Erwan Rougé et Loïc Le Groumellec connaissent bien les espaces hybrides où terre et mer se conjuguent : « nous ouvrons les clapets, renforçons les berges, les digues de l’oubli, le clair unique au-dessus de nos gouffres. tout cela ensemble. / c’est jour de grande marée où tout un monde guette les traversées. » L’eau monte, se retire dans cet hymen en absence de rive. L’existence est sans bords. Rien n’est acquis. De la mort comme de la vie. Tout change. Même de nature. L’eau n’efface rien, elle brouille et l’art comme “le poème continue de croire que la mort hésite”.
Reste un gris tout juste transparent. On peut le rapporter à une expérience primitive. Celle du nouveau-né qui perçoit la lumière, les ombres, les contours que ces dernières découvrent. Mais la sensibilité chromatique n’est pas encore acquise. Telle est la coloration à laquelle les œuvre de Le Groumellec et Rougé renvoient. Le monde est traité en clair-obscur. Il devient le symbole de l’appareil psychique autant que du paysage entre clarté et pénombre.
Demeurent le maintien de moments éphémères mais rémanents puisque toujours repris comme seul prélude au chaos. Les deux créateurs réussissent à lever le voile sur le monde afin de suggérer tout ce qu’il cache de néant. Ils font aussi la lumière sur les endroits secrets où se mouvoir n’est ni aller ni venir, où être se fait présence si légère que c’est comme la présence de rien. Reste cette boue à la fois d’un dehors et d’un dedans.
L’Imaginaire ne vient plus mettre en forme le monde, mettre en ordre un chaos. Il se tient au plus proche de celui-là afin de le laisser surgir. Son paradoxe est là : contre la perte de défense, l’envahissement massif et le déferlement d’émotions violentes.
jean-paul gavard-perret
Erwann Rougé & Loïc Le Groumellec, Le perdant, éditions Unes, Nice, 2018, 48 p. –15,00 €.