Hitler, la Grande Guerre et la brutalisation
La thèse centrale du livre n’est pas une simple remise en cause de la thèse selon laquelle Hitler aurait été un bon soldat pendant la Grande Guerre. Elle va bien au-delà. Selon Thomas Weber, le conflit n’aurait pas joué le rôle central, dans la formation politique d’Hitler, comme toute la propagande nazie, depuis Mein Kampf, mais aussi une grande partie de l’historiographie, ne cessent de l’affirmer.
Le livre est donc “révisionniste”, au sens le plus noble du terme. Construit à partir de recherches minutieuses dans des fonds d’archives très divers, il analyse, à travers l’histoire du régiment d’Hitler, le régiment List, et des hommes qui le composent, le parcours d’Hitler mais aussi celui de la société bavaroise, dans son vécu de la guerre et les convulsions politiques de l’après-guerre.
L’ouvrage suit trois routes, celle d’Hitler, celle des hommes de son régiment, et celle de la Bavière, voire de l’Allemagne. Pour chacun des trois thèmes d’étude, Thomas Weber met en pièces les thèses acceptées jusque-là. Chez Hitler, il n’y a pas traces de références politiques pendant le conflit, si ce n’est la haine des Anglais, des Habsbourg et l’aspiration à un monde nouveau, aux contours les plus vagues ; pas de traces de ferveur religieuse, à la différence de ses frères d’armes. Son action guerrière s’est limitée à son rôle d’estafette qui le préserve de la vie en première ligne et lui permet de côtoyer les officiers de l’Etat-Major. C’est cette situation, et seulement celle-ci, qui lui aurait permis d’obtenir, grâce à l’appui d’un officier juif, sa décoration de la croix de fer de première classe. L’Etat-Major devient sa famille de substitution. Aucun héroïsme de guerre chez ce simple soldat dont l’aveuglement, en 1918, ne serait que psychosomatique.
La fin de la guerre entraîne la disparition de son univers. Le début de sa carrière politique se caractérise alors par une grande incohérence idéologique et par un opportunisme qui aurait pu l’entraîner vers une voie totalement différente de celle choisie (ultranationalisme contre-révolutionnaire.)
Dès les premières pages, consacrées aux premiers jours de la guerre en août 1914, Thomas Weber sonne la charge contre les idées reçues. Enfonçant une porte ouverte, il explique que les jeunes Allemands ne sont pas animés par un patriotisme exalté, mais par un sens du devoir très fort et un nationalisme défensif. Dès les premiers contacts avec le feu, le pessimisme l’emporte. La ferveur religieuse ne cesse de se consolider et constitue, selon l’auteur, la grande référence morale de ces soldats, loin d’un nationalisme haineux et agressif. Après la première bataille d’Ypres, c’en est fini des conceptions romantiques que certains soldats pouvaient avoir embrassées au moment de leur départ pour le front.
Thomas Weber, à travers l’étude du régiment List, veut prouver qu’il n’a, en aucune façon, constitué un univers protofasciste dans lequel Hitler se serait formé. Sa thèse est, sur ce point, intéressante. Elle revient à mettre en cause celle de la brutalisation qu’aurait engendrée la Grande Guerre dans les comportements des anciens combattants, d’où la violence de l’entre-deux-guerres. Il n’existe pas, selon lui, de haine profonde et durable envers les Britanniques, génératrice d’une spirale de violences et motivant les soldats. Ceux-ci sont davantage sensibles à la justesse de leur cause (défendre une Allemagne agressée) et à la répression de la justice militaire. Et pour les autres fronts ? Thomas Weber se trompe quand il affirme qu’il n’y a pas eu de brutalités de grande ampleur contre les Slaves. Le front austro-serbe, au contraire, en a connu de terribles en août 1914. La Somme provoque un tel traumatisme que les premiers signes de dysfonctionnement dans l’armée apparaissent en 1916.
Quant à la politisation des soldats du régiment List, elle s’inscrit dans les traditions modérées et catholiques de la Bavière, avant et après la guerre. Après la défaire, les anciens du régiment rejoignent des associations pacifistes, l’indifférence, rarement les corps francs, et jamais le parti nazi. Pour Weber, l’œuvre de radicalisation voulue par Ludendorff et Hindenburg n’a pas pénétré en profondeur la société allemande, qui d’ailleurs, n’est pas touchée par un antisémitisme violent. La Bavière catholique est une des régions les plus réfractaires au nazisme, du fait même de l’influence de l’Eglise.
En fin de compte, l’esprit des tranchées, la Kameradschaft, seraient le meilleur instrument utilisé par les nazis dans leur lutte contre le credo libéral et les divisions sociales qu’ils abhorrent.
C’est en réalité l’ensemble du rôle de la Grande Guerre, perçue comme catastrophe fondatrice du XXe siècle, que Thomas Weber revisite. Pas de brutalisation, pas de radicalisation politique des hommes du régiment List et des Bavarois. Mais cela vaut-il pour l’ensemble des Allemands ? Dans une conclusion pas toujours convaincante sur ce point, l’auteur analyse le triomphe politique d’Hitler à l’aune de l’échec du processus de démocratisation que connaissait l’Allemagne depuis le XIXe siècle, échec somme toute classique ou fréquent dans ce type de phénomène politique. Il ne faut pas pour autant sous-estimer le poids de la défaite dans l’émergence du totalitarisme nazi car elle lui a offert un terrain fertile pour prospérer. D’où l’absence de ces mouvements dans les puissances victorieuses.
f. le moal
Thomas Weber, La première guerre d’Hitler, Perrin, mars 2012, 518 p.- 25,00 € |
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