Marc Riboud, 50 ans de photographie

Prolon­geant l’exposition que la MEP consacre à Marc Riboud jusqu’en octobre 2004, voci un livre d’art à la concep­tion quasi parfaite

C’est enfon­cer une porte grande ouverte que de dire com­bien Marc Riboud, dont le nom évoque Henri Cartier-Bresson, Robert Capa, l’agence Mag­num entre autres, est un grand de la pho­to­gra­phie. Une évi­dence bonne à rap­pe­ler tou­te­fois ; et l’exposition pro­po­sée par la Mai­son euro­péenne de la pho­to­gra­phie du 26 mars au 17 octobre 2004, Marc Riboud : 50 ans de pho­to­gra­phie, nous en four­nit l’occasion rêvée. Si son nom ne vous dit rien au pre­mier abord, au moins connaissez-vous à coup sûr l’une de ses pho­tos — on lui doit cer­taines des images les plus connues du XXe siècle, deve­nues icônes d’une époque, d’une géné­ra­tion, incrus­tées dans la mémoire col­lec­tive au pont d’être tou­jours pro­fon­dé­ment évo­ca­trices pour ceux qui sont étran­gers aux évé­ne­ments qui les ont bai­gnées. Le peintre de le Tour Eif­fel, Zazou, qui res­semble à un dan­seur de corde s’aventurant dans la célèbre struc­ture d’acier… la jeune fille comme habi­tée de pas­sion qui pré­sente, telle une offrande divine, une mar­gue­rite à des sol­dats en rang bran­dis­sant leurs baïon­nettes… Ce por­trait de Dali, à Cada­quès, lis­sant mous­tache avec la mer en arrière-plan, ou celui de Mao atta­blé… et il fau­drait encore en citer tant !

Au mois de mars der­nier, Flam­ma­rion a publié un “beau livre” en liai­son avec cette expo­si­tion de grande enver­gure, dont il reprend, outre le titre, la quasi tota­lité des pho­tos pré­sen­tées — mais selon une orga­ni­sa­tion qui lui est propre. Ce bel et authen­tique “livre de pho­to­gra­phie”, dont la matière même — une cou­ver­ture entiè­re­ment noire sous jaquette et des pages de papier glacé d’un blanc par­fait — fait écho au mode d’expression du pho­to­graphe ici pri­vi­lé­gié, n’est pas le simple cata­logue de l’exposition, il en est plu­tôt l’indispensable pro­lon­ge­ment.
Un pro­lon­ge­ment laco­nique car le texte y est rare. L’on peut certes y lire une belle pré­face de Robert Del­pire, un long article plein de poé­sie et de ten­dresse d’Annick Cojean, et une intro­duc­tion de Marc Riboud lui-même, mais tout cela ramassé en début de volume ; les pho­tos sont légen­dées d’un simple nom de lieu suivi d’un mil­lé­sime, les petites anec­dotes qui leur sont liées étant reje­tées en fin d’ouvrage — une ou deux phrases concises acco­lées aux vignettes repre­nant dans l’ordre chaque photo publiée.
Cette sobriété tex­tuelle, asso­ciée à une pré­sen­ta­tion qui ne place qu’une photo par page en équi­li­brant les marges en fonc­tion de son for­mat et de son sens de lec­ture, per­met aux images de res­pi­rer tout à leur aise, de s’offrir à la longue contem­pla­tion. Mais la mise en page vaut sur­tout par le soin qui a été mis à per­tur­ber le moins pos­sible la lisi­bi­lité des pho­tos publiées en double page : la cas­sure de la reliure coïn­cide tou­jours avec une ligne de démar­ca­tion per­cep­tible au sein de l’image — pour la photo des bai­gneurs sor­tant du Gange à Béna­rès, par exemple, la pliure court le long de la ver­ti­cale claire tra­cée par un pan de voile blanc.

Prises entre une photo de bal mon­trant un couple de dan­seurs évo­luant sous le regard figé d’un gen­darme des­siné sur un mur — la femme de dos, l’homme de face et regar­dant de biais vers la droite du lec­teur, comme pour invi­ter celui-ci à tour­ner la page et à “ouvrir le bal” — et l’étrange nature morte sai­sie dans un jar­din de Shan­gaï tel un léger sou­pir d’adieu — un petit sac de plas­tique clair aban­donné sur un banc de pierre et dont les anses nouées le font res­sem­bler à un lapin égaré — les pho­tos ne se suc­cèdent non pas selon un ordre chro­no­lo­gique, thé­ma­tique ou géo­gra­phique. Ce sont plu­tôt des rap­ports de conti­guïté qui ont pré­sidé à leur orga­ni­sa­tion — des simi­li­tudes de motif, de com­po­si­tion, de géo­mé­trie interne… des cri­tères d’esthétique pic­tu­rale qui, au-delà des qua­li­tés propres à la mise en page, montrent que les pho­tos sont publiées pour elles-mêmes et non pour illus­trer un pro­pos bio­gra­phique ou documentaire.

Une telle option amène des voi­si­nages a priori curieux : une image quasi abs­traite de fins gra­viers affleu­rant sous une mince couche de neige pré­cède une photo de foule, où les visages ren­dus minus­cules par l’éloignement font sur les vête­ments clairs des points de teintes plus sombres. Si le carac­tère pic­tu­ral de la pre­mière semble n’avoir aucun rap­port avec le docu­ment humain, l’on remarque vite l’évidente simi­li­tude du poin­tillisme en noir et blanc que l’une et l’autre photo donnent à voir. La jux­ta­po­si­tion des images est d’une impor­tance capi­tale pour leur lec­ture, leur inter­pré­ta­tion — ici le docu­ment de photo-journalisme est ainsi tiré vers la com­po­si­tion abs­traite. Cette ligne ondoyante de conti­guï­tés tra­cée par la conca­té­na­tion des images semble répondre au goût avoué de Marc Riboud pour la géo­mé­trie ; ce souci des conjonc­tions de lignes, de courbes et de formes sug­gé­rées par les sujets ou les jeux de lumières est patent dans toutes les pho­tos, qu’elles res­sor­tissent ou non au photo-journalisme — c’est alors une géo­mé­trie sous-jacente, qui n’écrase jamais l’humain mais le sert, le magni­fie, donne un sur­croît de sens à l’attitude, au geste figé sur la pellicule.

Il fau­drait com­men­ter chaque image en elle-même, et aussi ce par quoi elle s’attache à la pré­cé­dente puis à la sui­vante — en d’autres termes l’esthétisme signi­fiant de la chaîne ten­due de page en page - pour rendre un juste hom­mage à ce qui est mon­tré ici de l’art de Marc Riboud. Un défi impos­sible à tenir dans cet espace. Il suf­fira donc de dire, in fine, que le livre publié par Flam­ma­rion est d’une concep­tion quasi par­faite — “quasi” parce que la per­fec­tion est cen­sée n’être pas de ce monde, mais il est bien dif­fi­cile en vérité d’adresser le moindre reproche à cet ouvrage, qui sait res­pec­ter les œuvres repro­duites — et, par­tant, leur auteur aussi bien que les lec­teurs. Il per­met, par ce pro­fond res­pect — et mieux encore que l’exposition, mani­fes­ta­tion publique où le dia­logue silen­cieux entre l’œuvre et celui qui regarde ne peut se tenir en toute quié­tude — à l’émotion du regar­dant de rejoindre celle de l’artiste et à la grâce ainsi nouée de s’installer. Aussi sa mise en page devrait-elle ins­pi­rer nombre d’éditeurs qui pré­tendent publier des livres d’art mais ne s’embarrassent d’aucun scru­pule quand il s’agit de cas­ser les images ou de for­ma­ter les repro­duc­tions pour les inté­grer à une maquette pré­éta­blie sans se sou­cier plus que cela de leur mise en valeur…

Le site biblimonde.net pro­pose une page consa­crée à Marc Riboud, à par­tir de laquelle on peut accé­der à quelques-unes de ses pho­tos les plus connues, à un long entre­tien — ô com­bien ins­truc­tif… — qu’il accorda à Frank Hor­vat, et à un article d’Annick Cojean. 

P
our en savoir plus sur l’exposition de la Mai­son euro­péenne de la pho­to­gra­phie, vous pou­vez consul­ter le site de celle-ci.

isa­belle roche

Marc Riboud (avec une pré­face de Robert Del­pire et un texte d’Annick Cojean), 50 ans de pho­to­gra­phie, Flam­ma­rion, 2004, 178 p. — 50 €.

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