Ce n’est pas un hasard si Claude Louis-Combet se soit fait premier lecteur de « L’Envol du Guetteur ». Ce dernier, comme le héros de Molloy pourrait s’écrier : « Pour vous livrer le fond de mon effroi : l’image de ma mère ». Le narrateur est en effet aux prises avec l’ogresse primitive. En écho « La Nue du fond » propose une voix féminine qui — dans le poème des cris lancinants et actifs –pénètre tout autant en des domaines que l’on croyait interdits.
En instaurant cette double instance Odile Massé n’illustre rien mais fait monter des douleurs et des clameurs. Avec des traces d’après-coup et d’avant-coup ou plutôt de toujours. L ‘oeuvre devient un centre de suspension vibratoire apte à faire surgir une musique parfois insoutenable.
Contrairement à ce que l’on entend parfois au sujet de l’Imaginaire, il n’existe plus d’ouverture de l’espace à des possibles là où tout est cruel car rien où rien n’est engendré comme il l’aurait fallu. L’auteure exclut ce que Derrida nomme un “hymen” susceptible de laisser poindre un monde nouveau mais, à l’inverse, elle fait émerger l’impossibilité ou l’impensable de la manière la plus violente là où « ça crie » jusqu’au fond du noir des destins non vides mais vidés de La Nue et du Guetteur.
En ce sens, Odile Massé explore la limite jusqu’où l’être reste encore à naître pour ressortir vivant d’un placenta de sang, d’une cave dans l’espérance que la lumière soit. Mais pour l’heure la malédiction de Psyché est en place. Seule l’impression de malheur peut encore donner la sensation du temps à ceux qui sont affligés, affectés d’une sensation tenace de n’être jamais nés. Pour eux le monde n’est — ne peut être — qu’une illusion, et l’art d’Odile Massé consiste à la rappeler.
Passant de la hiérarchie du crucial à l’anecdotique comme de l’inverse ; elle illustre une perte de sens qui n’est en rien une sieste de la conscience mais un déclin de l’existence au sein d’une sorte de dégénération dans l’espoir – néanmoins vivace — d’un envol. L’auteure prouve ce qu’écrivait W.R. Bion dans « L’attention et l’interprétation » : «la qualité nécessaire à l’accomplissement, surtout en littérature, est la faculté négative ».
A ce point, les personnages ne peuvent ressembler qu’à des dormeurs, mais non de vrais dormeurs. Ils sont plutôt identiques à ceux qu’on nomme ainsi dans le monde de l’espionnage. Ces êtres apparaissent tels des “phasmes sociaux” prêts encore à se réactiver si – et seulement si – la possibilité leur en est donné. Ce qui est loin d’être sûr. Même au tribunal de leur volonté espérer des recommencements est pour une grande part une vue de l’esprit.
Odile Massé fait émerger une sensation d’absence de corps autonome et un sentiment de dépendance tout juste susceptibles de permettre d’organiser un jeu de contraintes et de défenses au moment où, en la seule répétition d’un passé lointain mais présent, le corps des narrateurs fait de son mieux sans eux. Entre autre pour Le Guetteur que la mère a laissé assis quelque part, perdu dans le vide, pour toujours dans le noir même si un espoir subsiste.
Tout se passe comme si, au nom de cette figure d’origine à la fois centre et absence, la position des personnages restait celle d’un malaise. Celui que scénarisent deux œuvres majeures fondées sur l’invincibilité d’une crise qui frappe le moi à l’origine et trouve progressivement une crise de la signification qui débouche sur un renoncement que tente de contrarier — dans les deux cas — le rêve impossible ou l’impossible du rêve.
jean-paul gavard-perret
Odile Massé,
- La Nue du fond, Dessins de Maike Freess, lecture d’Olivier Apert, 2018, 74 p. - 20,00 €.
- L’Envol du guetteur, dessins de Christine Sefolosha, lecture de Claude Louis-Combet, L’Atelier Contemporain, Strasbourg, 2018, 156 p. — 25,00 €.