Dans la droite suite de Naija, Thierry Berlanda pose avec Jurong Island un jalon supplémentaire dans la dénonciation des multinationales et autres cartels surpuissants, aux ramifications tentaculaires et introduites dans tous les réseaux, qui visent rien moins qu’à arraisonner toute la planète.
Sauf que, à la différence du premier opus, l’ancien tandem Titan laisse surtout la place vedette à Justine Barcella (Salmon le Pyhton étant plus en retrait) et que Histal, l’un des groupes les plus puissants ici-bas, en matière de génomique, d’hybridation et de clonage, le cède à LamarCorp sous la houlette du Cercle de l’ordre, soit l’organisation qui prône un nouvel équilibre mondial fondé sur la domination de l’humanité et dont seraient bannis l’honneur, le désintéressement, l’altruisme ou l’amour… Une multinationale qui déploie dès le début de l’histoire des séides liquidateurs pour effacer tout ce qui pourrait entraver la stratégie de hacking planétaire de LamarCorp.
Cette liste de noms et de termes vous apparaît nébuleuse ? La bonne nouvelle est qu’il suffit de se plonger dans ces pages enlevées de Berlanda pour en savourer toute la signification. Si ce thriller d’anticipation joue en effet des codes classiques du genre en opposant une agente surentraînée (qui sommeillait en « retraite » avec son fils en Toscane) à un groupe international occulte expert en cyberattaque (le projet Atropos), il y a clairement quelque chose de plus sous la plume de l’auteur : outre que cette dernière a gagner en efficacité et en sécheresse par rapport à Naija (notamment dans le registre des métaphores) – un peu comme si Berlanda assumait pleinement désormais (et c’est tant mieux pour son lectorat) – son statut d’écrivain de roman d’anticipation, l’auteur (égratignant au passage de grands groupes actuels comme GAFA, NATU ou encore BATX) ne se prive pas de distiller quelques diatribes critiques qu’on qualifierait volontiers, dans un autre registre et si elle étaient plus étayées, de pamphlets ou philippiques.
Alors, certes, au fil des chapitres saccadés et extrêmement nerveux (compliment outré : on “voit” presque plus du Berlanda qu’on n’en “lit”), à la suite d’une Justine mise en mouvement par le général Obernai, l’ex-patron des services secrets français, ira-t-on, comme on choit de Charybde en Scylla, de l’Italie à l’Inde puis à Singapour (sur l’île de Jurong Island donnant son titre à ce récit car là se trouve le Data center, la forteresse informatique dont les supercalculateurs ont programmé la destruction de toutes les infrastructures de l‘ancien monde) en passant par la Corrèze ou se terre l’ancien journaliste Antoine Dupin rencontré dans Naija.
Tout cela pendant que la France est victime d’une cyber-attaque massive paralysant les transports en commun à Paris, Lyon et Marseille, les centrales électriques puis les feux tricolores, les blocs opératoires etc. Mais Berlanda dénonce surtout de manière explicite les dérives liés au transhumanisme et aux nanotechnologies.
C’est là, à notre sens, où Jurong Island prend résolument un accent philosophique. Car dans ce futur pas si lointain (dystopie ou pas ?) qui est décrit, on assiste de fait au dépassement dialectique de l’homme par la machine qui incite à penser le règne quasi totalitaire des datas (élevés depuis peu par d’aucuns, à Turin entre autres, au rang de véritables œuvres d’art) et dont l’avènement par le truchement de l’ensemble des réseaux maillant la planète semble irréversible.
Malicieusement, le roman aborde d’ailleurs ce souci éthique par le statut réservé aux migrants cosmopolitiques dans un contexte où la surpopulation est menaçante et où le terrorisme rappelle la relation asymétrique liant l’individu à l’intérêt collectif. Et il s’appuie tout du long sur un nouveau personnage, celui de l’innocente (à tous le sens du terme) Catherine incarnant quelque sorte la sagesse des origines, celle d’avant le pacte prométhéen ou faustien entre l’homme et l’intelligence artificielle.
Le roman, c’est un peu dommage s’emballe dans les derniers chapitres, comme si Berlanda voulait économiser ses cartouches pour le dernier tome de sa trilogie. Reste que, personne s’y trompe, le bunker de l’unité 7 de Singapour « incarne » de redoutables systèmes informatiques — à même de s’auto-alimenter et de détruire non sans violence toute forme de libre arbitre - face auxquels l’humanité paraît bien dérisoire.
Des algorithmes en rafale qui l’emporteraient donc bel et bien sur nos fragiles consciences. A moins que…
Et si, dans cette sombre prémonition quelque part entre Brazil et Bienvenue à Gattaca, au lieu de choir, tel qu’on l’évoquait plus haut, il nous était toujours possible – en puisant dans une ressource insoupçonnée (la croyance en définitive pas si obsolète que cela en l’humanitas de l’homme par exemple) – de choisir ? Non pas choir mais choisir.
Car, comme le disaient déjà les penseurs de l’Antiquité grecque, pas si éloignés de Catherine et qui avaient de surcroît le bonheur de ne pas connaître le règne funeste sinon néfaste de l’ordinateur, « combien est grand le peu qui est donné à propos ».
lire notre entretien avec l’auteur
frederic grolleau
Thierry Berlanda, Jurong Island , Éditions du Rocher, 11 avril 2018, 452 p.- 20,50 €.
Merci pour votre critique si complète et bien tournée de Jurong Island. Elle m’a intéressé et touché, beaucoup.
Thierry Berlanda
merci de votre retour cher thierry berlanda … et au plaisir de vous lire !
cordialement,
la rédaction du litteraire.com
merci, jai corrigé cette coquillecustomer essay