Wolfgang Sofsky, Le citoyen de verre — Entre surveillance et exhibition

Non au tota­li­ta­risme doux et légal

Wolf­gang Sof­sky est socio­logue, phi­lo­sophe et jour­na­liste alle­mand. Il enseigne la socio­lo­gie et la théo­rie poli­tique à l’université de Göt­tin­gen. Il s’est spé­cia­lisé dans l’analyse des rap­ports de la vio­lence dans la société et les ques­tions de la guerre, du pou­voir et de la ter­reur ins­ti­tu­tion­na­li­sée.
Il a publié plu­sieurs ouvrages.

À tra­vers cet essai publié récem­ment par les édi­tions de l’Herne, W. Sof­sky pré­sente un inven­taire des pra­tiques de sur­veillance, de contrôle et d’espionnage aux­quels sont expo­sés et sou­mis les citoyens dans les socié­tés contem­po­raines, y com­pris dans les démo­cra­ties occi­den­tales. Par ailleurs, il met en évi­dence une réa­lité insi­dieuse qui a ten­dance à carac­té­ri­ser les socié­tés actuelles : la dis­so­lu­tion d’un prin­cipe fon­da­men­tal de notre civi­li­sa­tion à savoir, “la liberté qu’a l’individu de pos­sé­der un espace privé, un espace intime de dis­po­ser de son corps”, écrit W. Sof­sky.
En effet, dans le passé, il exis­tait des règles sociales et poli­tiques qui déli­mi­taient la fron­tière entre l’espace public et l’espace privé, cette “for­te­resse de la per­sonne […], ce mur — voire cette — muraille — qui consti­tue — son– refuge — son– loge­ment –son — foyer– son– lieu de loi­sirs –sa– convi­via­lité.
Ces espaces pour soi qui relèvent de la sphère du privé ont pour fonc­tion essen­tielle d’assurer la pro­tec­tion des citoyens et de leur per­mettre de pro­duire et de repro­duire des actes intimes tels que la sexua­lité, la repro­duc­tion et bien d’autres actes qui garan­tissent la vie et la sur­vie de l’individu. Cette démar­ca­tion entre privé et public per­met­tait notam­ment la “sur­vie men­tale de l’être humain” explique W.Sofsky.

 De nos jours, la vie pri­vée est de plus en plus enva­hie par la vie publique. Et l’individu a ten­dance à deve­nir un citoyen de verre, sou­mis à un contrôle et à une sur­veillance accrus des Etats sous pré­texte du motif de sécu­rité.
Scanné, fouillé, palpé, dénudé, enre­gis­tré, le corps indi­vi­duel “censé ser­vir le grand corps col­lec­tif” devient ainsi la pro­priété de l’Etat Sou­ve­rain qui s’octroie un droit de regard sur les faits et gestes de chaque indi­vidu.
Du point de vue de W. Sof­sky, cette poli­tique de contrôle du corps indi­vi­duel consti­tue un dan­ger pour les liber­tés indi­vi­duelles.
Celle-ci se mani­feste dans presque tous les domaines, sous des formes mul­tiples et variées : qua­drillage du temps et de l’espace au sein des­quels les corps humains sont répar­tis ; sur­veillance de l’organisme humain par le biais d’une poli­tique démo­gra­phique, de contrôle des nais­sances ou d’incitation à la nais­sance selon les besoins humains, de sub­ven­tion de la reproduction…

 En tant qu’héri­tier du clergé, l’Etat moderne joue éga­le­ment le rôle de gar­dien des moeurs en veillant sur le com­por­te­ment de chaque indi­vidu. L’objectif étant de pro­duire des citoyens ver­tueux.
Et pour s’immiscer davan­tage dans la vie pri­vée, l’Etat a recours à plu­sieurs pro­cé­dés de contrôle phy­sique et men­tale : la “judi­cia­ri­sa­tion pour radio­gra­phier l’espace privé” ; la véri­fi­ca­tion et la sur­veillance des appar­te­ments par le pro­cédé dit ana­lyse du tra­fic qui consiste à obser­ver les portes et les fenêtres pour voir les entrants et les sor­tants ; le for­ma­tage de la pen­sée, cet “espace privé de l’imagination et des idées” par le biais d’une poli­tique qui cherche à dic­ter et à impo­ser ce que les citoyens doivent pen­ser et dire.
Ce “tota­li­ta­risme doux et légal” qui per­met à l’Etat moderne d’asseoir sa domi­na­tion poli­tique dans la société a des consé­quences néfastes et peuvent s’avérer dramatiques.

 Primo, l’intervention de l’Etat dans les zones réser­vées de l’individu dénote un non res­pect de la vie pri­vée de la per­sonne humaine qui, peu à peu se voit pri­vée du droit de dis­po­ser d’une sphère per­son­nelle. Car du point de l’auteur, la vie pri­vée est une sorte de gou­ver­ne­ment de l’individu. C’est un lieu à soi et pour soi, où cha­cun peut dis­po­ser de soi et construire son bon­heur per­son­nel. C’est un espace où l’individu use de sa liberté de pen­ser, d’expression, d’action et de croyance. C’est une sorte de cita­delle qui pro­tège le citoyen des contraintes exté­rieures : poli­tiques, sociales, fami­liales et autres.

 Secundo, l’incursion phy­sique, morale et intel­lec­tuelle de l’Etat dans la vie pri­vée des citoyens consti­tue une menace pour la Liberté. Car ce com­por­te­ment détruit le coeur phy­sique de l’existence pri­vée. En cela, elle est une pre­mière étape de l’extermination des personnes.

 Mais si la société est de plus en plus enva­hie par la vie publique et que les citoyens se retrouvent sou­mis à une sur­veillance qui, la plu­part du temps, passe inaper­çue, il n’en demeure pas moins que ces der­niers jouent un rôle impor­tant dans la perte de leur liberté indi­vi­duelle.
En effet, le citoyen de verre devient de plus en plus trans­pa­rent en usant de manière abu­sive des faci­li­tés et du confort que pro­pose l’ère digi­tale : camé­ras au nom de la sécu­rité, les cartes de fidé­lité, les cour­riels publi­ci­taires, les achats sur Internet…

 Par ailleurs, l’individu a de plus en plus ten­dance à recher­cher une noto­riété en se met­tant en scène publi­que­ment par divers moyens. Guidé par le désir d’être quelqu’un, le citoyen s’exhibe sur la sphère publique et révèle des faits de sa vie pri­vée par le biais des réseaux sociaux (face­book, twit­ter, forums, blogs…).
L’objectif étant de se faire remar­quer et d’avoir une exis­tence sociale. En ren­dant sa vie publique, le citoyen de verre laisse les traces de sa vie per­son­nelle par­tout contri­buant ainsi à la des­truc­tion des espaces privés.

 D’autre part, les pou­voirs de l’Etat pré­ven­tif sont ren­for­cés par les citoyens qui, pour des rai­sons de sécu­rité et de pro­tec­tion demandent à être sous sa tutelle.Et sous pré­texte de sécu­rité, l’Etat impose une série d’interdits qui selon W. Sof­sky, “sus­citent les peurs. Et plus le seuil d’inquiétude est élevé, plus il y a d’interdits.

 Pour conclure, il semble impor­tant de sou­li­gner le fait que ni l’Etat ni les entre­prises qui cherchent à domp­ter le mar­ché sont garants de la liberté. Le res­pect de la sphère pri­vée est un moyen de pro­tec­tion contre les poli­tiques intru­sives de l’Etat et de tout pou­voir qui cherche à diri­ger les faits de la vie pri­vée qui appar­tiennent exclu­si­ve­ment à l’individu.
L’urgente néces­sité consiste à pro­té­ger les limites de la sphère pri­vée et à pré­ser­ver les secrets pri­vés. Car le secret, “c’est ce qui per­met l’unicité de l’être humain.” Et selon W. Sof­sky, cette tâche incombe à chaque indi­vidu : défendre son refuge ; fondre dans la masse ; effa­cer toute trace de sa vie ; être dis­cret ; pré­ser­ver son inté­grité ; se pro­té­ger contre les poli­tiques et les mesures de sur­veillance et de contrôle de l’Etat. Tels sont les actes quo­ti­diens qui garan­tissent à l’individu son état d’exception.

 Au niveau col­lec­tif, l’auteur sug­gère l’idée d’un débat public, d’une part. Et d’autre part, l’organisation d’enquêtes ciblées afin de recen­ser les formes de sur­veillance camou­flée et/ou pas­sée sous silence.
Par ailleurs, il recom­mande de dénon­cer les pou­voirs abu­sifs de l’Etat et des entre­prises. Et pour agir de manière effi­cace, la contes­ta­tion col­lec­tive doit deve­nir un contre-pouvoir politique.

 À tra­vers ce texte d’une brû­lante actua­lité, W. Sof­sky nous incite à réflé­chir sur la vie en géné­ral, le champ social, le corps, la honte, le public, le privé, les limites entre les deux sphères.
Par ailleurs, il nous alerte sur les dan­gers du carac­tère auto­cra­tique des pou­voirs démo­cra­tiques occi­den­tales et de l’ingérence du public dans la vie pri­vée.
Dans un souci d’éveiller les consciences, il nous livre son point de vue sur la place et le rôle de l’individu dans la pré­ser­va­tion des liber­tés indi­vi­duelles et exhorte les citoyens à “une révo­lu­tion per­son­nelle afin de trans­for­mer les moeurs et par­ve­nir à une réforme sociale.

 À lire et à dif­fu­ser, cet essai qui nous invite à par­ta­ger un constat poi­gnant et alar­mant sur les pou­voirs auto­cra­tiques des socié­tés contem­po­raines dites démo­cra­tiques qui de nos jours, cherchent à démo­cra­ti­ser le reste de la planète !

 n. agsous

Biblio­gra­phie -
* L’Ère de l’épouvante, folie meur­trière, ter­reur, guerre, tra­duit de l’allemand par Robert Simon, édi­tions Gal­li­mard, 2002, 283 p., 22,90 €
* Traité de la vio­lence, tra­duit de l’allemand par Ber­nard Lor­tho­lary, édi­tions Gal­li­mard, 1998, 21,00 €
* L’Organisation de la ter­reur, les camps de concen­tra­tion, tra­duit de l’allemand par Oli­vier Mannoni,Calmann Lévy, Col­lec­tion : Liberté de l’esprit, 1995, 440 p., 21,45 €

 

   
 

Wolf­gang Sof­sky, Le citoyen de verre — Entre sur­veillance et exhi­bi­tion, tra­duit de l’allemand et pré­facé par Oli­vier Man­noni, coll. “Les Car­nets de l’Herne”, édi­tions de l’Herne, février 2011, 172 p.- 13,50 €

 
     

 

 

 

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