Synopsis
1935, les États-Unis sont en pleine crise économique. Cecilia, serveuse dans un café, fait vivre son mari Monk, qui passe son temps avec ses amis au lieu de chercher du travail. Pour échapper à la morosité de son existence, Cecilia passe son temps au cinéma Jewel où elle voit plusieurs fois de suite les mêmes films. Alors qu’elle regarde pour la énième fois La Rose pourpre du Caire , Tom Baxter, le héros du film, sort de l’écran et l’emporte dans une aventure sentimentale. C’est la panique à Hollywood : on n’a jamais vu un personnage quitter l’écran. L’avenir du fi lm est menacé. Le producteur envoie donc l’acteur Gil Shepherd, qui incarne le personnage fuyard, dans la petite ville où s’est produit l’incident pour tenter de ramener le personnage à la raison et lui faire réintégrer l’écran.
Le cinéma au carré
En montrant à plusieurs reprises dans son œuvre Purple Rose of Cairo son héroïne qui va au cinéma voir le film La Rose pourpre du Caire , Woody Allen utilise le procédé de la mise en abyme pour interroger le cinéma : cette introduction d’un film à l’intérieur de son film ne vise pas seulement à plonger le spectateur dans l’univers du cinéma (acteurs, producteurs, spectateurs, salles de cinéma, etc.) mais vaut comme point de départ d’une réflexion sur le pouvoir de l’illusion cinématographique. L’ambiguïté du rapport entre écran et réalité, image et illusion, est en effet centrale dans la démarche du réalisateur, rendant la surface de l’écran perméable à tous les désirs et insistant sur un écartèlement au-delà du réel, plus ou moins consenti par ceux qui consomment du cinéma, entre la magie (la liberté) du septième art et les désillusions de la vie (les difficultés de la société). Soit entre le pouvoir d’évasion du cinéma et les envies ou rêves de tout spectateur de films d’aventures propices à l’évasion.
Se réfugiant dans le cinéma face à la morosité ambiante (l’histoire se déroule lors de la crise de 1929 en pleine récession générale), Cecilia qui incarne la misère du petit peuple condamné aux boulots sans lendemain franchit sans vergogne les limites du rêve, elle entre littéralement dans l’écran avec son aventurier et pousse le procédé à son comble : elle trouve ainsi plaisir à évoluer dans une comédie romantique où la fête est permanente, où l’argent et les soucis n’existent pas (même si les studios sont alertés par la fuite de Baxter et que la panique s’empare des responsables de laRKO : que se passerait-il si « les personnages décidaient de quitter tous les écrans et, surtout, qui serait responsable de leurs agissements dans la vie réelle ? »). Ce qui perdure, qui plus est, lors de son ultime déception à la fin du film. Elle n’est malheureusement pas récompensée de sa décision : le bel acteur, qui ne veut pas gâcher sa carrière avec une pauvre serveuse de bar, la quitte sans beaucoup de remords, sitôt le personnage Baxter rentré dans son écran.
Ayant constaté que le rêve qu’elle a fait avec Gil ne se concrétisera pas dans la réalité, il ne reste plus à Cecilia que la possibilité d’être émue par Top Hat, le film avec Fred Astaire et Ginger Rogers qui dansent « Cheek to Cheek ». Le cinéma demeure, envers et contre tout, son seul refuge possible. Alors que les années 1980, ne cessent de faire l’apologie du réel et du cynisme économique, Allen chante encore la seule morale qui reste : celle du cinéma voué à ceux qui ne sont pas les décideurs du réel. La folle évasion des déshérités et désenchantés n’aura de lieu que le monde gratifiant de la fiction cinématographique : hors de l’image, point de salut !
Le film établit clairement que c’est bien l’imagination qui nous sauve de ce réel si décevant et qui permet d’explorer d’autres possibilités jusqu’alors inaperçues. Sans les utopies, les fictions de toute sorte, aucune grande entreprise humaine ne verrait le jour. Le monde est une scène (« The world is a stage », disait Shakespeare), ici en une sorte de miroir inversé, c’est plutôt la scène qui est le monde. Trop déçue par la vie, il ne reste à Cecilia qu’à se plonger in fine et éperdument dans ce monde de la comédie musicale. Alors qu’on lui demandait pourquoi il n’avait pas fait ici de happy end, Woody Allen répondait : « C’est un happy end. » Ce qui ne s’explique, au regard de la fin de La Rose pourpre du Caire, que si l’on admet que le cinéma est en soi ce happy end : quand Cecilia, abandonnée par Gil, de retour au cinéma, admire Fred Astaire chanter « Heaven, I’m in heaven », elle apparaît certes vaincue par la réalité comme par l’illusion, mais on doit surtout entendre qu’elle n’a fait somme toute que revenir à la case départ. Elle s’est à nouveau réfugiée dans le cinéma, son « paradis » à elle.
Le réel face au virtuel
Reste que ce monde magique du rêve possède aussi un caractère illusoire et éphémère. S’abandonner au rêve, vivre une histoire d’amour avec des êtres qui sont tout à la fois – c’est tout le problème des prisonniers de la caverne platonicienne – ombres et réalités, palpables et fuyants dès lors que nous croyons les toucher, ne dure, las, qu’un temps. Aucun des instants que Cecilia partage avec Baxter ne peut durer : son choix de s’en retourner dans la vie réelle où elle croit pouvoir entretenir la magie provoque contre toute attente une plus grande déception encore. Car l’homme « réel » que choisit la jeune femme au détriment du personnage virtuel n’est qu’un acteur, autrement dit un illusionniste participant d’un monde de tromperie et d’artifice. Cecilia, qui se décrète « réelle », est finalement sommée de choisir entre l’illusion… et l’illusion.
Le fort romantique Baxter, apôtre de la facticité, laissant apparaître nombre de fois les limites dues à la virtualité de son corps (en dépit du fait qu’il « embrasse comme un dieu », il va payer le restaurant avec des billets de Monopoly…), la raison semble donc l’emporter chez la spectatrice assidue de Purple Rose of Cairo : Gil, qui a l’incontestable avantage comme il l’affirme lui-même d’être « vrai », lui offrant dans le même temps son amour et la possibilité de devenir une vedette à Hollywood, elle se prononce pour le réel effectif au regard du virtuel qui n’est que potentialité. La déconvenue de l’héroïne ensuite tend alors à établir, à titre de morale, que le réel est souvent sinon toujours décevant, à la différence de la fiction qui se veut enchanteresse et parvient, elle, et à moindres frais, pour reprendre la formule de Mallarmé au sujet de l’art, à « rétribue[r] des imperfections de la vie ».
Le confirme le réalisateur explorant ici de part et d’autre d’un écran blanc les innombrables miroirs de l’art magique du cinéma, et qui confie : « D’une manière générale, le monde tel qu’on le voit à l’écran m’a toujours paru plus vivable que le monde réel. » Contre la perfection désincarnée des fictions, dont les personnages sont sans épaisseur et se réduisent à leur apparence, l’éloge du réel, quand bien même imparfait, l’emporte donc. Tom Baxter en témoigne, que l’on voit fasciné par la réalité complexe qui déborde la représentation qu’on peut s’en faire : à ses yeux, la réalité contient infiniment plus que la fiction.
Même si l’on peut opposer à ce qui précède que l’opium du cinéma est autant un moyen de fuir le réel que de le comprendre, cette réflexion sur le cinéma se transmue en un doux plaidoyer attendri en faveur de l’aliénation : l’exploration vertigineuse du miracle de l’art, plus précisément de l’artifice, laisse en effet place à une méditation sur le sens de la vie. Le paradoxe proposé par Woody Allen tient dès lors tout entier dans la thèse suivant laquelle la « vraie vie » ne peut être qu’« ailleurs », soit la fausse vie offerte par le spectacle cinématographique. Cela amène à corriger la tendance à considérer que le réel désigne ce qui existe indépendamment de nous, dans son « objectivité », et à l’opposer à la fiction, aux fantasmes qui sont, croit-on alors, de simples créations de notre esprit.
À l’inverse, on observe ici que ces créations spirituelles sont à ce point réelles qu’elles jouent un rôle essentiel dans le devenir du monde. Ainsi comprenons-nous que ce que nous nommons réalité n’est jamais atteint directement, mais se réduit toujours pour nous à une représentation mentale. Le rôle majeur du cinéma, tel que révélé par La Rose pourpre du Caire , tient à ce que cet art de la composition s’appuie certes sur le réel comme son objet mais parvient à créer une réalité seconde (projetée sur l’écran), à la fois semblable et différente de la réalité première. Attestant ainsi qu’il s’agit moins en définitive de représenter le monde que de le fragmenter pour le réassembler d’une façon autre.
Un art critique de la figuration
Inspiré de la pièce de Pirandello Six personnages en quête d’auteur (1921), La Rose pourpre du Caire (1985) transcende le reproche fait en général au cinéma comme art mimétique : l’on se souvient que Platon, dans le livre X de La République, soutient la thèse que l’art, en particulier celui de ce trompe-l’œil qu’est la peinture, reste prisonnier de la surface (incapable qu’il serait de dépasser la partie la plus superficielle des choses). L’artiste ne pourrait atteindre les choses que telles qu’elles apparaissent et non pas telles qu’elles sont dans leur essence. L’art illusionniste critiqué par Platon est rejoint par le cinéma en ce que, simple activité commerciale, il ne tendrait qu’à renforcer l’appétit de divertissement du spectateur – réduit à n’être tout au plus qu’un consommateur d’images. C’est donc le statut de l’image, c’est-à-dire de la représentation, qui fait difficulté ici.
Défini étymologiquement comme l’écriture ou la transposition du mouvement, le cinématographe ou « septième art » serait alors par principe le contraire d’un art : cet outil du conformisme, que Paul Valéry réduit à un « rêve artificiel », ne vaudrait qu’en tant que parangon de la « distraction », passe-temps dont les images mouvantes se substituent aux pensées des spectateurs et tout juste bon à captiver l’attention au lieu de la stimuler (pour reprendre une distinction chère à Walter Benjamin). Tandis que la peinture invite au contraire à la contemplation des images. À l’instar du lit pris en exemple par Platon (le lit du peintre ou celui du poète sont éloignés de l’essence ou Idée du lit qu’ils compromettent en quelque sorte, faisant passer du faux pour du vrai), le cinéma, comme toute figuration, est une image d’image : une image de l’image perceptive, sur le modèle de la photographie. Pire encore, c’est une image animée et vivante qui parvient à atteindre une plus grande profondeur que l’original. L’imitation est en effet un moindre être du point de vue ontologique selon le philosophe.
Il y a une forme pour les objets qui leur correspond : à propos des tables et des lits, Platon écrit dans La République : « Le fabriquant de chacun de ces deux meubles porte ses regards sur la forme, pour faire l’un les lits, l’autre les tables dont nous nous servons. » Il évoque un artisan capable de créer tout ce qui existe : le démiurge ; la forme doit bien s’incarner. Mais nous pouvons imiter ce démiurge de façon simple : « Si tu veux prendre un miroir et le présenter de tous côtés, tu feras vite le soleil et les astres du ciel, la terre, toi-même et les autres êtres vivants, et les meubles et les plantes, et tout ce dont nous parlions à l’instant… Oui mais ce seront des apparences et non pas des réalités. » L’art est un simple effet de miroir : il ne livre que l’extérieur des choses, leur apparence sensible. Mais il vient introduire un autre ordre dans le réel : celui de la pure apparence car l’objet sensible est bien une apparence mais il est l’apparence de quelque chose, d’une idée. Le lit réel est apparence de l’Idée du lit.
Le lit peint est apparence de l’apparence du lit réel. Il faut donc établir une hiérarchie des réalités sous peine de confondre les ordres. « Il y a trois sortes de lits ; l’une qui existe dans la nature des choses et dont nous pouvons dire, je pense, que Dieu est l’auteur. Une seconde est celle du menuisier. Et une troisième, celle du peintre ». Donnant ainsi l’illusion du réel, les images en mouvement du cinéma (op. cit., Livre X) concourent à créer un univers parallèle à celui de la vie quotidienne : elles nous extirpent de celle-ci et nous font rêver à un monde différent, rempli d’aventures et de grandes passions. Ce qui tend par contrecoup à ramener la réalité quotidienne à une déception fade et laide. On peut dire alors que le cinéma cesse de faire du cinéma. Néanmoins, « je préfère, énonce avec malice le réalisateur, l’imaginaire à la réalité, mais il n’y a que dans la réalité que l’on peut trouver un bon steak ».
Conclusion
Interrogeant sans relâche la puissance de l’image de même que les rapports du réel et de la fiction, la question posée par La Rose pourpre du Caire est donc bien de savoir si l’évasion par la fiction est une aliénation ou, au contraire, une forme de libération. On pense en particulier à cette cocasse séquence du film où, privés de Tom Baxter qui ne peut plus leur donner la réplique, les acteurs de La Rose pourpre du Caire se mettent à discuter à partir de l’écran avec les personnes qui sont dans la salle de cinéma. Petit à petit, les personnages désœuvrés du film se retrouvent dans la même pièce à ne plus savoir quoi faire, en fumant cigarette sur cigarette tout en organisant des parties de cartes.
Par extension, Woody Allen nous invite ici à une réflexion abyssale sur la valeur et la finalité de l’art incarné par le cinéma, cette « pédagogie de la perception » évoquée par Gilles Deleuze dans une lettre à Serge Daney (Pourparlers, 1990) : à quoi sert l’art ? Pourquoi regardons-nous des films ? Que cherchons-nous au contact des œuvres d’art, grandes ou petites ? S’agit-il simplement de se distraire ou de parvenir par ce truchement, au risque de l’illusion, à affronter, voire changer, le monde ? La fonction de cette activité désintéressée qu’est l’art, c’est-à-dire au sens strict du terme l’ensemble des procédés et des œuvres qui portent la marque d’un talent particulier, ayant pour but la beauté, l’expression, l’émotion et étant guidées par un idéal de vérité, de connaissance, voire de reconnaissance, n’a pas à voir qu’avec le loisir. Il s’agit bien plutôt dans ce besoin essentiel, comme dans le cas de Cecilia, de rendre la vie – enfin – supportable. De l’enrichir, dans un sens autre qu’économique.
Bref, Allen met en évidence dans ce qui est plus qu’une pochade un droit fondamental de la personne humaine : celui de se nourrir, en fonction de la logique empathique de l’identification et de l’anticipation, de ce qui, dans l’âpre et nauséeuse réalité quotidienne, nous angoisse. Droit également de nous libérer, fût-ce le temps d’une projection, de la violence résidant en chacun de nous, ainsi que de nos fantasmes les plus archaïques. Par sa capacité déstabilisante à renouveler notre connaissance du monde, à nous faire réfléchir à quelque chose que, sans elle, nous n’aurions pas perçu et à éclairer les régions les plus obscures de notre existence, l’œuvre d’art rejoint la théorie scientifique ou philosophique : accroissant notre connaissance, elle se donne comme une « fiction », une construction de l’esprit qui donne à penser et permet d’appréhender la structure profonde de la réalité. Autant dire que l’art ne nous divertit du réel, le cas échéant, que pour mieux nous y reconduire. Il médiatise le réel pour le donner à voir dans toute son épaisseur ontologique, le paraître étant au service de l’être, mettant ainsi en lumière ce que l’immédiateté de la vie ne nous permet pas de percevoir.
frederic grolleau
La Rose pourpre du Caire
Réalisateur : (1985)
Avec : Mia Farrow, Jeff Daniels, Danny Aiello
Genre : comédie
Durée : 1 h 25 min