Amor Towles, Un gentleman à Moscou

Conte de fées en URSS

Au début de ce volu­mi­neux roman, le comte Alexandre Ros­tov (hom­mage à Tol­stoï) se retrouve condamné à pas­ser le reste de sa vie dans l’hôtel de luxe où il réside. Nous sommes au début des années 1920. Le lec­teur qui a quelques notions d’histoire sovié­tique s’étonne d’emblée que le récit com­mence par une invrai­sem­blance fla­grante – quel tri­bu­nal aurait jamais pro­noncé pareil ver­dict ? –, mais ce n’est rien par com­pa­rai­son avec la kyrielle d’épisodes tout sauf plau­sibles que nous réserve la suite de l’intrigue.
Ne tenant pas à l’éventer, je me conten­te­rai de dire qu’Amor Towles ignore (volon­tai­re­ment ou non) que les hôtels sovié­tiques étaient étroi­te­ment sur­veillés et bar­dés de mou­chards, déjà avant l’époque des sys­tèmes d’écoute. En d’autres termes, l’action qui se déroule pen­dant trente ans entre les murs de l’hôtel Metro­pol, dans son roman, est inté­gra­le­ment impro­bable du fait même d’être située dans un tel éta­blis­se­ment. Mais Towles ne va pas s’embarrasser du souci d’être plau­sible : même s’il sau­poudre son récit de quelques évo­ca­tions des hor­reurs du régime sovié­tique (géné­ra­le­ment sous forme de notes en bas de page), il l’a conçu pour un lec­to­rat ayant le goût des contes de fées ou des romans à l’eau de rose, si bien que toute cir­cons­tance sus­cep­tible de vrai­ment gâcher la vie au comte Ros­tov est vouée à se réduire à rien. Qu’importe si, d’un cer­tain point de vue, ce soit aussi cho­quant que de situer une his­toire à l’eau de rose dans un camp nazi ?

Par ailleurs, Towles ne pêche pas contre les faits his­to­riques dans les seuls cas où c’est indis­pen­sable pour satis­faire le public qu’il vise, non, il pré­tend aussi que les zeks auraient vécu “en par­fait unis­son“ (sic ! p. 365), pré­sente Khroucht­chev comme un “conser­va­teur“, tout court (p. 438), et déve­loppe une théo­rie fumeuse selon laquelle il n’y aurait pas eu de dif­fé­rence essen­tielle entre l’URSS et les Etats-Unis. C’est là qu’il révèle le mieux ce sur quoi repose toute la concep­tion de son roman : l’incapacité (volon­taire ou invo­lon­taire) de se repré­sen­ter un régime tota­li­taire.
Par ailleurs, il tient la Rus­sie pour un “pays euro­péen“ (pp. 231 et 269), ayant mani­fes­te­ment oublié non seule­ment sa par­tie asia­tique, mais aussi tous les pas­sages des clas­siques russes qu’il a lus, propres à évi­ter une telle confu­sion. Le comble, c’est que Towles s’est per­mis d’introduire dans le texte un nar­ra­teur ano­nyme russe et qui est censé avoir vécu en URSS (p. 221).

Ne par­lons même pas des fautes de russe et de tra­duc­tion du russe qui émaillent le roman (cer­tai­ne­ment attri­buables à l’auteur). Natha­lie Cun­ning­ton, elle, a plu­tôt bien fait son tra­vail, à ceci près qu’elle emploie, bizar­re­ment, “souf­fler“ au lieu de “feu­ler“ et “abbé“ au lieu de “pope“. La qua­trième de cou­ver­ture du livre nous fait remar­quer, tout en majus­cules, qu’il s’en est vendu un mil­lion d’exemplaires (aux Etats-Unis).
On doute que cela se repro­duise en France, à moins que la culture géné­rale et les exi­gences de notre lec­to­rat n’aient baissé plus qu’on ne le croit.

agathe de lastyns

Amor Towles, Un gent­le­man à Mos­cou, tra­duit de l’anglais (Etats-Unis) par Natha­lie Cun­ning­ton, Fayard, août 2018, 573 p. – prix non indiqué

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