Montage, chinage, remodelage, déplacement créent dans l’œuvre de Carole Fromenty l’invention d’une « visualité » particulière. Et soudain, ce que Beckett nomma la « choséité de l’art » ne s’adresse pas seulement à la curiosité du visible, au plaisir de l’être mais à son désir de comprendre ce qui est de l’absence ou du manque. Les fonds de couleurs monochromes, les effets de fracture créent à la fois un équilibre et un déséquilibre au moment où voir n’est plus saisir ce qu’on voit mais ce qui a disparu — moins par jeu de nostalgie que jeu de sérieux et drôle.
Une forme épurée mais kitsch et un temps dilué mais compassé apparaissent pour offrir au regardeur un état de sidération. Le passé se transforme et devient l’évidence lumineuse mais décalée d’un visage perdu et chargé du poids du temps. L’artiste offre le paradoxe d’images “mangées” pour que d’autres images surgissent. Elles jouent sur le virtuel et le réel, entre la condition littorale de l’image témoignage et l’illusion exaltée.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
L’envie d’en coudre
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Je les chéris encore sinon l’écoute du monde réel devient insupportable.
A quoi avez-vous renoncé ?
A un certain penchant pour la réclusion et la solitude.
D’où venez-vous ?
D’un milieu modeste où il y avait heureusement plus de livres que de mètres carrés.
Qu’avez-vous reçu en dot ?
De l’humour et une certaine émotivité mais le premier est un bon paravent aux dites émotions.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
De longues balades dans la campagne avec mon chien. L’étymologie du mot bricoler vient du mot bricole qui signifie pour un chien aller de-ci de-là , nous bricolons donc lui et moi.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres artistes ?
Je n’essaie pas de me distinguer, j’essaie déjà d’être à la hauteur ! J’admire le travail de trop d’artistes pour me qualifier moi-même d’artiste et il faudrait ne pas douter pour envisager une quelconque distinction.
Comment définiriez-votre approche du montage photographique ?
Une approche consciencieusement intuitive. Cela commence par un choix d’images soigneusement collectées et analysées en fonction de critères liés à l’idée et à la série que je veux produire et puis soudain l’intuition reprend le dessus et ça finit par ce qu’on appelle en littérature un joyeux dorica castra ! Car une image et une idée en entraînent toujours une autre.
Quelle est la première image qui vous interpella ?
Enfant, une reproduction du tableau de Goya, Jupiter dévorant un de ses enfants. Ouvrir même le livre d’art qui la contenait me terrorisait.
Et votre première lecture ?
« Les petites filles modèles », j’aspirais alors à devenir une petite fille sage et je pensais que ce livre en détenait la formule.
Quelles musiques écoutez-vous ?
Toutes sortes de musique. Des voix surtout. Du blues pour la mélancolie et du punk pour l’énergie.
Quel est le livre que vous aimez relire?
“Le livre de l’intranquillité” de Fernando Pessoa.
Quel film vous fait pleurer ?
Récemment “120 battements par minute”.
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Une image de face dont je dois me contenter.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
A Pierrette Bloch. C’est un regret.
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Comme Emily Dickinson, mon jardin peut me satisfaire.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
La liste serait immense… Il y a toujours eu plusieurs plasticiens et écrivains à différentes époques de ma vie qui m’ont parlée à travers leurs œuvres. Ils vous bouleversent intensément et vous font accéder à une conscience de vous-même plus affinée.
L’ennui de Moravia m’a aidée à passer l’adolescence. Puis Kundera aux premiers amours, Nancy Huston à devenir mère… etc …il faut que je me trouve un auteur pour la vieillesse, pas trop déprimant…
Un de mes nombreux plasticiens préférés est le suédois Oyvind Fahlstrom et en ce moment un autre suédois Jockum Nordstrom.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Une petite œuvre ou un gros livre !
Que défendez-vous ?
Plein de causes perdues d’avance… mais je suis pugnace.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Pas grand chose. La psychanalyse me semble toujours déprimante. L’étendue de l’art et de l’amour ne peut être circonscrite en une seule phrase, c’est pourquoi cela nous préoccupe autant.
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ?“
C’est plus drôle ! Mais la réponse est pour moi “non” mais quelle était la question ? Les femmes doivent apprendre à dire non, c’est pourquoi j’ai de la tendresse pour les femmes en colère.
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Comment allez vous ?
Entretien et présentation réalisés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 7 mars 2018.