Gauckler (dessin) / Smolderen (scénario), Intégrale Karen Springwell : convoi

A lire au nom d’une théo­ri­sa­tion des pas­se­relles entre jeux vidéos, jeux de rôles, BD, lit­té­ra­ture d’aventure et de SF

Cette saga de science fic­tion réa­liste, située à la fin du siècle pro­chain et qui traite prin­ci­pa­le­ment du thème de la Réa­lité Vir­tuelle a com­mencé à être édi­tée (4 tomes) chez les Huma­noïdes en 1990. L’ensemble de la saga est réuni aujourd’hui dans un bel album qui per­met de res­sai­sir sous une même conti­nuité de sup­port toute la cohé­rence du scénario.

L’intrigue débute au mois de jan­vier 2069, sur un petit îlot vol­ca­nique perdu en Mer de Chine. Après une énième émis­sion de TV-réalité où le public assiste à la mort en direct d’un sur­fer sur la cou­lée de lave d’un vol­can, la jour­na­liste stéreo-réaliste Karen Spring­well décide de pas­ser la nuit seule sur l’île, afin de faire le point avec elle-même… C’est là qu’elle ren­contre le curieux ” sau­vage ” Cho Jen qui va bien­tôt être l’objet d’accusations dont Karen va tout mettre en œuvre pour le laver, aidée par,Mr. Mool­san, pro­prié­taire d’une com­pa­gnie autre­fois très impli­quée dans le déve­lop­pe­ment des pre­mières colo­nies. Celles-là même avec les­quelles la Terre a rompu tout contact, après avoir connu l’âge d’or de la conquête spa­tiale. Le Pré­sident du consor­tium Ter­rien, Mel­der­son (sou­tenu par le père de Karen, séna­teur) cherche uni­que­ment désor­mais à auto­ma­ti­ser la conquête de l’espace, mal­gré des échecs cui­sants et le déses­poir des jeunes géné­ra­tions pri­vées de rêve.

Les citoyens dés­œu­vrés sont alors légion à se rabattre sur ce qui leur reste de fan­tai­sie : la réa­lité vir­tuelle de Convoi, un second monde où mil­liers de joueurs invé­té­rés s’efforcent d’attaquer un trans­port de fonds qui passe régu­liè­re­ment. Parmi eux se trouvent deux jumeaux indis­ci­pli­nés et débrouillards, Gil et Fred, les enfants de Karen. Dans un monde en forme d’Anneau, l’espace “construit” par le jeu Convoi™, qui n’est pas une réa­lité seconde, per­met en effet aux joueurs — via une inter­face neuro (les buz­zers col­lés aux tempes) — de pro­je­ter un alter ego extrê­me­ment réa­liste (un ” sprite “, terme uti­lisé dans l’animation par image de syn­thèse) dans le monde vir­tuel et cha­cun peut ” ache­ter ” les élé­ments néces­saires au com­bat, éta­blis­sant des cam­pe­ments, puis des villes, en ache­tant des ” res­sources logi­cielles ” à l’intérieur du jeu…

 

Voici le décor inven­tif planté par Smol­de­ren pour une série qui se joue avec maes­tria et habi­leté des dif­fé­rents concepts du monde vir­tuel, et qui incor­pore dans de nom­breuse planches des élé­ments gra­phiques par­ti­cu­liers high tech, sym­boles arbi­traires que sont les logos de marque, les fameux ™ ou encore les © en phase directe avec le sub­conc­sient du lec­teur — sur le modèle du Neu­ro­man­cien de Gib­son, qui mélange marques et labels com­mer­ciaux à un sabir tech­nique ima­gi­naire mais par­fai­te­ment cré­dible — , un parti pris inté­res­sant en ceci qu’il contraste avec un trait plu­tôt fade et un des­sin assez mol­las­son, qui fait très BD du début des années 80 dans l’esprit. Comme la colo­ri­sa­tion elle-même n’est pas des plus déli­rantes (on n’est pas dans Lan­feust de Troy ou dans Neu­ro­trans), on com­prend bien vite que ces 4 tomes pri­vi­lé­gient davan­tage la richesse du récit — Smol­de­ren nous y a habi­tués, notam­ment avec sa série sur McCay — à la fausse pro­fu­sion des images chocs.

A l’époque même où en France l’Internet com­men­çait de s’implanter avec suc­cès, Smol­de­ren déve­loppe son sys­tème du ” stéréo-réalisme ” de l’image liant la fic­tion clas­sique (le roman, la BD, le cinéma, le feuille­ton) et tous les jeux de fic­tion inter­ac­tive (jeux de rôle, jeux vidéos, hyper­textes, ” réa­lité vir­tuelle “, autant d’éléments dans les­quels il pui­sera plus tard pour conce­voir McCay chez Del­court, avec P. Bra­manti) et pro­pose ici un scé­na­rio riche et dense, avec ce qu’il faut de beau­coup de rebon­dis­se­ments et de sus­pens. Mal­gré le des­sin SF kitsch, Convoi TM jette, non sans per­ti­nence cri­tique, les bases de ce monde vir­tuel que pré­fi­gure ici le jeu Convoi et ses mul­tiples inter­fé­rences avec la réa­lité. Long­temps avant Matrix, cette bande des­si­née vision­naire dédiée aux jeux en réseaux reprend à son compte l’idée de ” télé­trans­por­ta­tion psy­chique ” dans l’espace du Réseau et d’un jeu de réa­lité vir­tuelle qui fait évi­dem­ment son­ger au mou­ve­ment cyber­punk de William Gib­son et au fameux cybers­pace, espace matri­ciel semi-magique quelque peu tombé depuis lors en désuétude.

L’on voit ici com­bien est sti­mu­lante la liai­son entre la Conquête de l’Espace et la nou­velle fron­tière sym­bo­li­sée par la Réa­lité Vir­tuelle. Dans les deux cas, semble sou­li­gner le scé­na­riste, loin du roman­tisme du hacker passé de mode, on a affaire à un même ima­gi­naire humain éten­dant son pou­voir plu­tôt qu’à une oppo­si­tion terme à terme entre de ter­ri­toires phy­siques et un espace ludique. Ne serait-ce qu’au nom de cette fas­ci­nante théo­ri­sa­tion des pas­se­relles entre jeux vidéos, jeux de rôles, BD, lit­té­ra­ture d’aventure et de SF, L’ Inté­grale Convoi mérite ample­ment d’être lue et relue.

Pablo de Jarossay

   
 

Gau­ck­ler (des­sin) / Smol­de­ren (scé­na­rio), Inté­grale Karen Spring­well : convoi, Huma­noïdes Asso­ciés, 2004, 200 p. — 29.95 €

 
     
 

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