Parmi les irréguliers belges de la langue, deux écrivains font bande à part : Eugène Savitzkaya et William Cliff. Ils arpentent les mêmes pentes, lieux et obsession de manière parallèle mais chacun selon une modalité originale. Ces deux approches sont largement autobiographiques et marquées d’une certaine solitude et en assumant les émerveillements du monde comme la noirceur de la planète. La forme versifiée enlève toute lourdeur, ce qui fait masse s’envole. Le temps est suspendu en un monde complexe.
William Cliff n’est jamais prisonnier de l’anecdote, du moment précis. Son journal joue le rôle de passeur, d’intermédiaire entre le réel passé ou présent et ce que l’auteur en évoque ici avec pudeur. C’est comme une pellicule ou plutôt la peau de lait qui sépare deux choses de même nature : un temps qui a eu lieu, un autre qui attend encore son sort. L’un presque disparu, l’autre à venir. Dans le présent, ce « journal » poétique témoigne de ce passage.
Diverses logiques sont alors capables de donner à voir une vérité qui n’est pas d’apparence mais d’incorporation. Derrière, parfois, un sentiment jubilatoire de l’existence transparaît le réel dans ce qu’il a parfois de pathétique mais tourné en émulsion jamais dérisoire ni tragique — comme lorsque le poète évoque sa famille : père, mère, frère.
Cette manière permet de saisir à la fois l’époque et la sensibilité de l’écrivain. Il met ses mots afin de soulever le passé au fil du temps et par “sauts et gambades”. L’œuvre devient la fresque intime, le puzzle dont le poète complète peu à peu les pièces. Il y a là des voyages où par exemple l’Italie est évoquée e manière ironique et que l’auteur sillonne au milieu des curés et nonnettes. Mais il y a aussi Namur et la Belgique, Paris et une femme genre Piaf qui essuie les verres au fond d’un café.
La verve est omniprésente mais ne cherche en aucun cas l’effet. L’auteur lit Sénancour dans un hôtel « dégueulasse », traverse un Oxford pétri d’orgueil à l’inverse d’un Oncle démangé d’Orient. La vie du neveu est aussi fantasque et il continue d’avancer entre doutes, incertitudes et vérités provisoires. Il ne les étale pas mais laisse monter la trace et l’ajour de son existence par l’éclat diffracté de ses “choses vues” (Hugo).
A l’univers composite du monde répond une esthétique du fragment, de la laisse. En surgit une poétique du quotidien par effet de démultiplication. La poésie remet en cause la question du portrait et de l’identité par un travail de fond qui tord le cou aux errances de l’autofiction, cette tarte à la crème post-moderne. Cueilleur de silhouettes et de lieux, un tel « journal » ne constitue pas une recollection de souvenirs mais leur spécification de l’être écrivant et écrivain.
Toute la poésie est là. Elle met en abyme le temps pour le faire renaître de ses cendres et l’apparence afin de l’approfondir.
jean-paul gavard-perret
William Cliff,
- Matières fermées, La Table Ronde, Paris, 2018, 256 p. — 16,00 €.
- Au Nord de Mogador, Le Dilettante, Paris 2018.