Aurélien Ducoudray & Jeff Pourquié, La troisième population

Rencontre du troi­sième type

Au-delà d’un repor­tage, cette BD devient un tra­vail ori­gi­nal à forte puis­sance plas­tique sur un sujet et un lieu par­ti­cu­lier : la mala­die men­tale et la cli­nique psy­chia­trique de La Ches­naie. Fon­dée en juillet 1956, ce lieu est un hôpi­tal en milieu ouvert. Il accueille une cen­taine de patients qui souffrent de troubles men­taux impor­tants. Les soins bio­lo­giques et phy­siques clas­siques sont dou­blés d’un tra­vail psy­cho­thé­ra­peu­tique, indi­vi­duel, ou de groupe en des ate­liers créa­tions et la par­ti­ci­pa­tion active des patients aux tâches com­munes.
Jeff Pour­quié et Auré­lien Ducou­dray ont ren­con­tré soi­gnants et soi­gnés en jouant le « jeu » inhé­rent au lieu et en ani­mant un ate­lier de bande des­si­née. Ils en ont tiré une œuvre à part entière qui — répétons-le — dépasse le simple docu­ment. La force poé­tique du gra­phisme plu­ri­voque entraîne dans cet uni­vers où la dif­fé­rence entre la nor­ma­lité et la « folie » perd cer­tains de ses repères.

Ce livre a pour but d’ouvrir sur des aspects péri­phé­riques de l’existence là où un lieu de soin échappe à l’enfermement. Et le type hybride des soins impose une approche qui déplace les visions acquises. Repre­nant les acquis de Deleuze et Guat­tari (entre autres), les res­pon­sables du lieu inventent des par­cours que les deux créa­teurs illus­trent. Les « his­toires de fou » sont trai­tées avec gra­vité et humour là où les auteurs se mettent eux-mêmes en scène au cours de leur « work in pro­gress ».
C’est pas­sion­nant de bout en bout, tant par les dia­logues que les images. Decou­dray et Pour­quié ne « prêchent » pas et leurs images parlent pour eux comme pour les patients et les soi­gnants jusqu’à ce que se perdent habi­le­ment et en par­tie cer­taines dif­fé­ren­cia­tions per­çues jusque là comme immuables.

La B.D prouve que par­fois les images disent ce que les mots ne peuvent mon­trer. Plongé au sein de l’institution, la lec­trice et le lec­teur com­prend ce qui se passe dans un lieu où la dou­leur sou­vent ter­rible est omni­pré­sente mais où elle est « trans­cen­dée » pour que la peur du néant trouve sinon des solu­tions du moins des voies de déga­ge­ment — par exemple « en se lais­sant por­ter par le pineau » avant qu’une pause-café bien méri­tée face à des tra­vaux simples qui semblent com­pli­qués (mais l’inverse est pos­sible).
Les concepts d’  “asile” et d’ “aliéné” sont donc recon­si­dé­rés sans pour autant que soit don­née une image idyl­lique de ce qui reste avant tout une mala­die ter­rible. Elle trouve là des voies de réflexion sous cou­vert de la touche d’ironie néces­saire pour dédra­ma­ti­ser ce qui peut l’être, sinon en tota­lité, du moins en par­tie. A lire et à contem­pler pour com­prendre la dou­leur de vies trop sou­vent occul­tées ou biffées.

jean-paul gavard-perret

Auré­lien Ducou­dray & Jeff Pour­quié, La troi­sième popu­la­tion, Futu­ro­po­lis, Paris, 2018, 112 p. — 19,00 €.

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