Une histoire de résonances
La France n’est plus la France. Elle vient de promulguer des lois racistes, excluant une partie de sa population de la communauté nationale, sur la base de critères ethniques et religieux. La démocratie, il y a peu, s’est sabordée elle même, accordant le pouvoir à une clique, trop heureuse de pouvoir jouer sur le ressentiment, l’humiliation, la peur et le désespoir. Les grandes valeurs qui ont fait la France depuis des décennies sont laminées. L’ennemi est devenu l’étranger de l’intérieur, présenté comme une menace contre l’intégrité de la France, détruisant son identité profonde.
Bientôt pourtant, des étrangers sauveront la France. Nous sommes en décembre 1940… Un autre que moi peut dire : quoi ? Evoquer les années noires pour présenter ce recueil de discours et de conférences prononcés par Jean Jaurès, c’est n’importe quoi ! C’est contraire à toutes les règles de présentation historique. C’est intellectuellement malhonnête car on est hors contexte ! Et puis, Jaurès est mort. L’humanité est différente. Certes, il était un brillant orateur qui avait et servait des convictions profondes et sincères. Mais l’histoire, cette histoire justement en laquelle il avait foi, a démontré par la suite combien son idéal socialiste pouvait être terrible dans sa réalisation concrète. Son rêve est devenu un cauchemar avorté.
Jaurès reste un témoin de qualité de son temps et ses discours sont des documents patrimoniaux de grande valeur. Point. Mais… voilà un triste discours méthodologique et mortifère à l’opposé exact du Jaurès vital. Alors j’insiste : le 30 décembre 1940, Jean Guéhenno écrit dans son journal* : On annonçait hier soir que la place Jean-Jaurès à Toulouse s’appellerait désormais la place Philippe Pétain. Ce matin, Tours, Alger… ont déjà pris le même arrêté. Les nouveaux préfets assurent et garantissent la spontanéité de ces décisions. Tout cela est plus bête que tragique. Immédiatement avant les nouvelles qui nous annonçaient cette révolution dans les noms des rues, j’avais entendu le Maréchal adresser à la jeunesse sa lamentable homélie. La colère et le dégoût m’ont fait courir à ma bibliothèque. J’ai cherché le Discours à la jeunesse et l’ai lu à Louisette. Où mieux apprendre à aimer ce pays ? Nous avons repris espoir.
Aujourd’hui, lire Jaurès fait du bien. Pourquoi ? Prenons le Discours à la jeunesse justement, prononcé le 31 juillet 1903 au lycée d’Albi : sûrement son discours le plus connu, le plus reproduit. A cette jeunesse, il dit la République, le socialisme et cette autre grande nouveauté qui s’annonce par des symptômes multipliés : la paix durable entre les nations, la paix définitive. Hum… : quelques années plus tard, cette jeunesse participera très activement à l’effroyable boucherie de la première guerre mondiale. Confiance aveugle alors ? Non, cette confiance n’est ni sotte, ni aveugle, ni frivole. (…) Elle sait que que les forces bonnes, les forces de sagesse, de lumière, de justice, ne peuvent se passer du concours du temps, et que la nuit de la servitude et de l’ignorance n’est pas dissipée par une illumination soudaine et totale, mais atténuée seulement par une lente série d’aurores incertaines. Je répète à voix haute : « lente série d’aurores incertaines »… on est loin du grand soir ; on est passé d’un rêve à un idéal, renouvelé en permanence, qui transcende et rassemble les courtes vies singulières. La paix est une exigence, pas un état.
Les discours et conférences réunis dans cet ouvrage par Thomas Hirsch, ne sont bien sûr qu’une infime partie de l’oeuvre de Jean Jaurès. Sans pourtant se présenter comme un guide ni un résumé, l’ensemble est cohérent, accessible. Impossible ici d’évoquer chacun des discours, mais ils sont tous à la dimension de celui prononcé pour la Laïque en 1910, qui nous interpelle encore ; fondateur et visionnaire il semble avoir été prononcé pour nous… Pas de rassemblement à la petite semelle ici. Cette philosophie politique en action n’est pas de la communication. Il peut être très utile de comprendre aujourd’hui qu’être lucide, ce n’est pas forcément renoncer.
Le 14 janvier 1898, voilà ce que dit Jaurès à la Chambre des Députés, en pleine affaire Dreyfus : Croyez vous que ce qu’on appelle la question juive aurait pu naître, qu’elle aurait pu se poser (…) si la République défaillant à ses origines et à son devoir, n’avait pas capitulé aux mains des puissances financières, leur livrant les chemins de fer, sa Banque, son épargne, sa justice ? C’est parce que le peuple a vu, toutes les fois qu’il s’agissait du maniement de ses grands intérêts économiques ou toutes les fois qu’il s’agissait d’appesantir la main de la justice sur les financiers prévaricateurs et puissants, c’est parce que le peuple a vu la République ou complaisante ou complice, ou esclave, qu’aujourd’hui… . Jaurès est alors interrompu par des applaudissements et des réclamations.
La République esclave de grandes puissances financières… bien sûr, ça résonne… mais il faut se méfier de telles concordances. Certains parleront de la constance d’un discours socialiste, forcément dépassé, puisque daté. A ceux là, je leur dirai que Jaurès n’est pas mort. Et que c’est justement dans ces moments là, de crise, d’incertitudes, de doutes, qu’il faut lire — et écouter — Jaurès, aujourd’hui, en 1940. Encore.
* Jean Guéhenno, Journal des années noires 1940–1944, Gallimard, coll. Folio, Paris, 1947 réed. 2002. 440 p. (page 88).
c. aranyossy
Jean Jaurès, Discours et conférences (Choix de textes et introduction par Thomas Hirsch), Flammarion, coll. Champs classiques, Paris, mars 2011, 300 p. — 8,00 €. Discours et Conférences : Idéalisme et matérialisme dans la conception de l’histoire (12 décembre 1894). La solution socialiste à la crise du monde paysan (3 juillet 1897). L’affaire Dreyfus (24 janvier 1898). Discours des deux méthodes (26 novembre 1900). Discours à la jeunesse (31 juillet 1903). La paix et le socialisme (9 juillet 1905). Pour la laïque (21 et 24 janvier 1910). Discours de Nîmes (4 février 1910). Discours de Bâle (24 novembre 1912). Discours de Vaise (25 juillet 1914). |
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