Le SS est un homme comme les autres
Avant d’avoir décrit dans Fuck America les péripéties d’un Juif polonais fuyant la terreur nazie et cherchant refuge aux Etats-Unis, Edgar Hilsenrath avait déjà concocté à la fin des années 60 Le Nazi et le Barbier, qui tentait entre dérision et cynisme de déconstruire le mécanisme de la Shoah. Longtemps donc avant Les Bienveillantes de J. Littell (2006).
Le roman propose de suivre pas à pas la dérive, idéologique et morale, de « Max Schulz, fils illégitime mais aryen pur souche… » (pourvu, cela étant et c’est un peu le coeur de l‘histoire — attestant combien les figures de l’Aryen et du Juif ne sont jamais que des fantasmes de la représentation — du physique juif caricaturé par la propagande nazie), personnage falot et jeune apprenti coiffeur de son état qui, après avoir tout de même été violé par un pédophile lorsqu’il a 7 semaines - il faut le souligner, va adhérer au nazisme, s’engager dans les SS (préférés aux SA et tout est dit parce que leurs uniformes noirs à tête de mort sont bien plus beaux que ceux, bruns, de l’autre groupe), puis éliminer avec son fusil par milliers les déportés juifs (y compris son meilleur ami Itzig Finkenstein) du camp polonais de Laubwalde.
A la fin de la guerre, le voilà pourchassé en tant que criminel nazi, ce qui le pousse à prendre l’identité de son ami, se faire circoncire et apprendre l’hébreu pour devenir devenir un juif parfait (se prétendant rescapé d’Auschwitz en se faisant tatouer un faux numéro de prisonnier !) …jusqu’à l’installation en Palestine et au sionisme militant en faveur de l’Etat d’Israël ! Bref, vous l’aurez intuitionné, c’est énorme.
Le propos est fort, dérangeant, il énerve autant qu’il instruit, incitant à repenser notamment les notions si contemporaines de racisme et de populisme : Le Nazi et le Barbier – il vaudrait mieux écrire Le Nazi est le Barbier (et inversement) – joue tout du long de cette sinistre épopée la carte de la farce et du burlesque, s’installant dans une scansion et une structure répétitive permanente (qui prend au passage sans vergogne le lecteur à parti) afin de retranscrire le grand génocide du XXe siècle vu par l’œil du bourreau. Lequel devra à plusieurs reprises, à cause de l’identité qu’il a usurpée, subir l’antisémitisme !
On a donc plus d’une fois, en proie à l’écoeurement et au dégoût, envie de laisser tomber ce pavé de 500 pages mais, bien évidement (c’est la force des grands livres ; c’est toute la bassesse voyeuriste de notre humaine condition), on finit le chapitre en cours, on commence le suivant, on soupire et on avance. Und so weiter, disent les germanistes.
Avec nettement moins de poésie et de burlesque que Le Dictateur de Charlie Chaplin en 1940, le romancier a le mérite de nous plonger non pas tant au coeur de la solution finale qu’au cœur de l’habitus d’une époque révolue qui a permis la complicité des individus les plus ordinaires et insignifiants – ce qu’énonce sobrement le titre — envers une idéologie antisémite aussi répugnante qu’effroyable. Cet anti-héros, ce salaud sartrien, à l’instar du protagoniste de La Mort est mon métier de Robert Merle, s’avère en définitive moins immonde que banal. Et il est difficile enlisant Le Nazi et le Barbier de ne pas penser, entre autres, aux pages de H. Arendt dans Eichmann à Jérusalem (1966) sur la « banalité du mal » ou à celles de Primo Lévi sur la « zone grise » (Les Naufragés et les rescapés - I sommersi e i salvati, 1986)
A cette différence majeure près qu’on est bien ici dans un roman (on n’osera dire de divertissement), qui alterne la narration à première et troisième personne sur un ton quasi célinien, badin ou vulgaire et non dans un essai de conceptualisation philosophique.
Certes, n’en disconvenons point, le sujet est horrible, le propos est ignoble mais l’ensemble (où l’humanité tend à l’emporter in fine) fait mouche et sens par la grâce du détachement (ou de l’humour juif ?) qui traverse de part en part ces mémoires ou ce journal extime d’un Allemand génocidaire englué dans un corps de juif caricatural qui nous amène à revisiter sans fioritures le nazisme, l’après-guerre puis le sionisme.
La putative dignité humaine n’en sort pas toujours grandie mais comme Montaigne le disait en son temps des Amerindiens cannibales dans les Essais : on est tous potentiellement le barbare (barbier /nazi) de quelqu’un d’autre. Ah, subversion quand tu nous tiens !
Avec son personnage de bouffon aux yeux de grenouille, Edgar Hilsenrath fait oeuvre de mémoire et rejoint ainsi bel et bien Primo Levi qui rappelait dans Si c’est un homme : les bourreaux du camp « étaient faits de la même étoffe que nous, c’étaient des êtres humains moyens, moyennement intelligents, d’une méchanceté moyenne : sauf exception, ce n’étaient pas des monstres, ils avaient notre visage. »
frederic grolleau
Edgar Hilsenrath , Le Nazi et le Barbier, trad. Jörg Stickan & Sacha Zilberfarb ‚Le tripode, coll. « Météores », juin 2018, 480 p.- 13,50 €.