Jean-Gabriel Cosculluela vers la nuidité: entretien avec le poète (Partita)

Jean-Gabriel Cos­cul­luela réus­sit le tour de force de des­si­ner avec les mots. Et ce, non par figure de style mais en évo­quant ce que l’image peut don­ner chez un archi­tecte de l’épure. L’œuvre, pierre après pierre, char­rie une exis­tence que l’auteur a l’intelligence de ne pas réduire à l’autofiction. Sur­git le sourd mur­mure des images tenaces tou­jours por­tées à l’interprétation d’un ordre qui se trans­forme en une plon­gée étour­dis­sante de pro­po­si­tions, rémi­nis­cences et échos. Les mots s’accumulent et se raré­fient dans une dérive laby­rin­thique : le temps exclu­sif et inouï du verbe per­met d’atteindre une forme d’essence. S’y polit le fin mot (“juste” serait plus pré­cis)  plu­tôt que le mot fin au sein d’un mou­ve­ment où la poé­tique est une exi­gence aussi exis­ten­tielle qu’esthétique.

 Entretien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
La lumière qui vient du noir, qui a tra­versé la nuit et nous donne le jour.

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
Dif­fi­cile de répondre. Ce qui pré­do­mine, c’est une cer­taine infi­dé­lité à cer­tains de mes rêves d’enfant.
Peut-être vous dire que l’envie d’imaginer, de créer de faire est tou­jours pré­sente. Avec le yeux, les mains, bouger.

A quoi avez-vous renoncé ?
A vou­loir tout tout de suite .sans les autres.

D’où venez-vous ?
De Cos­co­juela de Sobrarbe (Haut-Aragon, Pyré­nées espa­gnoles), Alpuente (Pro­vince de Valence, à la limite de la pro­vince de Teruel, en Espagne), Rieux-Minervois (dans l’Aude). Et d’un croi­se­ment de pay­sages et de langues, de leur poro­sité : prin­ci­pa­le­ment pour les langues, l’espagnol, la fabla ara­go­naise, le catalan.

Qu’avez-vous reçu en dot ?
L’émotion que peut don­ner une terre d’origine, qui sait res­ter ouverte, tra­ver­sée de che­mins, de parole nomade. La parole et tout autant le silence. Le chant pauvre, « un peu le pauvre : quel­que­fois le chant semble être-là » (Guen­nadi Aïgui).

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?
Voir, écou­ter, lire et écrire. Vivre.

Qu’est-ce qui vous dis­tingue des autres poètes ?
Je ne sais pas trop si quelque chose me dis­tingue des autres poètes. Peut-être ce qui me manque, ce qui m’est encore inconnu. Et ten­ter de trou­ver une parole, des mots pour faire nu avec le monde. Je donne à cela le nom de « nui­dité » que j’ai fini par créer en 1991, écri­vant sur Joë Bousquet.

Com­ment définiriez-vous votre tra­vail avec des artistes ?
Un tra­vail d’accompagnement, de confron­ta­tions et de dia­logues, qui ne passe aucu­ne­ment par l’illustration inutile mais plu­tôt par un accom­pa­gne­ment de « soli­tudes non seules » (ce sont des mots de Fran­çois Pétrarque) et ce désir d’empoigner l’espace du regard ou l’espace du livre, de le creu­ser encore. A cha­cun de mes livres sin­gu­liers avec des artistes, je donne un nom « le livre le livre ».

Quelle est la pre­mière image qui vous inter­pella ?
Il y en a plu­sieurs. Enfant, dans les années 50, des ani­maux, des oiseaux, des canards, des poules, des chiens dans une ferme près de mon vil­lage natal dans le Miner­vois ou un âne dans mon vil­lage d’origine du Haut-Aragon. Plus tard, dans les années 70 et 80, –ces images furent pre­mières elles aussi pour ainsi dire, des pein­tures de Monique Fryd­man, José Manuel Broto, Marc Rothko, Pierre Sou­lages, Antoni Tapies, Claude Viallat…

Et votre pre­mière lec­ture ?
La pre­mière lec­ture qui a vrai­ment compté, c’est « La Case de l’oncle Tom » d’ Har­riet Bee­cher Stowe, un livre offert par un de mes ins­ti­tu­teurs. Je devais avoir 7 ans. Mais j’ai envie de citer aussi bien des années plus tard, j’avais alors 21 ans, « La Cité fer­tile » d’Andrée Che­did — c’était en quelque sorte aussi une pre­mière lec­ture, qui allait me lier à cette amie, elle ini­tia d’autres ami­tiés avec des écri­vains contemporains.

Quelles musiques écoutez-vous ?
Pour le moins : la musique clas­sique et la musique contem­po­raine : la cava­tina: “L’ho perduta.…me mes­china!” dans « Le Nozze » di Figaro de Wolf­gang Ama­deus Mozart (1785–1786), « Musica cal­lada » de (1951–1967) de Fede­rico Mom­pou, « Jesus’ blood never fai­led me yet » de Gavin Bryars (1971), Tabula rasa » d’arve Pärt (1977), des chants popu­laires comme « El Cant des ocells », des auteurs com­po­si­teurs et / ou inter­prètes comme Bar­bara, Pia Colombo, Jacques Ber­tin, José Anto­nio Labor­deta, Lluis Llach…

Quel est le livre que vous aimez relire ?
Dif­fi­cile de n’en citer qu’un seul et cela m’est même impos­sible, insup­por­table. Alors, pour le moins :
Andrée Che­did, Maria Zam­brano, Joë Bous­quet, André Du Bou­chet, Jacques Dupin, Gil Joua­nard, Charles Juliet, Roger Laporte, Ber­nard Noël, James Sacré, Jean-Loup Tras­sard, José Angel Valente… et « Approche de la parole » de Lorand Gas­par. Ah, vrai­ment dif­fi­cile de vous répondre. Je pour­rais en citer quelques autres.

Quel film vous fait pleu­rer ?
Là aussi, dif­fi­cile de n’en citer qu’un seul et cela m’est même impos­sible, insup­por­table. Alors, trois films, pour le moins : « Il Van­gelo secondo Mat­teo » de Pier Paolo Paso­lini (1964), « Ma nuit chez Maud » d’Eric Roh­mer (1969), « Kaos » de Paolo et Vit­to­rio Taviani (1984)

Quand vous vous regar­dez dans un miroir, qui voyez-vous ?
Plu­tôt qu’est-ce que je vois : ce qui me manque pour aller plus loin, bou­ger. Qu’est-ce qui me manque : du pré­sent, du passé et de ce qui peut venir ?

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
A Mau­rice Blan­chot, bien que Roger Laporte m’ait donné tous ses contacts ! J’avais tant de choses à lui dire, mais toutes accro­chées in fine à une voix de fin silence et sur­tout à un désir de ne pas rompre son retrait. J’ai long­temps hésité aussi à écrire à André Du Bou­chet et à Jacques Dupin, un peu pour les mêmes rai­sons mais j’ai fini par le faire et un dia­logue s’est noué entre nous.

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Cos­co­juela de Sobrarbe.

Quels sont les artistes et écri­vains dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Monique Fryd­man, Anne Sla­cik, Fabienne Ver­dier, José Manuel Broto, Alberto Gia­co­metti, Mark Rothko, Pierre Sou­lages, Antoni Tàpies, Claude Vial­lat & Andrée Che­did, Maria Zam­brano, Joë Bous­quet, André Du Bou­chet, Jacques Dupin, Gil Joua­nard, Charles Juliet, Roger Laporte, Ber­nard Noël, James Sacré, Jean-Loup Tras­sard, José Angel Valente… et les artistes avec les­quels je tra­vaille : pour le moins, là aussi.

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
Un livre, une pein­ture ou de la musique.

Que défendez-vous ?
La sim­pli­cité, la sobriété, le peu.

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
L’amour nous déborde sou­vent, et il est dépas­se­ment. Il nous tient entre l’attente, le désir et l’intensité. C’est l’instant de faire nu avec la vie, sa profondeur.

Que pensez-vous de celle de Woody Allen : « La réponse est oui mais quelle était la ques­tion ? »
Pour­quoi sépa­rer le oui du non ? Reli­sons ces mots de Paul Celan dans « La Rose de personne »

« Toi aussi parle
parle comme le der­nier
dit ton message

Parle -
Mais ne sépare pas le oui du non
Donne aussi le sens à ton mes­sage :
donne lui l’ombre.

Donne-lui assez d’ombre,
donne-lui en tant,
que tu en sais autour de toi par­ta­gée
entre minuit et midi et minuit.

Regarde alen­tour,
vois, com­ment ce qui t’entoure devient vivant -
Par la mort ! Vivant !
Celui dit vrai, qui parle d’ombre.
Mais voici que s’étiole l’endroit ou tu es ;

Main­te­nant où aller, à décou­vert d’ombre, où aller ? »

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?
Pré­ci­sé­ment une ques­tion sur l’oubli. C’est un mot qui me tente sou­vent quand j’écris, une ten­sion sou­ter­raine, insup­por­table. Mais la vie sans oubli est impos­sible. J’écris deux livres sur l’oubli tous ces der­niers mois. Et Par­tita, que je viens de faire avec Hélène Pey­tavi aux édi­tions Voix-Richard Meier, en est proche aussi.

Entre­tien et pré­sen­ta­tion réa­li­sés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 23 février 2018

1 Comment

Filed under Entretiens, Poésie

One Response to Jean-Gabriel Cosculluela vers la nuidité: entretien avec le poète (Partita)

  1. Richard

    Qui perce un canal pour l’averse,
    fraie la route aux rou­le­ments du ton­nerre,
    pour faire pleu­voir sur une terre sans hommes,
    sur le désert que nul n’habite,
    pour abreu­ver les soli­tudes déso­lées,
    faire ger­mer l’herbe sur la steppe ?
    La pluie a-t-elle un père,
    ou qui engendre les gouttes de rosée ?
    in
    La sagesse créa­trice confond Job.

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