Le césium 137 vingt ans après…
Deux hommes sont dans un train à destination de Tchernobyl. À la douane, ils se déclarent artistes, illustrateurs. L’un d’eux lit La Supplication de Svetlana Alexievitch, un livre qui rassemble les témoignages de ceux qui ont vécu la catastrophe et ses conséquences.
Le récit revient au mardi 29 avril 1986, lorsque l’accident, qui s’est produit dans la nuit du samedi au dimanche précédente, est évoqué, en quelques mots, dans le journal d’Antenne 2. Il a eu lieu dans une centrale inaugurée il y a deux ans seulement et présentée comme un modèle de sécurité. L’agence officielle Tass ne laisse filtrer que quelques informations. Mais une série de photos prises par un satellite américain montre une terrible réalité. Cependant, personne encore ne parle du nuage radioactif qui a dérivé, atteint la Suède, puis est redescendu vers le sud. Les pays touchés prennent des précautions sanitaires. En France, de pseudos experts avec cartes truquées, des politiques inconscients, nient le passage du nuage. Aucune mesure de protection n’est prise. Il faut plusieurs semaines pour découvrir qu’un tiers de l’Hexagone a été couvert de césium 137…
La bataille des chiffres fait rage, encore aujourd’hui. L’OMS avance des données contestables compte-tenu de ses liens malsains avec l’Agence Internationale pour l’Énergie Atomique, à l’ONU. L’inventaire le plus fiable fait état de près d’un million de morts, directs et indirects, entre 1986 et 2004. Ce décompte n’intègre pas les milliers d’enfants nés malformés, les millions de ceux qui, contaminés, doivent suivre des traitements médicaux leur vie durant…
C’est en 2007 qu’est née l’association Dessin ’Acteurs, dont Emmanuel Lepage est membre. Le groupe veut installer une résidence d’artistes près de Tchernobyl pour capter, avec leur regard, l’étrangeté de la vie là-bas, pour apporter leurs témoignages, avec leur sensibilité, de créateurs. Emmanuel Lepage et son ami Gildas décident d’aller sur les lieux.
Un printemps à Tchernobyl raconte, en images, toute la genèse de cette expédition, rappelant le déroulement de la catastrophe, la préparation du voyage, ce qu’ils ont vu et vécu pendant deux semaines sur place, en avril et mai 2008, soit vingt ans, jour pour jour, après l’explosion.
L’auteur livre un récit-témoignage sur l’état des lieux, sur une réalité encore en partie dissimulée, sur les rencontres avec ceux qui vivent à la limite, ceux qui travaillent sur la zone. Il évoque les différents problèmes, l’évolution de la faune, de la flore, l’existence quotidienne de ces “parias”. Mais, il raconte aussi, avec franchise, son propre parcours par rapport à ce séjour, ses hésitations, les pressions familiales, les conséquences involontaires, comme cette douleur qui tétanise sa main et son bras, l’empêchant de dessiner. Il place, dans cette horreur, des touches humoristiques quand, par exemple, un médecin lui explique les précautions à prendre avec les aliments, spécifiant toutefois qu’avec la vodka, le danger n’est pas le césium 137, mais la cirrhose.
Il montre aussi l’attachement à la vie, malgré les difficultés, les problèmes, les maladies. Il rapporte les réunions riches en chaleur humaine, les chants… Emmanuel Lepage expose les raisons de son engagement : Dans ce métier, seul à gratter sur ma planche, j’ai souvent l’impression de voir le monde à travers une vitre, d’être « à côté ». Cette fois-ci, le monde, je le sentirai dans ma peau ! Il évoque également ses propres rapports au dessin, ce que représente et signifie cet acte, les prolongements, ce qu’il cherche à apporter à travers ses planches.
Plus qu’un album de bande dessinée, Un printemps à Tchernobyl est un reportage graphique composé d’images prises sur le vif, avec la fraîcheur et la spontanéité de l’instantané. Comme à son habitude, Lepage réalise un graphisme sans défauts, d’une qualité exceptionnelle. Essentiellement en noir et blanc, il utilise les couleurs de l’aquarelle pour montrer un éclair d’espoir, le renouveau de la nature. Après Voyage aux îles de la Désolation (Futuropolis), Emmanuel Lepage livre, avec cet album, un second documentaire en bande dessinée. Un témoignage précieux sur une situation encore critique, sur une histoire récente faite, pour une large part, de mensonges et de dissimulation. Aussi, le livre refermé, une question taraude : pourquoi ce qui s’est passé hier ne se produirait-il pas aujourd’hui, avec les mêmes manquements ?
Serge perraud
Emmanuel Lepage (scénario, dessin, couleur), Un printemps à Tchernobyl, Futuropolis, octobre 2012, 168 p. – 24,50 €.