ani­maux qu’ils croisent sur leur pas­sage pour per­sé­vé­rer dans leur être et se livrant à des tri­bu­la­tions et autres liba­tions tri­bales spon­ta­nées, nous donne à obser­ver le pro­ces­sus de déshu­ma­ni­sa­tion, ou plu­tôt celui du retour à l’état de nature (le stade où les hommes ne sont pas orga­ni­sés en société selon Rous­seau). Un retour à l’état natu­rel que l’on peut aussi entendre comme un retour à l’état tri­bal. Les enfants vont bien­tôt y être menés de main de maître par un lea­der cha­ris­ma­tique qui s’est dégagé du groupe fédéré par Ralph et Piggy et qui impose sa vision à quelques-uns. Pro­gres­si­ve­ment, alors même qu’il prône la vio­lence pour la sur­vie, ce lea­der va l’emporter sur le souci du col­lec­tif par son envie de créer son propre groupe, sans règles et où cha­cun s’amuse et chasse à sa guise.

Et ces petits Anglais, qui n’hésitaient pas à rap­pe­ler au début du film, lorsqu’ils se retrouvent tous sur la plage au milieu des chants reli­gieux du Kyrié elei­son entonné par les membres de la cho­rale hup­pée de leur école pri­vée, que leur pays est une nation supé­rieure aux autres (« Il n’y a rien de plus civi­li­sés qu’un Anglais ! » — L’Angleterre est elle-même une (grande) île, il est vrai), de remettre sou­dain en cause ce que leur civi­li­sa­tion a construit pour se méta­mor­pho­ser en hommes pré­his­to­riques pour qui le meurtre est anec­do­tique, loin de toute pré­oc­cu­pa­tion morale.
Le réa­li­sa­teur, par sa relec­ture très sobre du roman de Gol­ding, nous inter­roge bien de façon on ne peut plus claire sur les fon­de­ments de nos civi­li­sa­tions. Et sur le sens de notre véri­table nature.

De la société à la bar­ba­rie
Dans un pre­mier temps pour­tant, les enfants essayent de s’organiser en ins­tau­rant des règles, des lois et une hié­rar­chie, maté­ria­li­sée par leur cher Ralph (“The rules are the only thing we’ve got” dit-il non sans jus­tesse) et son allié prin­ci­pal, Piggy (lequel sera pour­suivi par la cruauté illi­mi­tée des enfants y com­pris au bout du monde…) Ainsi, sur le modèle de l’organisation grecque du cin­quième siècle, Ralph convoque l’assemblée des citoyens (la plage rem­place la Pnyx athé­nienne), orga­nise le vote pour élire un diri­geant et dis­tri­bue les tâches à cha­cun pour le bien-vivre com­mun. La conque – coquillage qui ras­semble et donne le pou­voir de la parole lors des assem­blée – sym­bo­lise pré­ci­sé­ment cette répu­blique en construc­tion. Le feu, dont Ralph impose l’entretien dans la fou­lée,  joue dans ce contexte un rôle pri­mor­dial puisque, si l’on en croit le mythe de Pro­mé­thée  dans le Pro­ta­go­ras de Pla­ton, il consti­tue, avec l’intelligence tech­nique, le tout pre­mier indice de la culture, par oppo­si­tion à la nature
Mais rien ne semble pou­voir entra­ver l’essor de la croyance et la déli­ques­cence des règles dans cet uni­vers, aussi nou­veau et pri­mi­tif serait-il, où les ins­tincts pri­maires – sans doute répri­més par la civi­li­sa­tion d’avant pour reprendre un célèbre topos freu­dien du Malaise dans la culture – revient au galop.

Outre la com­plexité des rap­ports psy­cho­lo­giques entre les enfants (et en par­ti­cu­lier la ques­tion de l’appartenance au groupe / l’angoisse de l’exclusion), P. Brook concentre en effet son atten­tion sur les manœuvres insi­dieuse de Jack, le plus âgé et phy­si­que­ment le plus puis­sant des enfants, qui n’a pas digéré de n’avoir pas été élu immé­dia­te­ment chef et qui va recon­qué­rir de haute lutte ce titre (en allant jusqu’au pugi­lat avec Ralph dans les scènes finales) en bro­car­dant le res­pec­ter du prin­cipe démo­cra­tique défendu par Ralph et Piggy.
On en a un aperçu pré­mo­ni­toire dans les scènes d’ouverture où, sous la férule de Jack, les enfants aban­donnent comme un seul homme le feu civi­li­sa­tion­nel – allumé à la demande Ralph pour atti­rer d’éventuels avions de secours – au pro­fit de la traque du pre­mier cochon sau­vage qui tom­bera sous les coups de la horde en phase de cohé­sion et d’une bai­gnade nus dans le lagon,  au soleil (un plan-séquence sur la rela­tion édé­nique corps/nature d’une grande pureté sug­gé­rant la nais­sance du monde et l’aube de l’humanité )… Pour ce faire, Jack n’aura de cesse, pour asseoir sa domi­na­tion, que de réac­ti­ver la pri­mi­ti­vité pul­sion­nelle que cha­cun tente de camou­fler sous le ver­nis des pré­séances et autres valeurs moralisatrices.

Or, quand la bar­ba­rie ins­tinc­tive de l’homme refait sur­face en cas de ten­sion, la démo­cra­tie est éra­di­quée. Ici, les voix des plus faibles ou des plus rai­son­nables (les « démo­crates ») se trouvent effa­cées par les hur­le­ments (des « mili­taires ») de la meute de Jack, lequel rem­place habi­le­ment le son de la conque com­mu­nau­taire (signe de ras­sem­ble­ment répu­bli­cain et de main­tien du lien social) par le chant de guerre : Kill the beast ! qui n’est pas sans rap­pe­ler l’hymne funeste repris en choeur par les bêtes alié­nées de La ferme des ani­maux de G. Orwell.
C’est un fait : ceux qui sont forts et en armes obtiennent dans cette petite société humaine – pétrie de bons prin­cipes au départ – le droit de vie et de mort sur tout le monde, et même le droit de façon­ner les pen­sées et d’obscurcir les consciences. Un « droit » de fait mis jadis en avant par Cal­li­clès dans le Gor­gias pla­to­ni­cien et qui signe ni plus ni moins que la ruine de tout droit juri­dique et moral effectif.

Quel’évolution ne soit pas syno­nyme de pro­grès, c’est bien ce que Gol­ding enten­dait lorsqu’il écri­vait (Cible mou­vante, Gal­li­mard, 1985) : « Notre monde dit civi­lisé n’est qu’un mythe ou règne la vio­lence et qui se lais­sera vaincre et détruire par le mal. Avant la seconde Guerre mon­diale ma géné­ra­tion eut, dans l’ensemble, une croyance libé­rale et naïve dans la per­fec­ti­bi­lité de l’homme. La guerre nous fit subir un endur­cis­se­ment sinon phy­sique, du moins moral et nous elle donna une inévi­table rudesse. L’après-guerre nous fit voir peu à peu ce que l’homme peut faire à l’homme, ce que l’Animal pou­vait faire à sa propre espèce. »
Ainsi, plus Ralph voit son pou­voir s’effriter tan­dis que Jack ren­force en pro­por­tion le sien, plus la régres­sion vers la bar­ba­rie s’achève, consa­crant in fine le règne de la tyrannie.

Ce que le Rous­seau du Dis­cours sur l’origine et les fon­de­ments de l’inégalité parmi les hommes appelle « un juste milieu entre l’indolence de l’état pri­mi­tif et la pétu­lante acti­vité de notre amour-propre » et  qu’il défi­nit comme « l’époque la plus heu­reuse et la plus durable » — une« véri­table jeu­nesse du monde »  qu’il attri­bue à l’insularité : « De grandes inon­da­tions ou des trem­ble­ments de terre envi­ron­nèrent d’eau ou de pré­ci­pices des can­tons habi­tés ; des révo­lu­tions du globe déta­chèrent et cou­pèrent en îles des por­tions du conti­nent. On conçoit qu’entre des hommes ainsi rap­pro­chés et for­cés de vivre ensemble, il dut se for­mer un idiome com­mun plu­tôt qu’entre ceux qui erraient libre­ment dans les forêts de la terre ferme. ») reçoit un bru­tal coup d’arrêt.
Car ces col­lé­giens à la beauté angé­lique issus de la meilleure société anglaise versent dans une forme de sau­va­ge­rie pri­mi­tive qui congé­die avec force l’humanisme rous­seauiste si pré­gnant dans la deuxième moi­tié du XXe siècle – « l’homme est bon, c’est la société qui le per­ver­tit » – et nous font objec­ti­ver com­bien il est aisé de som­brer dans une bar­ba­rie allant jusqu’aux meurtres.  Face à l’âge sans pitié de ces enfants et der­rière les façades de l’éducation civi­li­sée demeurent, indé­ra­ci­nables, les pas­sions pri­mi­tives mons­trueuses (héri­tées davan­tage de Sade que de Rous­seau) de l’Homme hanté par ses peurs les plus ances­trales. Un homme, n’en déplaise aux Lumières, qui ne naît pas bon.

Le règne de la Bête

Cette ani­ma­lité de l’homme est trai­tée dans le film par le recours inces­sant à l’image de la bête : dès leur arri­vée sur l’île, les plus jeunes enfants affirment qu’il y a une « bête » qui rôde alen­tour (ce sera en pre­mier lieu un ser­pent sor­tant de la mer qu’aurait aperçu le très jeune Per­ci­val, ensuite un Lévia­than sup­posé vivre au fond des mers puis autre chose). Les plus sub­tils d’entre eux sous-entendent que la seule bête céans est peut-être en eux mais, très rapi­de­ment, à cause de Jack qui per­çoit là le levier idéal pour fédé­rer ceux qui se sont immé­dia­te­ment orien­tés vers Ralph, la peur des plus petits à affron­ter des créa­tures, monstres et autres fan­tômes pos­sibles est uti­li­sée pour créer de toutes pièces  un culte voué à la « bête » (cette dévo­tion sera d’abord pra­ti­quée par qu’une mino­rité d’adeptes qui se séparent des autres avant que l’ensemble du groupe, vou­lant aussi man­ger de nou­veau la viande que seul le cou­teau de Jack peut lui appor­ter, fusionne). Car il y a un chef de trop !
La plus grande par­tie du groupe sombre alors dans l’obscurantisme ances­tral :  pour cal­mer les assauts d’un monstre invi­sible (mais qui fait bien les affaires du futur dic­ta­teur qui se sert de ce pré­texte pour faire l’apologie d’une société de chas­seurs et non de rai­son­neurs), les sacri­fices et les offrandes se mul­ti­plient.  La vio­lence s’exerce ainsi dans un pre­mier temps sur un cochon dont la tête est posée de manière triom­phale sur un pieu – un tro­phée sur lequel viennent se ras­sa­sier les mouches –, image du diable dans les écrits reli­gieux (d’où le titre de l’oeuvre évo­quant à la fois ces insectes bour­don­nant au contact de la viande et les enfants eux-mêmes essai­més autour de Jack, expert en crimes de lèse-majesté). On peut déjà com­prendre par l’oxymore du titre que Jack ne sera que le un monarque (« Sa Majesté ») de simples « mouches », autre­ment dit  que son pou­voir n’a qu’un carac­tère insi­gni­fiant. Puis elle s’abat sur plu­sieurs des enfants qui contre­disent la pos­ture de Jack.

Cette Bête répu­gnante que Jack et Ralph ont cru aper­ce­voir lors de leur excur­sion com­mune au début du film sur le mont le plus élevé de l’île n’existe pas, bien entendu : elle n’est que le mou­ve­ment dans l’air du para­chute du pilote de l’avion qui s’est écrasé, pilote por­tant encore son casque à grosse visière qui res­semble d’ailleurs tel quel à une grosse mouche. Tout porte à pen­ser cepen­dant que les enfants ont un irré­pres­sible besoin, entre­tenu  par le dia­bo­lique Jack, de croire en une menace qui pèse sur eux et qui jus­ti­fie qu’ils puissent régres­ser à stade de bar­ba­rie ou les cris, les danses, les hur­le­ments – bref, la déshu­ma­ni­sa­tion consen­tie au pro­fit de l’hystérie col­lec­tive  – leur per­mettent de sabor­der le lien démo­cra­tique incar­nés par Ralph et ses proches.
Or, Simon, l’un des enfants mon­tré comme plus récep­tif que les autres à l’environnement insu­laire, à sa flore comme à sa faune, a eu la curio­sité – toute phi­lo­so­phique et qui n’est pas sans rap­pe­ler l’ascension dia­lec­tique du pri­son­nier de la caverne pla­to­ni­cienne –, de véri­fier ce qu’il en était de cette Bête effrayante et a entre­pris de répé­ter l’expédition ori­gi­naire tout seul. Simon, l’un des plus jeunes et pour­tant des plus lucides qui osait se deman­der si la bête, fina­le­ment, ce n’était pas eux…

Vision­naire parmi les aveu­glés, il découvre alors le fon­de­ment du mys­tère de la bête et de l’idole  et s’empresse de redes­cendre vers la plage et les rochers où la tribu de Jack a pris ses quar­tiers lorsque le groupe des enfants, alors en proie à une sorte de débauche rituelle et de folie col­lec­tive sous les étoiles, sous l’emprise de son  lea­der et tout en croyant tuer la bête, s’attaque vio­lem­ment à celui qui est sur le point de révé­ler la vérité. Certes, Simon meurt par sur­prise et par méprise : il est pris à tort pour la Bête sor­tant des bois. Il n’empêche que, mas­sa­cré à coup de piques et confondu avec les ani­maux que les enfants traquent au quo­ti­dien pour se nour­rir et expur­ger leurs peurs, Simon l’oracle, pour avoir saisi que le mons­trueux c’est l’association  de la bête et de la peur, finit dans une trou­blante séré­nité à la sur­face des flots ; nimbé dans la clarté stel­laire de l’océan qui l’emporte en dou­ceur pen­dant que reten­tit le chant du Sei­gneur, le Kyrie elei­son de la cho­rale  qui est aussi un chant de ral­lie­ment du groupe depuis le début – une des scènes les plus magis­trales du film, rehaus­sée par le sobre noir et banc magni­fiant l’œuvre tout du long.
Un contre­point signi­fiant qu’il vaut peut-être mieux en défi­ni­tive mou­rir ainsi plu­tôt que de par­ti­ci­per aux actes exces­sifs de ceux qui sont encore vivants mais de façon tota­le­ment pri­mi­tive, ce qui consti­tue pour l’être policé une autre forme de tré­pas. A l’état de nature, « l’homme est un loup pour l’homme », disait Hobbes, et l’allégorie du film l’illustre avec force.

Il est à noter que-Ralph et Piggy eux-mêmes se sont laissé entraî­ner dans la danse de folie au cours de la nuit pré­cé­dente, et ne prennent conscience de l’horreur de la mort de Simon que le len­de­main. Doré­na­vant, deux mondes s’opposent radi­ca­le­ment : en bas, la clai­rière des simples « humains», de la rai­son et de l’égalité au bord du lagon où Ralph se voit aban­donné de tous et, en haut, le monde miné­ral et lieu sym­bo­lique du pou­voir tant maté­riel que bru­tal des guer­riers où est nichée, pour convo­quer un voca­bu­laire laboé­tien, la tanière du tyran.
Celle du sur­homme hal­lu­ciné au regard chargé de folie meur­trière qui a atteint les hau­teurs où règnent les dieux, là où rien ni per­sonne ne pourra pré­tendre s’opposer à son bon plai­sir… Entre les deux bat le coeur de la forêt où règne encore (Simon le bouc émis­saire ayant été éli­miné) le mys­tère, la peur qu’une idole déri­soire tente de conjurer.

La racine du mal

Ce pre­mier meurtre semble scelle le des­tin de cette dys­to­pie qui atteint un point de non-retour: il sera bien­tôt suivi de celui de Piggy, écrasé sciem­ment par un rocher tan­dis que lui et Ralph venaient dis­cu­ter avec Jack pour le faire reve­nir à la rai­son (et acces­soi­re­ment lui deman­der de rendre à Piggy ses lunettes, déro­bées par les ner­vis de Jack lors d’un raid éclair sur la plage, seul outil – rival du cou­teau   – hérité de la civi­li­sa­tion tech­no­lo­gique et néces­saire pour allu­mer, grâce aux rayons solaires, le feu pro­mé­théen dont tous ont besoin). Des lunettes cen­trales dans le film d’ailleurs car consti­tuant non seule­ment l’objet de toutes les convoi­tises, mais sur­tout le prin­ci­pal ins­tru­ment de pou­voir (inver­sant le mythe de Pro­mé­thée, Jack se livrera à une véri­table « guerre du feu » pour les ravir après les avoir ébré­chées dès les pre­mières séquences en moles­tant, déjà, Piggy. Le feu ne sert ici qu’à faire naître la cécité et la des­truc­tion).
Dans les deux meurtres, nous sommes plon­gés dans l’extrême bru­ta­lité des temps d’avant toute forme de civi­li­sa­tion, où les rites funé­raires n’existent pas et où la mort d’autrui ne fait l’objet d’aucun recueille­ment. Or, Piggy était sur l’île l’ambassadeur de la civi­li­sa­tion : déte­nant la puis­sance de la parole, son « arme » face aux moque­ries, il était tou­jours capable de mettre des mots sur les choses et de les expli­quer tan­dis que les enfants chutent tou­jours plus avant dans l’écueil de la vio­lence muette. La vue courte en même temps que lucide, Piggy (le por­ci­net) concentre tous les attri­buts de la bête noire : avec son asthme, son embon­point, ses lunettes d’intellectuel et sa condi­tion d’orphelin, il est depuis le début ce cochon que les autres enfants veulent incons­ciem­ment tuer.

Lorsqu’il dis­pa­raît, la conque est éga­le­ment détruite, double signe que, défi­ni­ti­ve­ment, le geste sup­plante le verbe, la vio­lence rem­place la loi.  L’influence du chef cha­ris­ma­tique est deve­nue si forte dans le groupe vivant main­te­nant dans une caverne en haut d’un amas rocheux qu’elle inhibe les autres enfants au point de leur faire accep­ter toutes les formes de la bru­ta­lité. Ainsi, alors qu’il n’y avait pas de règles par­ti­cu­lières, désor­mais des châ­ti­ments cor­po­rels et repré­sailles diverses sont impo­sés à ceux qui dévient de l’idéologie prô­née par ce chef au visage recou­vert d’un mor­ceau de peau de cochon et d’une sorte de pein­ture de guerre, les vic­times retour­nant alors avec les autres ban­nis.
A la suite de ce nou­veau meurtre, qui voit là encore comme avec Simon le corps sans vie de Piggy emporté par les vagues, mais dans un contexte hou­leux et inquié­tant cette fois-ci (comme si la nature elle-même, l’île, se retour­nait contre ses hôtes aussi bel­li­queux que para­si­taires), Ralph s’enfuit, pour­suivi par Jack et sa meute, bien déci­dés — au sens propre — à lui « faire la peau ».  René Girard nous invite en ce sens à poser, dans Des choses cachées depuis la fon­da­tion du monde, que la chasse est une façon ritua­li­sée de cher­cher des vic­times à sacri­fier. La chasse aux cochons ini­tiale et légi­ti­mée par la sur­vie devient de facto ulté­rieu­re­ment une chasse à l’homme gra­tuite où la fumée déclen­chée par les chas­seurs n’est plus sal­va­trice mais homicide.

Cette chasse à l’homme et la scène finale nous offrent le résumé de l’histoire. Tout se passe comme si la réa­lité rat­tra­pait les enfants : sous l’œil exté­rieur des offi­ciers de marine débar­quant d’un bateau attiré vers l’île par le feu déclen­ché par le groupe pour débus­quer Ralph – un incen­die hors de contrôle qui assure la des­truc­tion de l’habitat comme de la sécu­rité mêmes des méchants enfants sur le point de s’autodétruire in fine pour, ultime sacri­fice, immo­ler le sage Ralph –, cette micro-société qui s’est orga­ni­sée sur l’île ne se donne plus que comme le reflet de la vio­lence, de la peur et de la haine. Tous ces sen­ti­ments qui amènent les Hommes à se battre tout au long de l’Histoire dans nos socié­tés en négli­geant l’apport de l’éducation et de la culture.
En défi­ni­tive, cette catas­trophe que repré­sente l’émergence de la loi du plus fort au sein d’une société orga­ni­sée (et qui était annon­cée lors du géné­rique par les pho­to­gra­phies et les brui­tages mon­trant la société des adultes mise en dan­ger par la guerre, équi­valent de la loi du plus fort à l’échelle inter­na­tio­nale) ne sau­rait être exté­rieure : éva­cués pour être pro­té­gés des consé­quences de la bes­tia­lité humaine, les enfants se sont vus rat­tra­pés par elle — puisqu’ils l’abritent en eux-mêmes. D’où la ques­tion légi­time qui en découle : Ralph ayant échoué à conser­ver les règles de vie en société sur l’île, sommes-nous comme lui condam­nés à être le témoin impuis­sant de la ruine du monde ? face à la bar­ba­rie (du conflit insu­laire, de la guerre inter­na­tio­nale) existe-t-il seule­ment une auto­rité capable d’imposer la paix à tous ?

Ce qui remonte ici du tré­fonds à la sur­face, ce n’est pas le bien, le res­pect moral ou le souci altruiste mais un fond com­mun mor­ti­fère, arc-bouté sur les figures du bouc-émissaire, du meurtre rituel, du totem et du tabou. Si pour les phi­lo­sophes de l’antiquité aux Lumières (à l’exception de Kant) le Mal avait pour ori­gine l’erreur du juge­ment, ici le Mal (la vraie « bête » selon Simon) – celui qui, avec le tota­li­ta­risme et en par­ti­cu­lier le nazisme, menace le monde dit civi­lisé et qui amène à la Shoah – est niché au cœur même de l’enfant, au fond de l’homme.
L’ultime scène pré­sen­tant le bra­sier de l’île contrasté par le pai­sible bord de mer, le para­dis trans­mué en géhenne, met en avant ce qu’il reste d’enfants qui ont perdu lam­beau par lam­beau leur huma­nité. Le long plan presque final de Peter Brook (qui affirme que “le livre de Gol­ding est une his­toire de l’homme abré­gée”) immor­ta­lise le regard de Ralph remon­tant, len­te­ment, des chaus­sures du deus ex machina mili­taire à son visage : pour la pre­mière fois depuis le géné­rique, ini­tial un corps humain se (re)constitue face à lui, dans son entier – une réin­car­na­tion qui s’accompagne cepen­dant des signes osten­sibles d’une civi­li­sa­tion par défi­ni­tion encline à la violence.

Jusqu’au bout, Sa Majesté des mouches est un récit de régres­sion vers la bar­ba­rie par élec­tion d’un bouc-émissaire et par éli­mi­na­tion de vic­times allant jusqu’à frô­ler l’anéantissement col­lec­tif. Que le crime ou le meurtre ori­gi­nel (sou­dant la com­mu­nauté en la dotant d’un père sym­bo­lique) soit fon­da­teur de la civi­li­sa­tion, Freud nous l’a déjà appris dans Totem et Tabou. Le cercle semble ainsi bouclé.

Conclu­sion

Contre toute attente angé­lique, les enfants soi-disant « inno­cents » d’avant la culture – et dont Freud sou­ligne que cha­cun est plu­tôt le pro­to­type même du « petit per­vers poly­morphe » – illus­trent bel et bien dans ce mythe ciné­ma­to­gra­phique de la créa­tion de l’homme qu’est Sa Majesté des mouches la nature conflic­tuelle de l’être humain.
Qui ne voit ici dans tra­gique relec­ture du mythe de Robin­son Cru­soé que, sans réfé­rent adulte, ces enfants (bien qu’éduqués – et à l’anglaise ou à l’ancienne s’il vous plaît) au lieu de construire une cité enfin idéale vont, en moins de trois mois, être hap­pés par la vio­lence à tra­vers un pro­ces­sus de haine et de peur iden­tique en tous points à celui qu’on observe dans les régimes auto­ri­taires à tra­vers le monde ?

Les ques­tions phi­lo­so­phiques posées par le film sont mani­festes :  com­ment orga­ni­ser la vie sociale ? Que faire d’un pou­voir sans limite ? Sommes-nous plus libres en l’absence de loi ? La réponse, tout aussi claire : en appa­rence donc, les enfants nau­fra­gés et res­ca­pés du crash aérien sont sau­vés, à l’instar de la morale et du happy end. Mais en vérité ils ne sont plus ceux qu’ils étaient lorsqu’ils ont quitté la mère Patrie. Pour avoir voulu fuir le tota­li­ta­risme ils ont étayé, sans le secours de qui­conque, tout seuls, « comme des grands » pourrait-on dire, la pire des tyran­nies, sur le modèle du peuple dénoncé par Pla­ton au livre VIII de la Répu­blique qui, sous la harangue du bourdon-démagogue, tombe dans le feu par peur de fumée.
Sous l’influence d’un chef cha­ris­ma­tique qui impose son mode de vie et sa pen­sée, la haine à l’égard de ceux qui entendent diri­ger le groupe par la sagesse est bien à l’origine de la peur, source de tous les vices.

Tous les indi­vi­dus qui, à rebours de cette pos­ture idéo­lo­gique, choi­si­ront la voie de la liberté s’exposeront en consé­quence à un sombre ave­nir. Mais sera-t-il plus radieux, l’avenir de ceux qui, reve­nus de l’île mau­dite, de la part bel­zé­bu­théenne que cha­cun porte en soi, devront à nou­veau s’intégrer à la société ? Et, peut-être, incor­po­rer les armées de Sa Majesté pour une guerre pire encore et bien plus meur­trière même si offi­ciel­le­ment recon­nue ?
Reste qu’il s’agissait moins pour Gol­ding et Brook de mon­trer le sur­gis­se­ment des ins­tincts les plus pri­mi­tifs en l’absence de règles que d’établir en quoi l’Etat, quand il est orga­ni­sa­tion poli­tique légi­time, consti­tue la seule condi­tion des liber­tés indi­vi­duelles. Voire, les réalise.

fre­de­ric grolleau

 

Sa Majesté des mouches

réa­li­sa­teur :  Peter Brook (1963)
avec :  James Aubrey, Tom Cha­pin, Hugh Edwards
genre :  aven­ture, drame
Durée :   1h 32mn

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