Dans ce treizième tome des aventures de Théodore Poussin, nous sommes loin de la Cochinchine et du vrai père du héros. Le poussin est devenu d’abord poulet. Il rêva un temps d’amour voire de vie bourgeoise dans une île de cocotiers. Mais le héros n’est pas un transparent Tintin et le voici tenté par des actions peu recommandables et en rien homogènes (mais c’est volontaire) d’un tome à l’autre.
L’auteur ne cesse d’aborder les choses sous divers angles si bien qu’aucun album ne ressemble au précédent. Pas de continuité narrative voire dans le dessin lui-même, même si le personnage persiste. De la ligne claire et stylisée, l’auteur revient au centre du détail, de la hachure avec des ruptures à l’intérieur même de son esthétique. Le Gall a en effet horreur d’un style continu, il évolue — tout en prenant son temps et sans se limiter à une seule facture.
L’Amok est venu du roman de Stefan Zweig. Il permet le retour en Malaisie pour une épopée qui, de la drôlerie, vire à un certain tragique. Mais on est plutôt chez Stevenson et Mac Orland. Avec bas-fonds de Singapour où Théodore Poussin, quittant son île, revient pour vivre aux limites de la loi comme les comparses des milieux troubles qu’il côtoie de gré ou de force. Le voici un temps en guenilles et sans le sous. Mais toujours imperturbable : jeté par une porte, il rentre par la fenêtre. Et auprès d’une trafiquante d’armes il apprend — au « détriment » de la vengeance — le pardon. Celui-ci multiplie l’existence plutôt que de la refermer.
Autour du héros, les seconds rôles sont très importants : il y a là un tueur blafard (un Bowie période berlinoise) et un colosse malais, boule de violence et de bonté protectrice. Mais tout est astucieusement littéraire et parfaitement graphique à coup d’encre et de peinture entre autres, dans une grande séance de nuit moins sombre que ce qui se fait habituellement en B.D.
Quant aux lecteurs, ils restent toujours aux prises à des interrogations sur les motivations des protagonistes. Si bien que ce dernier voyage n’est que celui de l’Amok mais en rien celui de Poussin. Il va encore nous surprendre. Attendons la suite.
jean-paul gavard-perret
Frank Le Gall, Le dernier voyage de l’Amok, tome 13, éditions Dargaud, 2018, 64 p.