Ludmila Oulitskaïa, Confiture russe

Pauvre Rus­sie

Lud­mila Oulits­kaïa est sur­tout nou­vel­liste et roman­cière (elle a reçu le prix Médi­cis étran­ger en 1996 avec son roman Soniet­chka chez Gal­li­mard). Mais elle écrit aussi des pièces de théâtre.  Confi­ture russe  a été conçu comme une forme d’hommage à Tche­khov lors du cen­te­naire de la mort de Tche­khov.
L’auteur décrit sa pièce comme « une conver­sa­tion intime » avec lui. Les racines de  La Ceri­saie et des Trois sœurs sont déter­rées pour créer ce qui est à la fois une paro­die sur le pas­sage du temps cher à Tche­khov et en empa­thie avec lui mais aussi une comé­die amère sur la Rus­sie actuelle et ses habi­tants plus ou moins hor­ribles sires et femmes crou­pis­santes dans leur far­niente. Ce qui crée des effets tra­giques et (sur­tout) d’humour.

Les per­son­nages res­semblent à ceux du maître. Au vul­gum pecus font place les pro­prié­taires d’une vieille dat­cha fami­liale. Un frère et une sœur ont hérité de leur père aca­dé­mi­cien un tel lieu. Son nom — Lépo­rides – est un clin d’œil au Lopa­khine pro­prié­taire de  La Ceri­saie. Les nou­veaux loca­taires semblent leurs doubles. D’autant qu’ils vivent avec trois filles, clones des « trois sœurs ».
Certes, la Dat­cha res­semble à une ruine et les ceri­siers sont morts. Ce sont des sil­houettes aussi déri­soires que les per­son­nages. Et les nou­veaux héros ne font rien pour que cela s’arrange : ils ne font rien au moment où le coût de la vie ne cesse d’augmenter. Nous par­ta­geons ces exis­tences oisives, images vivantes de pré­sences paral­lèles dans le passé.

Les voca­tions d’artistes ou d’écrivains res­tent à l’état pas­sif. Seule dans cette colo­nie presque péni­ten­tiaire une seule femme tente de sau­ver la famille mélan­co­lique en tra­dui­sant en anglais les livres de sa belle-fille dont des romans sont des suc­cès en Rus­sie. C’est une manière de ten­ter aussi d’inventer une mar­tin­gale capable de sau­ver ce qui peut l’être.
Tout cela reste néan­moins impos­sible. Le fils aîné rêve de vendre la ruine pour ache­ter une mai­son neuve dans la ban­lieue mos­co­vite. Les trois sœurs demeurent néan­moins dubi­ta­tives. Ce n’est pas de Mos­cou dont elles rêvent mais de lieux plus forains. Les autres res­tent obs­ti­nés mais dans un sens inverse : res­ter ici, ne pas bou­ger. Mais une dan­seuse sur le retour (d’âge) vient brouiller les cartes et emporte la décision.

Ludmila Oulits­kaïa émaille son texte de cita­tions ou d’à peu près tche­kho­vien pour créer un monde de la déré­lic­tion et de la dis­pa­ri­tion. Reste que ce texte n’est en rien une simple pochade lit­té­raire et dra­ma­tique. Maî­tresse du dia­logue, l’auteure pimente un uni­vers clos et réité­ra­tif par de sub­tils déca­lages ponc­tués de jeux de scène (il y a des chaises qui rap­pellent Ionesco…) et d’une bande-son musi­cale lourde de bruits plu­tôt dis­so­nants.
Une fin de la Rus­sie est donc là plus qu’en fili­grane. C’est d’ailleurs un thème récur­rent de la lit­té­ra­ture de ce pays. L’auteure ne déroge donc pas à la règle : « Cette famille de tim­brés repré­sente l’intelligentsia russe en voie d’extinction » écrit-elle. Sa pièce montre le décer­ve­lage d’une famille sociale déclas­sée. L’époque com­mu­niste n’a rien arrangé : bien au contraire. Ces vieux « nobles » ne rêvent désor­mais que d’une domes­ti­cité urbaine asser­vie — par vachar­dise de l’auteure — moins de roubles que de dol­lars. C’est devenu la valeur refuge. Et les trois sœurs nou­velles maté­ria­listes — jadis « natu­rel­le­ment enclines au sublime » —  ne bri­colent que dans la mesquinerie.

Il y eut jadis une œuvre nom­mée Pauvre France. Voici désor­mais son pen­dant :  Pauvre Rus­sie.

jean-paul gavard-perret

Lud­mila Oulits­kaïa,  Confi­ture russe, trad. russe Sophie Benech, Gal­li­mard, coll. Le Man­teau d’Arlequin,  Paris, 208 p. - 16,50 €.

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