Une fine tranche d’histoire
13 janvier 1898 : une journée en France… Qui commence par une détonation en couverture de l’Aurore. Ces mots : J’accuse !Signé de Zola.
Alain Pagès a recomposé dans cet ouvrage le déroulement de cette journée, au coeur de l’Affaire, des premières lueurs de l’aube à la soirée.
L’auteur, professeur de littérature française, est un spécialiste de Zola et du naturalisme. J’oserai dire que ses autres ouvrages sur les courants littéraires de la fin du XIXème ont un côté plus institutionnel… Là, il est clairement sorti des sentiers battus.
Cette journée est un réjouissant chemin de traverse intellectuel. La part du jeu, de la maîtrise du risque est décisive. Et ce qui pouvait n’être qu’un jeu formel et anecdotique est devenu aussi stimulant qu’essentiel. La profonde et tentaculaire érudition qu’il a fallu pour mettre en forme le récit est manifeste, mais sans lourdeur, ni effet. La bibliographie l’atteste. L’homme connait son sujet et cet ouvrage n’est pas un prétexte. Il fait partie de ces livres qui se lisent comme on consomme un bon plat, d’une traite et d’une saveur à l’autre ; sans tromperie épicée, ni de couverture gustative…
Oh non ! Il ne s’agit pas de faire de ce 13 janvier 1898 une énième journée du souvenir, figeant ainsi la mémoire et l’intellect. Pas encore une de ces journées du souvenir censée rassembler une communauté autour d’un projet symbolique et idéologique. Ce n’est pas une journée que Zola avait en tête mais Calas. Ce livre le démontre.
En suivant ainsi le fil d’une journée, on traverse une société prise dans son univers : les charrettes à bras, les vendeurs de journaux, Paris vibre… Paris, ce jour là est une scène parfaite pour un drame authentique, complexe. Un drame plein de rebondissements, qui sont autant de révélations médiatiques, et qui constituent ensemble la trame d’un véritable feuilleton à la mode. Cette journée, unique, importante s’inscrit aussi dans la continuité d’une histoire troublante.
Les principaux acteurs sont d’ailleurs saisis et décrits à certains moments clés : Picquart, Esterhazy, Clemenceau, Félix Faure… On rencontre, comme les lecteurs d’alors, des prostituées, des figures mystérieuses, des coups montés, des espions, des traîtres et un innocent banni à l’île du Diable. Ca ne s’invente pas. Dumas n’est pas loin. Le livre s’appuie sur toute la force romanesque de l’affaire, et Zola ne s’y était pas trompé… Il y avait là, pour lui le naturaliste en chef, le peintre du réel, une matière. Mais le livre va plus loin que la restitution d’un drame authentique..
On identifie clairement l’ensemble des trames qui structurent et traversent la société française de l’époque. Les groupes, les corps, les hommes de pouvoir et les autres se rassemblent ou s’opposent par des récits, des discours, des prises de position qui les engagent, individuellement et collectivement. C’est au cours de l’affaire Dreyfus que se forge, en France, la définition sociale de l’intellectuel, qui interpelle le politique.
Au cours de l’après midi, il n’était pas prévu que l’Assemblée débatte de l’affaire, c’est du budget qu’il fallait discuter mais Albert de Mun veut interpeller le gouvernement. L’assemblée s’anime, enfin, et il est un peu plus de cinq heures quand Jules Méline, président du gouvernement se présente devant les députés.
À la prise de parole flamboyante et furieuse d’Albert de Mun, agitant à la main le numéro de l’Aurore, succède celle de Jaurès, grave, profonde, sublime. Il y avait, alors, des orateurs dans la salle.
Etrange : en faisant ainsi le portrait d’une journée forcément unique dans l’histoire, que l’on ne pourra jamais reproduire, on atteint pourtant quelque chose de permanent, de fondamental. Plus on approche ainsi l’unique, l’expérience marquée, figée, plus elle peut nous parler… J’accuse ! résonne encore…
C’est peut-être une questions de valeurs, de destins, d’identités. Antidreyfusard convaincu, Barrès avait souligné cet aspect en juillet 1899 : “Le problème judiciaire, l’historiette Dreyfus n’a que l’intérêt grossier d’un roman-feuilleton, mais à cette occasion on a engagé des questions de vie ou de mort qui ne sont pas seulement de la littérature nationale, mais des faits de vie ou de mort pour la nation.”*
On ne pourra plus accuser. C’est fini. C’est fait, c’est Zola : la forme est déjà prise. Malheur aux copistes qui ne l’auraient pas compris parce qu’ils n’auraient pas saisi la puissance du modèle. Mais il reste encore bien des sujets, des indignations, des combats. Il faudra bien trouver la forme et la force du verbe qu’il faut, du mot, de l’article. Car c’est par les mots que les hommes s’assemblent, Zola l’avait bien compris. Et nos journées sont écrites par nos actes. L’écriture est un geste, et elle doit être un geste grave, porteur. Ce livre n’aurait jamais vu le jour sans Zola. Mais il fallait bien qu’Alain Pagès l’écrive, pour nous.
c. aranyossy
* Citation trouvée, par hasard, dans une chronique de Pierre Assouline publiée sur son excellent blog.
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Alain Pagès, Une journée dans l’affaire Dreyfus — 13 janvier 1898, coll. “Tempus”, éditions Perrin, janvier 2011 (édition revue et augmentée), 334 p.- 9,00 € |
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