Magnifique éclairage sur un aspect peu connu
Jean-Yves Le Naour a fait de la Grande Guerre son champ de prédiction pour ses investigations historiques. Outre la remarquable série (Perrin) détaillée, érudite, analysée avec soin, observée avec acuité, où il consacre un épais volume à chaque année du conflit, il explore des épisodes ou des conséquences peu connues. Avec Les Soldats de la Honte (Tempus — 2012) il met en lumière les traumatismes psychiques des hommes. Avec le présent volume, il développe ce qu’il avait esquissé dans La Honte noire – L’Allemagne et les troupes coloniales françaises, un volume paru en 2004.
Au ministère des Affaires étrangères, à Berlin, l’idée de l’arme du djihad a germé en 1894. C’est pourquoi Guillaume II, qui en privé méprise les Turcs, entreprend en octobre 1898 un voyage diplomatique (et économique par la même occasion !) à Constantinople pour rencontrer le sultan Abdülhamid II et relancer le panislamisme. Le Kaiser entame sa Weltpolitik et veut sa place au soleil terrestre, défiant principalement l’Angleterre et la Russie.
Le sultan, considéré comme un pestiféré par les grandes puissances depuis qu’il porte la responsabilité du massacre des Arméniens entre 1894 et 1897, est isolé diplomatiquement. Il est donc ravi de voir l’Allemagne lui apporter son soutien. Guillaume II vise, en cas de conflit européen, un affaiblissement d’Albion et de la Russie en portant des troubles dans leurs vastes colonies par le prêche du djihad auprès des nombreuses populations musulmanes. Abdülhamid II qui porte les titres de calife de l’Islam, commandeur des croyants peut déclencher la guerre sainte. L’Angleterre aurait alors bien des soucis en Inde, perdrait le contrôle du canal de Suez…
La France, vaincue en 1871, n’effraie pas Berlin. Mais la conclusion de l’Entente cordiale et la signature de la Triple-Entente en 1907 changent la donne. L’Allemagne s’intéresse de près aux colonies nord-africaines, s’impliquant, par exemple, dans des conflits au Maroc en 1905, en 1911.
Cependant, la belle construction s’effondre quand Abdülhamid II est déposé, en 1909, que le groupe des Jeunes-Turcs prend le pouvoir derrière un sultan de façade. Ceux-ci rêvent de faire de la Turquie une nation de type occidentale, laïque. Cependant, l’un d’eux, voyant les combattants fanatisés, tempèrent les idées modernistes et tolère l’obscurantisme, voire l’encourage.
Commence alors une guerre psychologique, à coups de tracts, de revues, de déclarations, de prises de position, de promesses, divisant les musulmans et les entrainant dans de multiples conflits.
L’historien porte une vision analytique sur le conflit, focalisant son étude sur le monde musulman à partir de la Turquie et sur une partie de la population arabo-musulmane. Avec le présent volume, il décrit les stratégies mises en œuvre pour faire du fanatisme religieux une arme de destruction massive.
S’il expose les faits et leurs conséquences dans le déroulement du conflit, il élargit le champ pour revenir aux racines et aux implications au niveau de l’Europe entière.
Jean-Yves Le Naour est un remarquable conteur, ce n’est plus à démontrer, car avec un sujet aride, ardu, avec des éléments politiques peu attrayants, il offre un texte passionnant, d’une grande intensité, retrouvant presque la tension d’un thriller. Mais là, les morts sont foison et, hélas !, bien réels.
serge perraud
Jean-Yves Le Naour, Djihad 1914–1918 La France face au panislamisme, Perrin, novembre 2017, 302 p. — 20,00 €.